OH! H
UNIVERSÏTY
LIBRARIE8
Une collection doit être itn
casier complet et impartial. —
Le liard oxydé doit y avoir
son compartiment, comme la
médaille dfor.
CH. THURIET
TRADITIONS
POPULAIEES
DU DOUBS
Pro Patria.
PARIS
LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES
Emile LECHEVALIER
39, Quai des Grands-Augustins, 39
1891
PRÉFACE
APERÇU GÉNÉRAL SUR LES TRADITIONS
POPULAIRES DE LA FRANCHE-COMTÉ (1)
« La vieille Séquanie est peut-être le
pays le plus gaulois de France par la
conservation de ses Traditions. »
(Henri Martin).
Je crois avoir poussé asse\ loin mes
recherches sur les traditions populaires,
pour pouvoir affirmer qu'aucune contrée
de V Univers, pas même V Allemagne, VÈ-
cosse et V Irlande, ne V emporte sur la nôtre
pour la richesse, la variété et surtout
pour V intérêt de ses traditions locales.
Je me suis demandé bien des fois , depuis
vingt ans que f étudie cette matière, ce
que Von devait entendre, au juste, par ces
expressions : Traditions populaires. J'ai
pensé que Von pouvait ranger d'abord,
sous cette dénomination, les légendes mi-
raculeuses, « ces harmonies de la religion
(i) Un f ragment de cet aperçu général a été lu. en
1873 dans une séance publique de la Société cPEmula-,
lut ion du Doubs<
VI
et de la nature », comme les appelaient
Châteaubriand et Montalembert, où la foi
et la poésie chrétienne se confondent dans
une union si intime, que l'Eglise ne sau-
rait ni les avouer y ni les proscrire d'une
manière absolue. J'ai cru que Von devait
mettre dans le même ordre de choses et
d'idées les chroniques merveilleuses des
époques chevaleresques et guerrières ,
récits souvent en dehors de l'histoire, où
figurent cependant des personnages his-
toriques, avec les vices où les vertus qui
les caractérisent aux yeux du peuple :
sortes de broderies variées à l'infini, sur
un canevas quelquefois réel et quelquefois
supposé. Je me suis enfin déterminé à ren-
fermer dans le même cadre des contes po-
pulaires, plus nombreux encore, que la
fantaisie, l'ignorance ou la superstition
des siècles paraissent avoir imaginés.
Prises ainsi dans leur ensemble, les tra-
ditions populaires cvmp osent certaine-
ment l'histoire la plus pittoresque et la
plus poétique d'une contrée, non-seule-
ment celle des faits mémorables qui s'y
sont accomplis, mais encore celle des
mœurs, des usages et des croyances du
peuple, dont elles représentent, avec une
fidélité parfaite, la physionomie morale^
Vit
le caractère particulier et distinctif.
Ainsi, Ton peut juger de la ferveur de la
foi dans une province, par V examen atten-
tif de ses traditions religieuses ; on peut
apprécier son patriotisme par les tradi-
tions qui tiennent à ses origines et à ses
exploits militaires ; on peut enfin se ren-
dre compte de ses aptitudes poétiques par
la variété même de ces récits fabuleux, qui
sont comme les fruits spontanés de son
imagination et de sa verve caustique.
Nos ancêtres, les Séquanes, ne nous ont
laissé aucun monument écrit de leur lit-
térature. Cependant chaque peuple a eu
la sienne, et V histoire nous redit, depuis
deux mille ans, que les poètes de la nation
gauloise en étaient à la fois les prêtres,
les législateurs et les historiens. Où re-
trouverons-nous les traces de cette litté-
rature sans livres de nos pères, si ce n'est
dans ces traditions mythologiques qui
sont parvenues jusqu'à nous, et qui n'ont
absolument rien de commun avec la my-
thologie des Grecs et des Romains ? D'où
viendrait ce goût inné et persistant des
habitants de nos campagnes pour les his-
toires merveilleuses, pour les contes sati-
riques qu'ils composent eux-mêmes, maU
gré leur ignorance des premières règles de
VIII
l'art, si ce n'est d'une prédisposition ori-
ginelle, d'un instinct poétique hérédi-
taire ?
A plus d'un point de vue, la recherche
et l'étude de nos traditions doivent donc
paraître utiles et intéressantes.
Les éléments de cette curieuse étude sont
beaucoup plus multipliés qu'on ne pour-
rait le croire au premier abord. Ils se
présentent en foule au chercheur qui dai-
gne s' en soucier . On les trouve dans les
ruines de ces vieux châteaux dont la féo-
dalité du moyen-âge avait en quelque
sorte hérissé la cime de nos montagnes ;
dans les enceintes aujourd'hui désertes de
ces antiques monastères auxquels notre
province doit la plupart de ses défriche-
ments et la première instruction de ses
habitants ; dans ces grottes profondes que
la nature a creusées dans notre sol,
comme pour servir de demeure à une mul-
titude d'êtres fabuleux ou de refuge au
peuple dans des temps de calamités. Il
n'est à vrai dire pas de fontaine, de lac, de
rocher, de chapelle ou d'oratoire dans
notre province, qui n'ait sa tradition. Les
forêts, les prairies, les rivières ont aussi
les leurs, où figurent les Dames blanches,
les Dames vertes, les Follets, les Vouivres
IX
et les Fées. Cet arbre séculaire, dont les
vents ont déchiré les rameaux, dont la
foudre a plus d'une fois brisé la cime et
dont la cognée du bûcheron n'a pas encore
entamé le cœur, ne Vappelle-t-on pas
T Arbre des Sorciers ? N'est-ce pas sur cette
pelouse aride et inculte, dans cette clai-
rière sauvage et désolée que se jouait à
minuit, le jeudi (i) de chaque semaine, les
prétendues scènes de ces comédies infer-
nales} N'ave^vous pas rencontré quelque-
fois, dans vos voyages, un pont rustique
jeté audacieusement sur un abîme, entre
deux rocs gigantesques, et ne vous a-t-on
pas dit, quand vous le traversiez en trem-
blant, que ce pont était le Pont du Diable ?
Les chemins de fer n'ont encore point de
(i) « J'ai estimé autrefois, dit Boguet, dans son livre
intitulé Discours des Sorciers (ch. XX), que le sabbat
se tenait seulement la nuit du jeudi, parce que tous
les sorciers que j'ai vus, du moins la plupart, Vont
ainsi rapporté ; mais depuis que fai lu que quelques-
uns de la même secte ont confessé qu'ils s'assem*
bl aient les uns la nuit dît lundi au mardi, les autres
la nuit du vendredi au samedi, les autres encore la
nuit qui précède le jeudi ou le dimanche, j'ai de là
conclu qu'il n'y avait point de jour certain et assuré
pour le sabbat et que les sorciers y vont toutes et
quantes fois qu'il plaît à leur maître, encore qu'il
n'y a point de doute que le jeudi ne soit le jour le
plus commun pour ce regard* »
X
traditions, malgré la fantasmagorie qu'un
écrivain moderne a intitulée : Le Train
Fou (i) ; mais nos anciennes rouies, à pré-
sent délaissées par le voyageur, en comp-
taient presque autant que de bornes kilo-
métriques. Le Granvalier (2) les savait, et il
était rare que, dans la diligence, il ne se
trouvât personne pour les dire et les ap-
prendre à ceux qui pouvaient les ignorer
encore.
On n'allait guère autrefois de Dole à
Montbéliard sans ouïr conter, chemin fau
sant, la tradition du Pas de Roland, ou
celle de Frédéric Barberousse, attendant
dans sa grotte, comme ailleurs Charle-
(1) On a vu paraître en France un certain nombre
de brochures sous le titre de Traditions, de Chroni-
ques et de Légendes, mais qui ne sont ni des légen-
des, ni des .chroniques, ni des traditions. Ce sont des
romans et des nouvelles, que F Héritier de VA in a
très justement comparés à ces meubles moyen-âge qui,
encore tout pleurant de leur sève, malgré les siigma-^
tes d'une vermoulure factice, sortent de nos ateliers
d'ébénistes avec des compartiments à la moderne. La
tradition ne peut en effet , sans boiter, prendre V al-
lure du roman et de la nouvelle. Elle veut garder sa
marche et son costume ; elle repousse les ajustements
étrangers, qui lui feraient perdre toute sa fraîcheur.
(2) Le Granvalier est encore un type du vieux temps
qui va disparaître, mais dont la figure a été heureu-
sement esquissée par Mf X. Marmier dans ses Nou-
veaux Souvenirs de Voyages.
XI
magne, que sa barbe ait fait trois fois le
tour de Vimmense table de pierre devant1
laquelle il est assis, pour reparaître dans-
le monde et V étonner encore par de nou^i
veaux prodiges. On ne passait point Ro-
chefortsans recueillir la tradition de cette ,
jeune bergère qui, poursuivie par des sol-
dats, se précipita dans le Doubs, du haut
d'un rocher, en se recommandant à la
Vierge, et qui tomba miraculeusement,
sans se faire aucun mal, sur le ga^on de
la prairie voisine. Après l'histoire du
Saut de la Pucelle, venait celle de la Fon-
taine de Châtenois, qui rajeunissait les
femmes, à la condition qu'elles eussent
été fidèles Un an et un jour à leurs maris ;
celle des Rois Mages d'Estrabonne et de la
source salutaire dont ils dotèrent ce vil-
lage: Puis arrivait celle de Montferrand,
où Von disait qu'un prêtre mort depuis
vingt ans sortait chaque nuit de son tom-
beau pour chercher un vivant disposé à
servir sa messe — une messe quai avait
autrefois omis de dire à Vintention d'un
trépassé. — A peine avait-on achevé le
récit de la Messe du Revenant, qu'à Grand-
fontaine on rappelait que saint Germain
ayant été décapité en ce lieu par des héré-
tiques, reçut sa tête entre ses bras et se
XII
dirigea, sous la conduite des anges y jus-
qu'aux portes de l'abbaye de Baume. Près
d'Avanne, on montrait la Maie Combe où,
par le fait d'une trahison diabolique, les
citoyens de Besançon essuyèrent une san-
glante défaite. Au sommet de Rosemont,
on signalait la place de cette forteresse
archiépiscopale que le peuple de la cité ne
voulut souffrir, et qu'il détruisit de fond
en comble trois jours après son achève-
ment.
D'autre part, c'était la Grotte des Apô-
tres de Besançon, que Von indiquait en ra-
contant^ parmi d'autres faits miraculeux,
l'histoire de cette Mauve fleurie qu'une
pèlerine, la sœur de saint Grégoire de
Tours, y trouva en faisant sa prière, et
dont la vertu rendit la santé à son époux*
On ne pouvait sortir de Besançon sans
avoir recueilli à pleines mains les tradi-
tions populaires qui y abondent : entre au-
tres celles de Jacquemard et des Boussebots,
de Barbisier et de la Place Labourey. Plus
loin on trouvait celle de la Femme sans
tête ; du Confitemini ; des Rancenières ; de
la Combe d'Huche ; de la Combe de l'Homme
mort, dans la forêt de Chaillu^ ; du Géant
de Châtillon-le-Duc, dont le squelette oc-
cupe, dit-on^ sous la terre, cinq mètres et
plus de longueur; des Bonnes Fées da la
Roche de Palente .; de la Dame verte de
Thise ; de Notre-Dame d'Aigremont ; du
Saut de Gamache ; du Chêne marié qui
figure encore sur la carte de V Etat-Major,
et du Fauteuil de Gargantua.
Combien d'autres histoires populaires
nous trouverions sans nous éloigner beau-
coup de la grand' r otite.
Baume, encore plus connu peut-être
aujourd'hui par la renommée de ses Cra-
quelins, ses Confitures et de ses Pâtes de
coing que parles fastes glorieux de son an-
tique abbaye, nous fournirait en passant
un abondant tribut de récits légendaires ;
nous y trouverions la tradition de Gon-
trand et celle de Sainte Odille, les légendes
de Buin> de la Fâchée et de l'Ermite de
Chatard.
Clerval nous donnerait le merveilleux
récit des couches plantureuses de la dame
de Montfort ; Montbéliard, le mythe si gra-
cieux de la Tante Arie, cette divinité des
enfants, cette fée bien-aimée des chaumiè-
res, que Masson chanta dans la Nouvelle
Astrée.
A Mont joie, tout le monde sait encore la
Légende de sainte Claudine qui, portant un
jour dans les plis de son manteau plu~
XIV
sieurs pains qu'elle allait distribuer aux
malheureux, rencontra fortuitement un
père avare et méchant. Celui-ci, la voyant
accablée sous le poids de son fardeau, lui
demanda vivement ce qiûelle portait, et
sans attendre sa réponse, découvrit ce
qu'elle s'efforçait de cacher; or., les pains
avaient été remplacés par des touffes de
roses blanches et rouges, les plus fraîches
et les plus belles du monde.
A Mathay, on parle toujours delà Sirène
du Doubs ; à Maîche, de V affreux Revenant
du Manoir; ailleurs, du Chevalier de Clé-
mont, du Sylphe du Vaux de Roche et du
Dragon de Dung.
Nos découvertes surpasseraient nos es-
pérances, si nous avions le temps d'ex-
plorer la vallée de la Lotte depuis le Val-
d'Amour à Saint -Gorgon ; la vallée du
Cusançin depuis la retraite glacée de
Vondine Vénéla à la Fontaine de l'Ermite ;
la vallée du Dessoubre depuis Saint-Hip-
polyte à Consolation, à la Roche du Prêtre
et au pays de Vennes. Dans la vallée haute
du Doubs, nous verrions cette cataracte à
la fois gracieuse et redoutable, tant de fois
décrite par nos romanciers, chantée par
nos poètes et reproduite par le burin ou
le pinceau de nos paysagistes. Sur le bord
XV.
de cet abîme, où le fleuve tout entier -s'é-
lance comme un coursier indompté, nous
entendrions redire la lamentable histoire
de ces jeunes époux qui, un jour de prin-
temps, étaient venus célébrer dans ces
lieux la fête de leur bonheur* Tout à coup
la nacelle qui berçait sur l'onde perfide
tant de jeunesse et tant d'espérance, est,
emportée par le courant irrésistible. Un
cri d'effroi retentit. Les échos lointains le
répétaient encore, que déjà tout avait dis-
paru pour jamais dans le gouffre inson-
dable. A quelques jours de là, seulement,
ajoute la tradition du Saut du Doubs, un%
pêcheur delà vallée
« Retrouva dans sa basse un bouquet d'oranger. »
Non loin ^du saut du Doubs, sur le lac
même de Chaillexoh, on nous montrerait
cette Grotte des Fees qui dut être abandon-
née par elles quand Frédéric-Guillau-
me III y entra en conquérant, et fit graver
son nom sur V arcade, afin d'apprendre à
tous que cet asile, jusqu'alors inviolable,
n' appartenait plus dux fées, mais au roi de
Prusse.
Nous visiterions successivement Mor-
teau, Montbenoit, Pontarlier et Mouthe,
et cette partie de notre pays nous appa-
XVI
r attrait comme la terre classique de la
tradition ; car c'est là que nous appren-
drions, entre mille récits merveilleux, les
légendes de Notre-Dame de Bonnevaux, de
Remonot, de Montpetot, de Damvauthier et
de Sainte-Colombe ; la tradition du Château
de Volson, du Champ du Sang, de l'Eglise
des Fontenottes et de là Pierre du Serment,
de Berthe de Joux, des Dames d'Entreporte
et de Charles le Téméraire, visité clans son
camp, au pied du Laver on, parle fantôme
d'un guerrier tué à Morat.
Dans le Jura, nous aurions à faire une
aussi riche moisson, soit en nous appyro-
chant du château de Partey; famèux dans
nos traditions par les esprits divers qui y
apparaissent pendant la nuit, soit en pé-
nétrant dans la forêt de Mont-Saint, lieu
redouté, où Von ne se hasarde guère à des
heures tardives, parce qu'il est réputé
pour être un rendez-vous de revenants et
un théâtre effrayant d'apparitions noc-
turnes.
A Poligny, on nous raconterait l'his-
toire de cette fameuse Pierre qui Vire (i),
(i) // existe en Franche-Comté plusieurs curiosités
naturelles du même genre, notamment le Moine, à
Mouthier-Haute-Pierre ; Ïoum-Tâtre, à Clèron ; la
Pierre qui Tourne, à Champey, canton d' s Hèricourt ;
XVII
du Mont Saint-Savin et celle de la Fon-
taine de Sainte Colette ; à Salins, la légende
du Prieur et celle de Saint Anatoile.
A Noçeroy, sur les bords de la Serpen-
tine, on nous redirait la légende de Notre-
Dame de Mièges, et nous voudrions relire
encore dans les Contes de la Veillée de Ch.
Nodier, la Légende de Béatrix et de Notre-
Dame des Épines Fleuries, alors même que
nous la savons par cœur \
Au bord du lac de Bonlieu, sur le ro-
cher où fut bâti le château de l'Aigle,
nous évoquerions le souvenir de ces dou\e
Vaudrey dont le Coup de Lance était si re-
doutable, la devise si hautaine et si digne
de leur courage : J'ai Vallu, Vaux et Vau-
drey.
Non loin d'Arinthod, entre les vallées
de V Ain et de la Valouse, nous enten-
drions parler des Dames de Pierre ou d'O-
liferne et de la fin tragique de ces trois
filiales princesses dont les âmes sont en-
core errantes et plaintives parmi les rui-
nes de leur antique manoir.
Onpourrait croire que la Haute-Saône
l'Homme de Pierre, sur la Valouse ; la Pierre Tour-
noie, à Charte^ etc. Chacune de ces piefres a son
histoire particulière que la tradition perpétue.
#**
xviîî
est bien moins pourvue que le Doubs et le
Jura en fait de traditions populaires. La
vérité est peut-être qu'elles y ont été jus-
qu'à ce jour moins cherchées que dans le
Jura et dans le Doubs. N'avons-nous pas,
en effet, à Autrey, la célèbre et émouvante
histoire de Gabrielle de Vergy qui, avant
d'épouser le sire de Fayel, avait aimé
Raoul de Coucy, ce noble ménestrel à la
fière devise :
a Je ne suis ray, ne duc, prince, ne conte aussi,
« Je- suis le sire de Coucy. »
Raoul, malheureux, chercha d'abord
quelque soulagement à sa peine en com-
posant des chansons naïves en V honneur
de Gabrielle ; mais bientôt, le désespoir
dans Vaine, il partit pour la guerre sainte,
et là-bas, en Palestine, il chantait encore
d'une voix dolente :
(c En périlleuse aventure,
« M'avez, âmors, atorné,
« Quand pour vous n'a de moi cure
« Celle à qui m'avez donné ! »
Mais aux jours de bataille, il reprenait
toute son ardeur .Depuis deux ans, il
XIX
semblait en vain braver le sort des com-
bats, quand un jour un trait fatal tra-
verse sa cuirasse et le blesse mortelle-
ment. « Lorsque mon cœur aura cessé de
battre, dit-il a son écuyer, tu le prendras
dans ma poitrine et tu le porteras à Ga-
brielle. » Après la mort de son maître,
le fidèle êcuyer plaça le cœur de Raoul
dans un ècrin précieux, puis s* embarqua
pour la France. Il arriva près d'Autrey,
aux portes du vieux manoir des Vergy.
Le sire de fiayel, qui revenait de la chasse
avec ses veneurs, demande à Vècuyer ce
qu'il porte dans sa cassette. « Cet ècrin,
dit Vècuyer renferme le cœur d'un poète
et d'un preux chevalier, de mon maître, le
sire de Coucy. « Quand mon cœur aura
cessé de battre, m'a-t-il dit, prends-le
dans ma poitrine et le porte à celle que
f aimais, à la dame de Fayel. » — « Je
connais cette dame, reprit vivement le
comte, en arrachant V ècrin au loyal mes-
sager : je te décharge de ta mission. » A
peine arrivé dans son manoir, Fayel fait
préparer un mets avec le cœur de Raoul
et le fait manger à Gabrielle. Mais à
peine elle a mangé, que des ruisseaux de
larmes coulent de ses yeux. Fayel, alors,
lui dit d'un ton railleur : « Le cœur de la
XX
colombe a la vertu de rendre triste et de
faire pleurer ; mais il paraît, Madame,
que le cœur de la colombe n'est rien au
prix de celui-ci. Vous vene^de manger le
cœur du chevalier amoureux et poète qui
a chanté vos attraits. » — « Raoul ! s'é-
crie-t-elle, oh ! infamie ! Je restais étran-
gère à Raoul vivant ; mais voilà que je
sens mon âme se rouvrir aux chants du
ménestrel. Je lui jure dès ce moment un
éternel amour, et jamais aucune autre
nourriture n'ira souiller dans mon sein
le. cœur de Raoul de Coucy. » A quelques
jours de là, Gabrielle mourut, moins de
faim que d'amour.
W avons-nous pas encore, à Champlitte,
la tradition de son château défendu par
une vaillante femme, en souvenir de la-
quelle la porte Nord-Est du manoir reçut
et garda le nom de Porte Claudine ?
Au château d' Oiselay, n'est-ce pas en-
core une femme que la tradition nous
montre sur la brèche, arrachant une hal-
lebarde aux mains d'un officier ennemi,
le tuant et taillant en pièces des soldats
étonnés de rencontrer dans une femme un
tel héroïsme ? Après la chronique cheva-
leresque de Jeanne cfOiselay, nous trouve-
rons à Ray, ou peut-être à Beaujeu, Vhis-
mi
XXI
toire populaire de cette jeune châtelaine
qui, attaquée dans son manoir par des
prétendants indignes de son cœur et de sa
main, se précipita du haut d'une tour>
laquelle, en mémoire de sa mort tragique,
retint le nom de Tour de Rose ou de Tour
d'Amour.
A Colombin, près de la source de la
Charcenne, nous recueillerons de la bou-
che du peuple une précieuse tradition qui,
venant heureusement suppléer à Vinsuf-
fisance des textes historiques, nous révé-
lera, en ce lieu, le passage de Jules César
et y fixera la place d'une grande ba-
taille.
« Autrefois , la Char senne avait un
autre nom.
« On l'appelait Senne, et alors ce mot
vovtlait dire de Veau.
« Or, Jules César ayant remporté une
grande victoire à Colombin, la terre fut
trempée de sang jusqu'aux conduits sou-
terrains de la source.
u Lorsque le général, mourant de soif,
y accourut pour boire, le sang V avait de-
vancé.
— « O Senne, pour cent lieues de pays
dont tu seras reine, une goutte d'eau
pure !
XXII
« Mais là Senne continuait à vomir du
sang.
— « Pour mon empire, qui s'étend aussi
loin que le cours des fleuves et sur les îles
de la mer, une goutte d'eau pure !
« Le Senne vomissait toujours du sang.
— - « Pour mon nom, ô Senne... que la
victoire m'aura coûté cher !
— « Je retiens ce mot, dit la Senne,
js retiens ce mot qui fera durer le souve-
nir de ta visite. Va, tu ne me reverras
plus!
« Et depuis ce temps, la Senne a pris le
nom de Chère-Senne.
« C'était au temps de nos ancêtres les
Gaulois. Maintenant, les arbres ne veu-
lent plus croître sur Colombin, et les
bruyères qui y poussent sont encore mar-
quées de sang (i). »
N'avons-nous pas aussi, à Vesoul, la
tradition de cette montagne aiguë qu'un
druide appela le Tombeau du Soleil ; celle
(i) Cette légende, publiée pour la première fois par
M. J. . Quicherat, dans sa Conclusion pour Alaise
(p. 41), a été reproduite par M. A. Delacroix, dans
Alaise et Séquanie {p. 142), et par M. A. Castan, dans
ses Préliminaires du Siège cTAlesia {Mémoires de la
Société émulation du Doubs, 5e série, t. ix, 1864,
XXIII
de cette vigne fameuse que le roi avait
promis de donner aux gens qui, après un
an de mariage, ne se seraient jamais re-
pentis de s'être mariés, et qui, depuis, dit-
on, n'a pu être encore obtenue par per-
sonne ; et celle de ce Débordement miracu-
leux du Frais-Puits, qui, en 1557, obligea
fortuitement le baron allemand Polviler
à lever le siège de Vesoul, en abandon-
nant aux Vésuliens : échelles, artillerie,
tambours et bagages, « voire, chose incrédi-
ble entre les Allemands, dit Gollut, les
bouteilles mêmes et les barils remplis de*
vins ! »
A Charie^, on pourra nous rappeler
Vhistoire de la Pierre Tournoie ; à Mon-
tai gu, on nous entretiendra des appari-
tions de la Dame blanche du château; à
Rapt, Ch. Nodier nous scandaliserait
peut-être un peu lui-même, en nous con-
tant les amours de la Dame verte et du
Moine rouge ; mais à Chauvire^, le sort de
l'infortunée Béatrix nous arrachera cer-
tainement des larmes de pitié.
A Faucogney , enfin, nous voudrons sa-
voir ce que Von dit encore de ces Douze •
Fées des Vosges, qui ont leur mystérieuse
demeure sur le plateau de la montagne
nommé la Planche aux Belles Filles. ^No us
XXIV
voudrons savoir surtout si la Planche aux
Belles Filles ne nous a pas été ravie na-
guère pour être comprise dans les terri-
toires annexés à la Prusse ; et notre cœur
battra d'aise encore quand nous saurons
que, malgré nos malheurs, les Belles Filles
sont restées françaises !
Cette excursion dans le vaste domaine
de nos traditions franc-comtoises est bien
trop rapide pour être suffisante. J'aurais
voulu pouvoir, si les bornes d'une pré-
face me Vêtissent permis, mettre en lu-
mière quelqttes-unes des lois suivant les-
quelles se forment, se modifient et se per-
pétuent les traditions populaires. J'aurais
voulu pouvoir mieux montrer, par une
série d'exemples empruntés à différents
lieux et à différentes époques, de quelle
manière j'estime que Von doit s'y prendre
pour cueillir d'une main légère ces fleurs
sauvages des ruines, et faire bénéficier
V histoire de leur parfum. Je dois me bor-
ner à rappeler sommairement ce qui a été
fait jusqu'à ce jour pour sauver de l'oubli
quelques-uns de ces récits d'autrefois, et
ce qui pourrait être fait encore dans notre
province pour assurer la conservation de
ces simples fragments, de ces restes mutilés
d'un immense trésor de poésies populaires.
XXV
Pourquoi, me dira-t-on, V étude des lé-
gendes et des traditions, ces naïves épo-
pées de Venfance et du peuple, a-t-elle été
si longtemps négligée, qiV elle ne date guère
que du commencement de ce siècle ? Nous
comprendrons, en y réfléchissant un peu,
que les latinistes de la Renaissance et les
écrivains élégants du siècle de Louis XIV
aient eu d'autres sujets de préoccupation*
Notre belle langue néo-latine atteignait
alors un degré de formation que Von con-
sidérait comme le degré suprême de son
perfectionnement. Plus claire, mais moins
concise que celle de Rome, au temps d' Au-
guste, elle s'efforçait encore d'en atteindre
la précision et de s'épurer à la douce eu-
phonie du langage des Hellènes,
« Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines. »
Aussi, à cette époque, et encore long-
temps après, toute idée qui n'avait pas
passé à la filière des Grecs et des Ro-
mains était réputée barbare. Toutes les
ressources de la poésie semblaient alors
être renfermées,, comme Vobservait mali-
cieusement Nodier, dans le Pantheum
Mithicum et dans le Dictionnaire de la
Fable.
XXVI
Boileau lui-même, le judicieux Boi-
leau, n'avait pas compris ce que les
dogmes et les ^mystères de la religion
catholique avaient de compatible avec
V art et la poésie. Nous avons tous appris
par cœur dans notre enfance ces vers
indignes de V illustre ami de Jean Racine :
' « De la foi d'un chrétien les mystères terribles
« D'ornements étrangers ne sont point susceptibles.
« L'Evangile à l'esprit n'offre de tous côtés
« Que pénitence à faire et tourments mérités. »
(Art poétique. Chant ni0).
Les poètes, suivant Boileau, ne devaient
donc chercher leurs inspirations que là
où les poètes grecs et latins avaient cher-
ché les leurs. Cependant, on ne croyait
pltiSy depuis Socrate et Lucien, aux fan-
tômes des mythologues. Le Christianisme
avait opéré une réforme complète de V an-
cien monde et avait ouvert le cœur de
Vhomme à une fotile de sentiments que
les anciens n'avaient pas connus. Une
poésie nouvelle était née avec d'autres
mythes et d'autres histoires. C'était "line
nouvelle source d'inspiration à laquelle
ne pouvaient puiser utilement les beaux
esprits et les philosophes matérialistes du
XXVII
dix-huitième siècle. Ces habiles artisans
de la parole, qui rejetaient d'une manière
à peu près absolue V emploi du merveil-
leux chrétien dans V épopée — comme s'ils
eussent ignoré les chefs-d'œuvre qu'a-
vaient produit le Dante, le Tasse, le Ca-
moens, Milton, Gessner et autres, — dé-
daignèrent, à plus forte raison, nos tra-
ditions religieuses si variées et quelquefois
si belles, sous V orgueilleux prétexte que
ces légendes ridicules étaient indignes de
leur attention et de leur gravité. Elles
demeurèrent donc forcément reléguées à
la veillée des chaumières, où elles n'eu-
rent longtemps d'autres conservateurs que
la mémoire des hommes, la sensibilité
des femmes et la crédulité des enfants.
Mais tant de récits modernes, palpi-
tants d'intérêt, sont venus interrompre
les récits d? autrefois, qu'il n'est pas sur-
prenant qu'on les oublie. La Révolution,
les guerres fameuses de la République et
de l'Empire, les grandes inventions mo-
dernes, ga\, chemins de fer, télégraphes
électriques, tant d'événements se précipi-
tent depuis un siècle, qu'ils laissent à
peine aux populations le temps de respi-
rer. Les plus longues soirées ne suffisent
plus aux entretiens qui ont pour objet
XXVIII
les choses actuelles. On n'écoute plus les
récits des vieillards ; on prête V oreille au
■jeune homme qui lit le journal.
«Au nom de l'histoire, s' ècrie-t-on, ne se
présenter a-t-il pas quelqu'un qui soit ému
de compassion pour ces pauvres tradi-
tions qui s'en vont finir ? Quand elles
sont expirantes, n'y aura-t-il personne
qui se dévoue à aller recueillir le dernier
souffle de leur agonie (i) ? »
Ils allaient donc se perdant de jour en
jour ces vieux récits populaires, ces rusti-
ques fabliaux, humbles productions des
esprits incultes, poésies primitives du pâ-
tre et de la fileuse, ces trouvères de nos
hameaux.
Enfin, quelques hommes avisés devinè-
rent qu'il y avait là une mine précieuse à
exploiter, et ils en découvrirent les pre-
miers filons. Bientôt les poètes et les ro-
manciers en profitèrent comme d'habiles
accapareurs. Les traditions locales fu-
rent aussi recherchées avec empressement
par les voyageurs et les historiens. Les
excursions des voyageurs, dit Nodier, ne
leur ont pas montré une famille sauvage
qui ne racontât quelques étranges histoi-
(i) Préface de Grimm*
XXIX
res et qui ne plaçât dans les nuages de son
atmosphère ou dans les fumées de sa
hutte je ne sais quels mystères surpris au
monde intermédiaire. Les légendes, avec
leurs ingénieuses fictions et leurs ensei-
gnements naïfs, ajoute de son côté M. X.
Marmier, furent plus d'une fois utiles à
V etnographe pour établir la filiation des
peuples, à défaut d'autres documents.
Malgré nos prétentions nationales, tin
•peu diminuées depuis quelque temps, ati
titre ^'initiateurs de V humanité, nous
sommes forcés de reconnaître que ce sont
les frères Grimm, en Allemagne, qui,
les premiers, ont publié des traditions
populaires. Aidés de plusieurs de leurs
amis, les Grimm commencèrent leurs re-
cherches et les poursuivirent pendant
dou^e ans, interrogeant les souvenirs de
leurs contemporains et scrutant les ar-
chives des communautés et des paroisses.
Ces chercheurs infatigables ont consulté
toutes les sources écrites et notamment
plusieurs livres aujourd'hui fort rares
des seizième et dix-septième siècles. Ils
ont fait une ample moisson dans les
ouvrages de Praetorius sur les traditions
des bords de la Saale et de VElbe. Prœto-
rius écrivait dans la seconde moitié du
XXX
dix-septième siècle. Dans le long temps
qui s'est écoulé jusqu'à la publication du
recueil d'Otmar, en 1880, à peine trouve-
t-on, quelques bluettes sur les traditions
allemandes, par Musœus et M'nc Naubert,
mais pas un livre.
Les recueils de Bùsching, en 1812, et de
Gollschalk, en 1814, ne contiennent qu'une
douzaine de traditions allemandes.
En 1815, un nombre aussi minime de
traditions suisses sont publiées par
Wyss.
Ce que Von possédait avant Grimm,
en ce genre, était donc peu considérable.
Le traité de Dobenech, qui parut en 1815,
sur les superstitions, ne contient d'ail-
leurs que des vues plus ingénieuses que
solides sur la poésie populaire.
Grimm a profité de tous les travaux
de ses devanciers et de ses contemporains,
et il s'est montré très minutieux dans ses
recherches formant deux volumes in-8°.
Grimm a fait école. Son exemple fut
suivi par d'autres chercheurs allemands
qui recueillirent les diverses légendes de
leur pays. Le goût de ces choses, une fois
inspiré, gagna successivement le Dane-
mark, la Suède, la Norvège, l'Angleterre,
l'Irlande, les Pays-Bas et la Suisse. Par*
tout on voulut faire comme Grimm,
écrire, sous la dictée des gens dit peuple,
les traditions des rues et des champs.
En Italie , Straparole a recueilli les
contes populaires de V enfance, dans ses
Nuits facétieuses.
Le napolitain Basile, dans son Panta-
merone, plus connu peut-être en Allema-
gne qu'à Naples même, a tâché de noter
non-seulement les narrations populai-
res, mais encore le dialecte de son pays.
Avant d'être conquis par les Allemands,
Basile avait été pillé par Go\^i, Lippi
Wieland, peut-être même par notre Per-
rault.
Un èvêque de Bisceglie, Mgr Pompeo
Sarnelli, ne dédaigna pas d'écrire en na-
politain une Posillicheide dans laquelle il
rapporte cinq nouvelles racontées après
un souper, sur la colline du Pausilippe,
par quatre petites paysannes et leur mère,
avec beaucoup de vivacité et de naturel.
Vittorio Imbriani, à Milan et à Florence;
Gubernatis, à Santo Stefano ; Bernoni, à
Venise ; Mme Coronedi Berti, à Bologne, ont
exhumé des trésors que les frères Grimm
leur auraient enviés.
La Sicile a été explorée avec beaucoup
de succès par Mme Laure Gensenbach. Gui-
XXXII
seppe Pitré, de Palerme, a déjà publié dix
volumes sur la littérature populaire de
son pays : chansons, récits, nouvelles,
contes de fées, et il annonce encore des
études sur les jeux d'enfants, les prover-
bes et les fêtes.
Le goût de ces mêmes recherches s'est
enfin développé dans quelques-unes de nos
provinces de France (i),
« Hâtons-nous, disait Ch. Nodier, de-
main peut-être il sera trop tard..., hâ-
tons-nous d'écouter les délicieuses histoi-
res du peuple avant qu'il les ait oubliées,
avant qu'il en ait rougi et que sa chaste
poésie, honteuse d'être nue, se soit cou-
verte d'un voile, comme Eve exilée du Pa-
radis. »
Trois fois, de 1834 à 1838, V Académie
de Besançon mit au concours le sujet sui-
vant : Recueillir les Traditions de la Fran-
che-Comté ; signaler les événements aux-
quels elles peuvent se rattacher, ainsi que les
traits de mœurs locales qui y correspondent ;
enfin, indiquer le parti qu'on en pourrait
(/) M. Champ fleur y m'écrit, à la date du 20 août
i8j6, qu'il a recueilli dans sa bibliothèque la ma-
jeure partie des brochures et livres ayant trait à la
matière, et que V ensemble tient aujourd'hui plusieurs
longs rayons, rien que pour la France.
XXXIII
tirer, soit pour l'histoire, soit pour la
poésie. »
C'était demander beaucoup, sans en
avoir l'air. C'était demander presque en
même temps un Macpherson et un Walter
Scott. On se contenterait volontiers, je
pense, en attendant, d'un Grimm ou d'un
Perrault.
Deux Franc-Comtois, Désiré Monnier,
du Jura, et Clovis Guyornaud, de Besan-
çon, répondirent seuls à V appel de V Aca-
démie. Ils présentèrent successivement
deux recueils incomplets, quoique volumi-
neux. On reprocha au premier d'avoir,
en quelqiie sorte, dénaturé celles de nos
traditions qu'il avait pu recueillir, en
voulant les rattacher systématiquement
aux croyances de V antiquité asiatique et
romaine. On fit un grief au second, tout
en tenant compte du patriotisme sincère
qui anime son travail, de ne s'être pas ap-
pliqué à reproduire nos traditions dans
teiir forme originale, et d'avoir trop lâ-
ché la bride à son inspiration person-
nelle ; car, c'est une grave erreur de croire
que Von peut tirer de la poésie -populaire
de son propre fond. Le premier devoir
d'un collectionneur de traditions, c'est la
fidélité et la vérité. Il faut suivre la règle
XXXIV
que Grimm lui-même a formulée et qu'il a
constamment suivie : il faut respecter
dans les traditions jusqu aux plus petits
détails, jusqu'au moindre accident, et ras-
sembler avec la plus scrupuleuse exacti-
tude les faits et les circonstances qui s'y
rapporten t. Il faut même, autant que pos-
sible, s'attacher aux mots sans s'en ren-
dre esclave, et copier religieusement cha-
que tradition dans sa teneur locale.
Cette règle n'a pas été suivie plus fidè-
lement par Auguste Demesmay, dans le
beau volume qu'il a publié sous le titre
de Traditions franc-comtoises, car, s'il eut
le tort de traduire en vers médiocres un
certain nombre de nos traditions, au lieu
de se borner a les reproduire dans leur
simplicité native, ainsi qu'il le conseillait
si justement aux autres, il commit une
faute plus grave encore, en donnant com-
me jranc-comloises plusieurs légendes de
provenance étrangère.
Aussi, malgré les tentatives qui ont été
faites jusqu'à ce jour dans notre provin-
ce, nous ne possédons pas encore le recueil
des Traditions populaires de la Franche-
Comté. Ce livre ne pourra résulter que
d'un travail long et minutieux, accompli
en quelque sorte par le concours ie tout
XXXV
le monde ; car, il faut bien le dire, après
M, Xavier Marinier, les traditions d'une
province ne sont pas V œuvre d'un seul
homme, ni même d'un seul âge ; elles sont
V œuvre de tout un peuple, V œuvre succes-
sive et graduelle de plusieurs générations.
Ch. THURIET.
Traditions Populaires
DU DOUDS
(arrondissement de Besançon)
i
L'Esprit de Crimont
(Canton d'Amancey)
rimont est une des nombreuses dentelu-
res qui bornent au nord-ouest le vaste
plateau d'Amancey. Cette dentelure est
située sur le territoire de la commune
de Malans, entre Amancey et Coulans, à une
distance à peu près égale des trois commu-
nes. Crimont tient au plateau par une roche,
aplatie au sommet, escarpée de chaque flanc,
et si étroite sur plus de deux cents mètres
de longueur, qu'il n'y a de place que pour
le passage d'un seul chariot. Un vallon, ayant
la forme d'un croissant de lune, fait le tour
entier de Crimont. Si de cette hauteur, par-
un temps calme, on pousse un cri, deux grou-
— 6 — "
pes d'échos, l'un à droite, l'autre à gauche,
répondent par un son très prolongé, pareil
à un formidable gémissement. C'est, dit-on,
VEsprit de Crimont. Ce qu'il y a de plus
effrayant, c'est que la voix de V âme en peine
se fait entendre quelquefois d'elle-même aux
visiteurs. Vainement les savants cherchent à
expliquer ce phénomène par les règles de la
physique, le populaire se refuse à croire que
ce gémissement si singulier ne soit autre chose
qu'une transformation naturelle de chaque
bruit qui monte de la vallée et que les coteaux,
disposés comme les pavillons de deux cornets
acoustiques, portent aux oreilles de l'observa-
teur placé au sommet de la montagne. On a
cru depuis longtemps et l'on croit encore dans
le pays que l'écho de Crimont est la voix d'une
âme en peine. « Quant à moi, dit Désiré Mon-
nier, dans son ouvrage sur les Traditions
populaires de la Franche-Comté, je puis
attester que, me trouvant au bois de Crimont
en 1826, j'entendis derrière moi, à une assez
grande distance, comme le cri inarticulé d'un
homme qui réclame quelqu'un ; que je retour-
nai sur mes pas, et que n'apercevant personne,
je demandai à ceux qui m'accompagnaient si
c'était une voix que j'avais entendue. On me
répondit affirmativement; mais comme nous
continuions la marche sans attendre celui qui
- ; —
nous appelait, je proposai de nous arrêter, afin
de lui donner la possibilité de nous rejoindre.
— Allons toujours, me dit-on en souriant, il nous
rattrapera bien, s'il le veut ; car c'est r 'Esprit de
Crimont que vous entendez. La dénomination
de Crimont, déjà mentionnée aux anciens ti-
tres, est une bonne preuve que le cri sef ait enten-
dre depuis longtemps sur cette montagne. »
2
La Fontaine de Gal
(Canton d'Amancey)
(m;ntre Amancey et Coulans, presque au
//m sommet de la Vallée du Bief-Tar, qui
existe à l'ouest de Crimont, on trouve
Çv) la Fontaine de Gal, sortant d'un rocher
bordé de mousse et de lierre dans un lieu boisé
et d'un accès peu facile. L'ensemble du rocher
d'où s'échappent les eaux de la source ressem-
ble au déversoir d'une écluse. La tradition
locale dit que l'eau de cette source, qui est
d'une fraîcheur extraordinaire, a la propriété
de guérir toutes les plaies de l'âme et du corps
et de laver toutes les souillures. Autrefois, on
ne se servait que de cette eau pour faire la
toilette des morts, et à cette fin on venait eft
— 8 —
chercher de très loin à la ronde. Toutefois,
malgré le renom de ses propriétés miracu-
leuses, cette source est redoutée. Les berg-ers
n'y boivent point et n'y abreuvent pas leurs
-troupeaux.
(Tradition orale et récit de M. Tabbet Quinet, curé
d'Amancey.)
3
La Lutinière ou le Tambourin
(Amance}T)
L existe au bas du champ de foire d'A-
man cey et du communal de la Lavière
une ouverture étroite entre deux rochers
gris élevés à peine d'un mètre au-dessus
du sol. Cette ouverture paraît être l'entrée
d'une cavité souterraine et profonde où les
eaux se jouent dans les temps de grandes
pluies et produisent des bruits semblables à
ceux d'un tambour. Ceci est le fait vrai qui a
sûrement fait donner à ce souterrain le nom
de Tambourin. Une tradition locale rapporte
que cette cavité est un séjour infernal où les
lutins et mauvais esprits de la contrée se ras-
semblent de temps en temps pour y célébrer
leurs fêtes et leurs danses maudites. De là
— 9 —
sans doute est venu le nom de Lutinière, donné
aussi au Tambourin d'Amancey.
On raconte encore qu'autrefois de mysté-
rieux maréchaux hantaient ce souterrain et
qu'ils étaient serviables et bienfaisants. Quand
on avait un fer à cheval ou un soc de charrue
à réparer, il suffisait de le déposer le soir à
l'entrée de la caverne, avec un petit gâteau
bien garni de beurre ou de confitures. Le
lendemain matin, le gâteau avait disparu,
mais le soc de la charrue ou le fer à cheval
était réparé. Malheureusement pour le paysr
un mauvais plaisant apporta un jour à l'entrée
de la caverne un vieux fer à cheval avec un-
gâteau sur lequel, en guise de confitures, il
avait répandu de la fiente de vache. Cette
méchanceté mécontenta les maréchaux de la
Lutinière, et, depuis ce temps-là, si parfois
ils font encore entendre le bruit de leurs mar-
teaux dans la forge souterraine, ce n'est plus
pour rendre service aux gens d'Amancey
qu'ils travaillent. L'ingratitude durcit le:
cœur de la bienfaisance.
(Tradition orale.)
— 10 —
4
Le Moine de Cléron
(Canton d'Aman cey)
N descendant d'Amancey à Cléron, on
, aperçoit sur le flanc droit du vallon de
Norvaux une énorme aiguille de rocher
qui n'a pas moins de quarante mètres
d'élévation et qui, plantée perpendiculairement
à mi-côte, affecte à l'œil la forme grossière et
gigantesque d'un moine avec une couronne
de cheveux autour de la tète et une cordelière
autour des reins. Les gens de la contrée disent :
c'est le Moine ou la Poupée des vignes (i).
Une tradition locale rapporte qu'un esprit
s'était charg-é de porter, d'un côté à l'autre de
:1a vallée, l'énorme monolithe et qu'arrivé
devant la corniche de rocher qui, sous le nom
de curons, couronne la montagne de toute
cette région,, il fat impuissant à terminer son
entreprise et tomba emprisonné sous sa charge.
(i) On connaît encore en Franche-Comté le Moine
de Mô'uthier, l'Homme de pierre sur la Valouse et le
43cèant de la pierre qui vire à Poligny.
— II —
5
Le Château de Cléron
et le Clairon de Charlemagne
(Canton d'Amancey)
|]||||n des sites les plus agréables de la
rjjjr Franche-Comté est celui qu'occupe le
château de Cléron. On peut prendre,
pour s'y rendre, le courrier de Besançon
à Amancey qui part chaque matin du bureau
de la poste. Il descend à toutes brides les rues
Ronchaux et Sainte-Anne, sort par la porte
Notre-Dame, passe à Beure, monte à Arguel
en laissant à gauche dans leur profonde re-
traite la cascade et les moulins du Bout-du-
Monde. Au delà de Pugey, la route gagne le
hameau de Bois-Néron, où une sanglante
bataille s'est livrée. Virginius Rufus, général
romain, y défit Vindex, chef des Gaulois ré-
voltés contre l'empereur. L'histoire dit que
Néron avait fait annoncer à son de trompe
qu'il donnerait cent mille sesterces à celui qui
tuerait Vindex. — Moi, avait répondu ce
dernier, je donnerai ma tête à qui m'apportera
celle de Néron. Vingt mille hommes restèrent
sur le champ de bataille. Vindex, désespéré,
— 12 — ~
se donna la mort pendant le combat. De
Bois-Néron, la route s'engage au midi dans
une espèce de désert où, pendant une heure,
on ne rencontre à travers les forêts et les
prés-bois ni village ni habitation. Enfin l'on
arrive à Epeugne}^, d'où Ton aperçoit à gau-
che, sur une éminence, les ruines du château
de Montrond, et à droite, le pays d'Alaise, le
Poupet et quelques autres sommets du Jura
dans le lointain. D'Epeugney on descend, par
la gorge de Cademène, dans la vallée de la
Loue qui sépare en cet endroit le canton d'A-
mancey de ceux de Quingey et d'Ornans.
Bintôt on est à Cléron, en face du château
qui mire dans la rivière ses hautes tourelles et
ses fenêtres gothiques. La vallée est large en
cet endroit ; de tous côtés s'élèvent de gigan-
tesques rochers. L'un d'eux, dont la pointe
s'avance comme un promontoire de l'Est à
l'Ouest, entre les vallées de la Loue et de Val-
bois, porte les ruines curieuses et imposantes
de l'antique château de Scey-en-Varais (i).
(i) Ce château, bâti vers l'an 1020 par Pierre de Scey,
s'appela d'abord le château de Saint-Denis. Les Rou-
tiers, commandés par Brisebarre, s'en emparèrent par
surprise en 1365 et y retinrent prisonnier un des plus
illustres seigneurs de Bourgogne, Henri de Vienne,
sire de Mirebel, ancien gardien du comté de Bourgogne.
Les chevaliers comtois se réunirent à Quingey avec
les milices des villes pour aller délivrer ce seigneur.L'as-
L'origine du château de Cléron remonterait,,
d'après la tradition, au temps de Charles-le-
Chauve. Lorsque cet empereur descendit des
montagnes du Jura après avoir défait, dans
une grande bataille entre le Doubs et le Dru-
geon, le comte de Bourgogne Gérard de
Roussillon (i), qui s'était révolté contre lui,
il voulut récompenser la fidélité de ceux des
guerriers bourguignons qui étaient restés atta-
chés à sa cause. A l'un des parents du seigneur
de Scey en Waresgau, il fit présent d'un clai-
ron d'argent qui avait, dit-on, appartenu à
Charlemagne, son aïeul, et en donnant cet
instrument au jeune guerrier, illuidit : « Sonne
de ce clairon aussi fort que tu pourras le faire,
et je te donne d'avance tout le pays sur lequel
le son aura pu se faire entendre. » Ils étaient
saut fut donné avec furie, et, après une vive résistance,
Brisebarre fut forcé de se rendre (1365). Pendant les
guerres de Louis XI, en 1477-80, cette forteresse fut
livrée à prix d'or aux troupes françaises commandées
par d'Amboise. Lors de l'invasion de Wtymar, en 1636,
le château fut assiégé par le colonel Rose. Jean-Claude
de Scey repoussa vigoureusement son attaque, et le
duc de Lorraine accourut de son côté au secours de la
place ; mais tous ses efforts furent inutiles, la forte-
resse fut prise et brûlée. Prise de nouveau en mai 1674,
elle ne se releva pas de ses ruines.
(1) Entre le Doubs et le Drugeon,
Périt Gérard de Roussillon.
alors sur les bords de la Louve. Du haut d'un
rocher qui domine cette rivière fougueuse, le
jeune guerrier se mit à sonner du clairon aussi
fort qu'il put, après avoir adressé à son ins-
trument ces deux vers que ses descendants
ont retenu pour devise :
« Sonne haut, ô mon clairon ?
« Pour l'honneur de ma maison. »
Tout le pays où le son du clairon avait été
entendu lui appartint de droit, et, sur le rocher
même où il avait sonné de cet instrument, il
fit élever un château-fort qu'il appela le château
du Clairon, nom qui fut accepté au XIIe siècle
par ses descendants. On dit que tant que
ceux-ci conservèrent le clairon de Charle-
magne, ils fleurirent et prospérèrent ; mais
l'un d'eux, Antoine de Cléron, ayant eu le
malheur de perdre ce précieux talisman, fut
tué en 1643 au siège du château de Vaîte, et
avec lui s'éteignit sa glorieuse famille (1).
(L'architecture du château de Cléron est en partie du
xn0 siècle. La terre et le château furent vendus avant
la Révolution à noble Jacques Terrier, docteur en droit,
qui fit restaurer le château. Il appartient aujourd'hui à
M. le marquis Terrier de Loray. — Sous ce titre, le
Musicien Lombard, il existe dans le recueil des frères
Grimm une tradition qui a la plus grande analogie avec
celle du Clairon de Char le magne ).
(1) La famille de Cléron n'est pas éteinte, comme le
prétend cette tradition.
— i5 ~
6
Légende du Château de Dame Jeanne
(Canton d'Amancey)
ES ruines ou pour mieux dire les décom-
bres du château de Dame-Jeanne se
trouvent entre Déservillers, Bolandoz
et Amancey, non loin du hameau de la
Forêt. Autrefois, dit-on, on y voyait des tours.
Il n'en reste aucun vestige ; mais on distingue
encore facilement la forme carrée d'un retran-
chement de 60 à 70 mètres de largeur. Le
fossé qui l'entourait n'est pas encore entière-
ment comblé. La tradition locale rapporte
qu'au château de Dame-Jeanne était une com-
tesse de ce nom, qui refusa d'ouvrir les portes
de son manoir aux troupes suédoises et s'y vit
aussitôt assiégée. Un petit nombre de défen-
seurs étaient enfermés avec elle dans cette
forteresse, et tout annonçait que la résistance
ne pourrait pas durer longtemps. Pleine de
confiance dans le secours de la Vierge, Jeanne
fait vœu d'élever à la mère du Sauveur une
chapelle où son image sera exposée à la véné-
ration publique, si par miracle les Suédois
cessent leurs attaques contre son château. Les
— i6 —
ennemis ne tardèrent point à se retirer, et la
pieuse châtelaine, fidèle à sa promesse, fit
élever une chapelle à Notre-Dame des AveJt-
tures. Cet oratoire, que des vieillards contem-
porains ont encore vu, fut supprimé dans le
dernier siècle, par un ordre épiscopal ; mais
le buste de la Vierge a été recueilli dévote-
ment, et on le vénère encore aujourd'hui dans
l'église de Bolandoz.
(Voir Essais sur quelques antiquités trouvées sur le
territoire dy Amancey, par Bourgon. Recueil de l'Aca-
démie de Besançon, janvier 1839, Pa£e I^0-)
7
Le Manteau de saint Christophe
(Canton d' Amancey)
sait que saint Christophe était un
11 géant dont le plus petit doigt avait
plus d'une aune d'épaisseur. Les images
çj de ce saint étaient jadis fort répandues.
On leur donnait ordinairement une hauteur
prodigieuse, et une enfance populaire attri-
buait aux images de saint Christophe le pou-
voir d'empêcher de mourir subitement ou
accidentellement ceux qui chaque jour en
pouvaient voir une. « Christ ophorum videas>
disait-on proverbialement, postea tutus eas. »
On plaçait à ce dessein des statues de saint
Christophe au portail des cathédrales ou à
l'entrée des églises pour que chacun les vît en
y entrant. Le nom de ce saint, signifiant en
grec porte-Christ, on le représentait souvent
portant l'enfant Jésus sur ses épaules. L'ima-
gination du peuple a enfanté une multitude
d'histoires fabuleuses sur ce grand saint. A
Nans-sous-Sainte-Anne, en visitant le gigan-
tesque portique de la grotte Sarrasine, on fait
remarquer sous le vaste ciel de pierre, appelé
le Manteau de Saint-Christophe, une tache
sombre que la tradition locale dit être l'em-
preinte des épaules du géant. La même tra-
dition ajoute que le manteau de saint Chris-
tophe, qui couvrirait la façade entière de
Notre-Dame de Paris, n'est que l'entrée de la
grotte Sarrasine, caverne sans fond où des
armées innombrables ont trouvé refuge.
Voir Alaise et Sèquanie, par A. Delacroix, p. 78.)
(Voir aussi la Légende de Saint-Christophe, à Mont-
joie, canton de Saint-Hippolythe, Doubs.)
8
Légende du sire de Cademène
(Canton d'Amancey)
'est aussi à Cléron, d'après une tradition
que l'on raconte dans tout le bassin de
la Loue, qu'un autre Léandre, le sire de
Cademène, perdit la vie dans un lac que
formait alors la vallée et sur les flots duquel il
se hasardait chaque soir, pour aller quérir de
la dame de ses pensées une parole de merci.
(Voir la jolie légende deY Amant noyé avec la chanson
du Val d'amour, dans notre ouvrage sur les Traditions
populaires du Jura, page 40.)
9
Le Pont du Diable
(Canton d'Amance}^)
^^OUR aller du Crouset à Sainte-Anne, il
H faut traverser le Pont du Diable, jeté
entre deux roches d'où l'eau du torrent
tombe en cascade dans un affreux préci-
pice. Il y a longtemps, longtemps, racontait
le père Borne du Crouset, c'était quand on
— i9 —
construisait ce pont pour la première fois, le
diable venait chaque nuit renverser les travaux
qu'on avait faits pendant le jour. Le maître
maçon, qui se voit sur le point d'être ruiné, se
livre au désespoir et appelle le démon à son aide.
Celui-ci ne se fait pas prier deux fois : il apparaît
aussitôt au maître maçon qui s'était éloigné
de ses ouvriers pour gémir et pleurer. — « Ne
pleure pas, lui dit le diable, je viens à ton se-
cours. Grâce à mon aide, tu pourras terminer
demain tes travaux, à la seule condition que la
.première personne qui passera sur le pont une
fois terminé m'appartiendra corps et âme. »
Le malheureux maçon consent à tout ; mais à
peine a-t-il signé le pacte infernal, qu'il s'en
repent et tombe gravement malade. Ses ou-
vriers se hâtent de le transporter dans son lit,
à Sainte- Anne, et d'envoyer chercher le curé
du Crouset pour l'administrer. Lorsque celui-
ci dut venir, le lendemain, apporter le viatique
au mourant, le pont se trouvait achevé parla
main du diable, et personne encore ne l'avait
traversé. Le diable était là qui attendait avide-
ment le premier passager. En voyant appro-
cher le vénérable curé du Crouset, il s'apprête
à saisir cette proie sur laquelle il ne comptait
guère. Mais voilà qu'au moment où il veut
s'en emparer, au beau milieu du pont, le bon
Dieu, que le prêtre portait dans ses mains,
— 20 —
apparaît dans toute sa majesté, et le diable
épouvanté tombe la tête la première dans le
gouffre sans fond où se perdent les eaux du
torrent et qui est, à ce que l'on croit, un des
entonnoirs de l'enfer. Depuis ce temps-là, les
rochers d'alentour affectent à l'œil des formes
bizarres qui rappellent aux passants la grimace
que le diable dut faire quand il reconnut la
figure de Dieu dans celle de la première per-
sonne qui traversa le pont neuf du Crouset à
Sainte-Anne. C'est aussi depuis le même temps
que ce pont a été appelé le Pont du Diable.
10
La Grotte des Vaux
et l'Esprit de la côte d'Oye
(Canton d'Amancey)
v Montricharde est une haute roche
c environnée de sapins par laquelle se
^ termine à pic, sur la gracieuse vallée de
Nans-sous-Sainte-Anne, la montagne
de Belin. Dans les parois abruptes de cette
montagne se trouve une caverne qui se nomme
la grotte des Vaux. D'après la tradition locale,
d'immenses trésors y sont cachés. Non loin de
,là se trouve la côte d'Oye, où une autre tradi-
tion prétend que l'Esprit d'Oye fait parfois
entendre dans la solitude cette sage parole :
« Qui bien fera,
« Bien trouvera. »
(Delacroix, Alaise et Sèquanie.)
II
LÉGENDE DES TROIS-RoiS
(Etrabonne, canton d'Audreux)
errière le maître-autel de la cathédrale
de Cologne, dans une magnifique châsse
en argent doré soutenue par des colonnes
d'émail enrichies de pierreries, on voit
encore les crânes des Trois-Rois-Mages^
Gaspar, Melchior et Balthazar, s'il faut en
croire les noms inscrits sur leurs couronnes.
On dit qu'Hélène, mère du grand Constan-
tin, les a}^antfait apporter de Perse à Constan-
tinople, dans l'église de Sainte-Sophie, saint
Eustorge les transféra à Milan, et que lors de
la prise et du sac de cette ville, en 1162,
Frédéric Barberousse les donna à Regnold,
archevêqne de Cologne, qui les déposa dans
sa cathédrale.
Ces reliques passèrent par la Franche-Comté
et reposèrent quelque temps à V abbaye de
2
— 22 — -
Lieucroissant (près de l'Isle-sur-le-Doubs),
qui dès lors a pris le nom à' abbaye des Tr ois-
Rois. De là aussi serait venue cette devise des
sires de Grammont, protecteur de ce monas-
tère :
« Dieu aide au gardien des Rois ! »
Le passage de ces reliques est un fait dont
on retrouve des traces curieuses dans les
croyances populaires de notre province. C'est
ainsi que, dans les environs de Dole, personne
n'ignore que les trois mages n'ayant plus une
étoile miraculeuse pour les reconduire chez
eux, se trompèrent de route, et, prenant l'Oc-
cident pour l'Orient, vinrent dans nos contrées
et passèrent un jour par Etrabonne. Le village,
dit cette tradition, n'existait pas encore. Les
trois voyageurs ayant soif se désaltérèrent à
une fontaine. Le premier en trouva l'eau de
son goût, le second convint qu'elle était bonne,
et le troisième s'écria : Elle est très bonne !
De ces trois mots, assure-t-on, serait venu par
une légère corruption le nom à' Estr abonne.
Voilà certes, observe malicieusement Désiré
Monnier, une étymologie des plus satisfai-
santes.
Le village d'Estrabonne où vit encore cette
vieille tradition des Trois-Rois, serait remar-
quable par son gros château-fort, un des
mieux «conservés de Franche-Comté, dit M. Ju-
— 23 —
les Gauthier, si la légende ne donnait pas
plus de prix encore à la modeste fontaine qui
coule en ce lieu.
« C'est en la Franche-Comté, dit François de
Belleforest, que est ce lieu tant recognu par
les estrang-ers, appelé Strabonne, appartenant
aux seigneurs d'Aumont et aux aisnés d'icelle
maison, comme un apanag-e non aliénable de
la famille, à cause de cette prérogative que
Dieu leur donna, pour Tesgard de ceste place
de Strabonne, qui est de telle sorte. On tient
que du temps que les corps saints des trois sages
qui vinrent adorer Nostre-Seigneur, furent
portés à Cologne d'Italie, on les reposa quelque
temps en ce village de Strabonne en la Fran-
che-Comté, de sorte que depuis y ayant esté
fondée une chapelle, près laquelle a source une;
fontaine d'eau vive, les malades des escrouelles
qui vont en pélérinage en ce lieu et boivent de
l'eau de ceste fontaine et mangent du pain de
Taumosne donné en cette chapelle, ne f aillent,
de s'en trouver allégez, et est grande merveille
que les seigneurs de Strabonne portent ordi-
nairement avec eux de ce pain duquel ils;
donnent, non sans grand effect, à ceux qui
sont atteint de ceste maladie. Ceste chapelle
est bastie au nom des Trois-Rois^ et les plus;
consciencieux estiment que par les prières de
ceux~eyf les patients recoyvent allégeance.
— 24 —
Or, de ce miracle tout grand et si ordinaire,
m'ont fait foy deux ou trois g-entilshommes à
qui Ton cnrye, qui m'ont juré d'en avoir veu
de grandes et merveilleuses expériences. »
(Cosmographie universelle).
12
Les Haricots du Saint-Sacrement
(Canton d'Audeux)
N homme avait un jour commis un larcin ;
il avait dérobé un ostensoir dans la cha-
pelle du Moutherot. C'était au XIIe siècle,
alors qu'existait en ce lieu un prieuré
de l'ordre de Saint-Benoît. Afin de soustraire
aux investigations de la justice le fruit de son
larcin, le voleur enterra l'ostensoir dans son
jardin et sema en cet endroit des haricots
ordinaires. Quand ces légumes parvinrent à
leur maturité, plusieurs personnes remarquè-
rent avec surprise que tous les grains de
haricots portaient une image peinte et tout à
fait pareille à l'auréole d'un ostensoir. Cette
singularité éveilla le soupçon. On ne tarda
à faire une fouille et l'on trouva, à quelques
pieds du spl, l'ostensoir volé. Le coupable fut
puni après avoir fait l'aveu de son crime ; mais
- 25 —
eette nouvelle espèce de haricots, que la cu-
riosité populaire multiplia par de nombreux
semis, reçut et conserve encore aujourd'hui le
nom de Haricots du Saint-Sacrement.
(Tradition orale recueillie à Jallerange).
13
La Flûte accusatrice
(Canton d'Audeux)
i^ntre Pagney et Jallerange, sur le terri-
toirede ce derniervillage, se trouve, non
loin de la route, une avenue de peupliers,
au bord d'un ruisseau. La Nanette Thou-
ret, qui est morte il y a déjà longtemps, ra-
contait à ses petits neveux, pour les endormir,,
cette histoire merveilleuse :
Un jour, trois jeunes enfants, une petite fille
et ses deux petits frères, étaient venus jouer
sous les peupliers. Comme c'était au prin-
temps et qu'une sève abondante montait dans
les branches des arbres, chacun de ces enfants
avait à la main une flûte taillée dans une
branche de peuplier. La flûte du plus jeune
garçon rendait des sons plus doux et plus
mélodieux que celles de son frère et. de sa
sœur. Poussés par une jalousie criminelle, ces.
— 26 —
deux-ci tuèrent leur frère et lui prirent sa
flûte, après quoi ils l'enterrèrent dans le fossé,
sous le peuplier. Dès qu'ils rentrent à la mai-
son, le père et la mère leur demandent où est
leur frère. Ils répondent qu'ils n'en savent
rien ; que leur petit frère s'est éloigné d'eux
et que sans doute il aura été mangé par le
loup ; car ils ne l'ont pas revu et n'ont rien
retrouvé de lui que sa flûte...
Or, pendant la nuit, cette flûte se mit à
jouer d'elle-même, et elle disait très distincte-
ment : Mon frère et ma sœur m'ont tué pour
avoir ma flûte ; ils m'ont enterré dans le fossé
qui est sous le peuplier. Dès le matin, le père
et la mère se rendent avec les gens du village
au lieu désigné. La flûte parlait toujours et
disait : C'est là qu'ils m'ont enterré. On creusa
•dans cet endroit, et, à quelques pieds du sol,
on trouva l'enfant mort, qui était beau comme
un petit ange. Alors le père demanda aux gens
<lu village ce qu'il fallait faire de ces deux en-
fants méchants qui avaient tué leur frère pour
-avoir sa flûte. Les gens dirent tous qu'ils fallait
les faire mourir et les enterrer dans le fossé
qui est sous le peuplier. Le père désolé voulut
savoir ce qu'en pensait la victime. Il lui
adressa la parole et le petit mort, ouvrant la
bouche, dit : Placez ma flûte sur mes lèvres.
On le fit, et aussitôt l'enfant revint à la vie et
— 27 —
pria que l'on fit grâce à son frère et à sa sœur,
parce qu'ils s'étaient repentis de leur faute.
(Tradition orale recueillie à Jallerange.)
H
Légende de Ruffey
(Canton cTAudeux)
u commencement du Ve siècle, lorsque
les Vandales, sous la conduite de
Crocus, envahirent le diocèse de Be-
^) sançon, les murs de la métropole, rui-
nés par les invasions précédentes, n'offraient
pas un suffisant abri à Tévêque Antide et à son
clergé. Après avoir pourvu à la sûreté des
fidèles de Besançon, il s'achemina seul, à
pied, vers le château-fort de Ruffey, qui lui
avait été donné par Théodose, et qui était bâti
sur la pointe d'un rocher près de la rivière de
TOgnon (Oppidium Ruffiacum). Il est ac-
cueilli avec des cris de joie par toute une
population éplorée qui s'était réfugiée dans ce
château. Cette joie dura peu, car bientôt on
entendit les hurlements des barbares. Ceux-ci
mettent le siège devant le château et, connais-
sant la présence de Tévêque dans cette forte-
resse, ils somment les habitants de leur livrer
— 28 —
Antide ; ceux-ci, pressés par la famine, le
livrèrent bientôt aux Vandales, et Crocus lui
fit trancher la tête dans l'enceinte même du
château. Depuis ce temps-là, dit une tradition
déjà populaire au XIe siècle, la race des habi-
tants de Ruffey fut frappée d'anathème ; le
goitre, le crétinisme'et d'autres maladies hor-
ribles devinrent héréditaires chez elle, et de
nos jours encore, bien qqe les effets de la
malédiction aient depuis longtemps cessé,
dans les combats que se livrent entre eux les
bergers des deux rives de TOgnon, les pierres
lancées de la rive droite sur les bergers de
Ruffey sont accompagnées du quolibet sui-
vant :
« Gens de Ruffey,
<( Qu'ont vendu leutt curé
« Pou m mouché (morceau)
« De toutié (gâteau). »
(Voir Vesontio, pars II, 67, 96, et Vies des Saints
de Franche-Comté , saint Antide.)
— 29 —
i5
Légende des saints Ferréol et Ferjeux
(Canton de Besançon)
fdVANT la conquête des Gaules par Jules
^ César, notre pays pratiquait la religion
druidique. Après la conquête, les Ro-
mains y introduisirent le paganisme,
de sorte qu'à cette époque, nos aïeux étaient
plongés dans les ténèbres d'une double idolâ-
trie. La corruption des mœurs romaines vint
encore ajouter l'égarement des sens à l'égare-
ment de l'esprit. Quand un peuple arrive à ce
degré de perversion, il meurt, où, par un des
effets de sa toute-puissance, Dieu le régénère.
Vers la fin du IIe siècle de notre ère, deux
jeunes prêtres étrangers, Ferréol et Ferjeuxr
envoyés par les évêques de Smyrne et de
Lyon, vinrent à Besançon pour y prêcher
l'évangile. Vesontio était alors un municipe
qù le préfet romain Claudius exerçait un pou-
voir presque absolu. Les deux apôtres établi-
rent leur chaire et leur autel dans une grotte
voisine de Besançon. D'abord ils attirèrent à
eux quelques habitants des campagnes qu'ils
convertirent à la nouvelle doctrine. Bientôt
— 30 —
l'épouse elle-même du gouverneur Claudius
est initiée et consent à recevoir le baptême.
Claudius apprend cet envahissement du chris-
tianisme dans sa propre maison. Il réprouve la
conduite de son épouse et se venge par une
persécution cruelle. Les saints martyrs sont
étendus sur un chevalet ; des pointes aiguës
sont plantées dans leurs pieds, dans leurs
mains, dans leur poitrine, sur leur tête. On
leur arrache la langue et voilà que, de leur
bouche vide et sanglante, ils parlent encore.
Enfin, on leur tranche la tête. Ces choses se
passèrent le XVI des calendes de juin de l'an de
Jésus-Christ 212. La tradition rapporte encore,
et nos pères ont cru, qu'après leur supplice,
les deux corps des martyrs se relevèrent ; que,
prenant dans leurs mains leurs têtes sacrées et
lumineuses, ils sortirent lentement de l'am-
phithéâtre, au milieu du peuple éperdu, et
regagnèrent la grotte qui avait été leur sanc-
tuaire, et qui leur servit de sépulcre. Toutes
les pierres qu'ils foulèrent dans ce suprême
voyage ont conservé jusqu'à nos jours la trace
sanglante de leurs pas. Chaque fois que Be-
sançon est menacé de quelque malheur, les
corps des deux apôtres martyrs sortent de leur
tombe miraculeuse pour venir, un flambeau à
la main, parcourir les rues de cette ville, qu'ils
protègent to uj o urs .
— 3* —
(Voir Cheflet, Vesontio ; — Dqnod, Histoire de
F Eglise de Besançon ; — Vie des Saints de Franche"
Comté; — Les Martyrs de la Sèquanie, parle vicomte
Chiflet, etc.)
lé
La Mauve miraculeuse
(Canton de Besançon)
A sœur de l'illustre évêque saint Grégoire
de Tours voyait depuis quatre mois son
mari gravement malade, et lentement
miné par une fièvre qui résistait à toute
les ressources de l'art. Elle entreprit un pèle-
rinage au tombeau des saints Ferréol et Fer-
jeux, pour demander par leur intercession le
rétablissement d'une santé qui lui était si
chère. En s'agenouillant dans la grotte sacrée,
la douleur lui causa une sorte de défaillance;
elle se prosterna, les yeux baignés de larmes,
sur le pavé du sanctuaire. Ses mains en tom-
bant s;attachèrent à une touffe de mauve
fleurie, qui avait été déposée sur le sépulcre
des saints apôtres. Dans le trouble dont elle
était saisie, elle crut d'abord que c'était un
lambeau détaché de son voile, ferma la main,
se releva et sortit de la grotte. Quand elle eut
reconnu son erreur, elle ne put s'empêcher de
— 32 ™
regarder cette toufle de mauve comme un
remède que la Providence lui indiquait dans
l'intérêt du malade. Elle revint auprès de lui
avec une joie pleine d'une douce confiance, lui
raconta ce qui s'était passé, et lui offrit un
breuvage composé avec l'herbe miraculeuse.
La foi de son mari égalait la sienne : il en fut
récompensé aussitôt en recouvrant le bienfait
de la santé.
(Saint Grégoire de Tours raconte lui-même ce fait
miraculeux.)
17
Légende de sainte Colombe
(Canton de Besançon)
u commencement du IIIe siècle, vers
l'époque où saint Ferréol et saint Fer-
jeux furent martyrisés à Besançon,,
vivait avec son père, au hameau de
Bregille, une douce et chaste jeune fille du
nom de Colombe. Elle avait seize ans et était
d'une remarquable beauté. Valérius, le chef
romain, en fut épris. Un matin il se présenta
devant elle et lui dit : « Je te trouve belle,
jeune fille ; quitte ton père et sa cabane, et
viens dans mon palais, je te donnerai de riches
— 33 —
parures et je te comblerai de mille faveurs. »
Colombe, qui était sage, demeura insensible à
la prière du Romain. Valérius, dédaigné de la
jeune chrétienne, jura de se venger. Le lende-
main, la pauvre jeune fille fut arrachée à son
père et conduite par de grossiers soldats devant
le juge romain. Toute défense étant pour elle
inutile, elle pleurait en silence et priait avec
ferveur. Nous l'avons destinée au culte de
l'amour, dit le juge romain. Qu'on la mène au
temple de Vénus, et que là, aux yeux de tous,
elle soit dépouillée de ses vêtements. Mais
voilà qu'au moment où on lui arrachait son
dernier voile, ses cheveux se déroulent, gran-
dissent tout à coup, et, pour sauver sa pudeur,
l'enveloppent jusqu'aux pieds. Valérius de-
vient alors plus téméraire. Il s'élance vers
Colombe et veut porter la main sur ce voile
céleste. A l'instant il est frappé de mort. La
foule épouvantée s'enfuit, et la vierge chré-
tienne, après avoir dit adieu à son père, prend
le chemin des montagnes, pour y chercher un
abri sûr et y vivre dans la solitude, la prière
et l'extase.
Non loin dePontarlier, dans la plaine stérile
que baigne le Drugeon, Colombe se choisit un
réduit' dans le creux d'un rocher. Elle y vécut
longtemps. "Une main invisible lui apportait
-chaque nuit le peu de nourriture qui lui était
— 34 —
nécessaire. La mort la respectait. Un soir, son
ange gardien l'emporta dans le ciel au milieu
d'un cortège de vierges et d'esprits purs. La
cellule de Colombe a été depuis convertie en
un oratoire. On y vint de si loin pour la prier,
qu'un village se forma en cet endroit. Il porte
encore aujourd'hui le nom de Sainte-Colombe*
(Cette légende a été écrite envers par A. Demesmay).
(Voir trad. de Pontarlier).
18
Légende de saint Antide
(Canton de Besançon)
aint Antide, évèque de Besançon, avait
un grand pouvoir sur les mauvais es-
prits. Voulant un jour visiter toutes les
A9 parties de l'héritage confié à ses soins,
il se dirigeait du côté du Doubs pour le tra-
verser, lorsqu'il aperçut un mouvement extra-
ordinaire sur le pont. Caché par un voile divin,
il se retira à l'écart afin d'être témoin du
spectacle étonnant qu'il avait sous les }^eux. Il
aperçut alors le chef des démons, élevé sur un
siège, la tète couronnée d'un diadème, prome-
nant son sceptre sur une foule d'autres démons
prosternés à ses pieds, et demandant compte
à chacun des efforts qu'il avait faits po-ur-
- 35 -
perdre les âmes des fidèles. Tout à coup, un
démon, à la face hideuse, tout souillé de pous-
sière, exténué de fatigue, arriva au pied du
trône de Satan. Il tenait à la main une pan-
toufle, qu'il agitait d'un air triomphant. Le
prince des démons l'ayant interrogé, il répondit
qu'enfin ses efforts avaient triomphé de la résis-
tance du Souverain Pontife, l'avaient fait tom-
ber dans une faute, et que bientôt l'Eglise du
Crucifié serait remplie de nouveaux troubles.
A cette nouvelle, toute l'assemblée hurla d'une
joie furieuse. Saint Antide, effrayé des mal-
heurs qui pouvaient arriver, prend une résolu-
tion subite : il appelle les clercs qui se trou-
vaient derrière lui, les invite à retourner dans
sa demeure épiscopale, se recommande à leurs
prières, et, se munissant du signe de la croix,
il se précipite au milieu de l'assemblée des
démons, va droit à celui qui venait de parler
et lui dit : « Au nom du Père tout puissant, du
t< Fils et du Saint-Esprit, auquel toute créature
*< rend hommage, je t'ordonne de me transpor-
ta ter immédiatement à Rome, te défendant en
« même temps de nuire en quoi que ce soit au,
u serviteur de Dieu. » En ce disant, il montait
sur le démon transformé en dragon impétueux.:
Les montagnes, les vallées, les fleuves dispa-
raissaient sous le vol de l'étrange coursier, qui
dépose soa cavalier devant l'église de La-
tran (i). Saint Antide ordonne à sa monture
de l'attendre, entre à l'église, où la multitude
était déjà rassemblée pour le saint sacrifice, se
prosterne dans le sanctuaire, va droit au pape,
lui expose le motif de son voyage, lui montre
la sandale qu'il avait ravie au démon. Surpris
et attéré, le Souverain Pontife verse des
larmes, se jette aux genoux de saint Antide;
puis, le faisant revêtir des ornements pontifi-
caux, le conjure d'offrir le saint sacrifice et de
bénir le saint chrême. Notre saint monta à
l'autel, au grand étonnement de la multitude,,
et ayant, après la cérémonie, entendu la con-
fession du Souverain Pontife, il alla retrouver
son coursier rapide et arriva à Besançon le
samedi-saint à la sixième heure. Grande fut
la joie du clerg'é, qui ne pouvait s'expliquer son
absence. Il distribua le saint chrême et solen-
nisa la fête de Pâques avec une grande joie.
; (i) Comme ils traversaient la mer, le diable lui con-
seilla perfidement de se signer; mais Antide lui répon-
dit avec autant d'esprit que de prudence : « Tout signé
que le diable porte. » La légende nous a conservé les
paroles du démon. C'est un distique que l'on peut lire
aussi bien par la gauche que par la droite, et dont les
lettres, prises à rebours, reproduisent les mêmes mots;
invention véritablement diabolique et qui indique assez
son auteur :
Signa te, signa, temere me' tangis et angis,
Roma tibi subito motibus ibit amof.
— 37 —
Baronius dit que cette légende sent plus la
magie que la piété. Cependant elle est rap-
portée dans les bréviaires des archevêques Ch.
de Neuchatel en 1489, Antoine de Vergy en
1 535, et Claude de la Baume en 1578. On la
lisait dans de vieux manuscrits conservés à
Besançon et dans le légendaire d'été de l'église
Saint- Jean. Plusieurs monuments confirmaient
aussi les traditions du peuple. On voyait avant
la Révolution des peintures très anciennes
dans les églises de Saint-Paul, de Saint-Pierre
et de Sainte-Madeleine de Besançon, qui re-
présentaient les diverses circonstances de ce
voyage merveilleux. Pendant la procession
des Rogations, deux chanoines s'arrêtaient
:sur le pont de Battant en chantant plusieurs
versets à l'honneur de saint Antide, et les
quatre hommes qui portaient la châsse du
saint devaient être pris dans la bannière du
- quartier Battant, parce que le pont, où s'était
opéré le prodige, dépendait de cette bannière.
(Voir Vie de saint Antide dans la Vie des Saints de
.Franche-Comté, t. I, p. 94.)
3
- 38 -
19
Légende de Notre-Dame des Buis
(Canton de Besançon)
N soir Amaury, seigneur d'Arguel, par-
courait les rochers d'alentour comme un
homme égare. Il était dévoré par un
souci cruel. Le lendemain il devait
recevoir la visite de Frédéric Barberousse, et
sa bourse était vide. Trompé par un fatal es-
poir, il venait de perdre au jeu son dernier
écu. Venez à mon secours, s'écriait-il avec
rage, puissances du ciel ou de l'enfer; anges
ou damnés, apportez-moi de l'or. Tout à coup
la forêt s'illumine de lueurs fantastiques et un
grand cavalier noir se présente devant lui. Je
suis Satan, dit-il, je viens de l'enfer tout
chargé d'or pour te secourir. Vois-tu ce trésor ?
JJe te te cède si tu me livres ta fille. — Va-t-en,
infâme, répond Amaury; tu voudrais me ravir
mon enfant, mon bonheur, ma pure et chaste
Blanche... Ah ! prends plutôt mon âme! — Ton
âme, répond Satan, ne l'ai-je pas déjà? Ce
qu'il me faut, c'est ta fille. — Jamais ! disait le
père. Mais Satan reprenait. Que va-t-on dire
de toi, lorsque demain on apprendra que le
— 39 —
haut et puissant seigneur d'Arguel n'avait
vaillant ni sou ni maille pour fêter l'empereur?
Il sut si bien le prendre par l'orgueil qu'enfin
Blanche fut promise. Il disparut en criant
d'une voix terrible : A minuit, je vous attends
dans la, caverne de Morre.
Blanche dormait sur sa couche virginale
quand son père vint lui dire : Lève-toi, ma
fille; hâtons-nous, j'ai besoin de toi; ne crains
rien ; c'est ton père qui pour la première fois
t'ordonne de lui obéir. Blanche se leva tout
effrayée. Avant de sortir de sa chambre, elle
embrassa le portrait de sa mère, morte depuis
peu de temps, et, après s'être agenouillée un
instant pour prier, elle descendit vers son
père qui lui recommanda de garder le silence-
et de le suivre. Ils marchèrent côte à côte sans,
rien dire et d'un pas précipité. Comme ils
passaient auprès de la chapelle de Notre-
Dame des Buis, Blanche supplia son père de
la laisser entrer un moment dans la chapelle
pour y faire une courte prière. — Le temps
presse, ma fille, je te donne une minute.
Blanche entra dans la chapelle et rejoignit
bientôt son père qui l'attendait au dehors. Son
voile était baissé; elle semblait avoir pris
courage et ils continuèrent leur route sans mot
dire. Minuit sonnait lorsqu'ils arrivèrent à
l'entrée de la caverne où le démon donnait ce
— 4o —
soir-là une fête brillante et où Blanche était
-attendue. Elle y pénétra sans trembler. Son
père, plus pâle qu'un mort, sentait déjà dans
son cœur l'aiguillon du remords. Mille cris de
joie accuillirent la nouvelle fiancée de Satan.
Mais à l'instant où celui-ci s'approche pour lui
^offrir sa main, elle lève son voile. O terreur!
x'êlait Notre-Dame des Buis elle-même.
Tous les démons s'enfuient en jetant des cris
affreux. Le sire d'Arguel frémissait la face
contre terre. — Amaury, lui dit la Vierge
.d'une voix calme et douce, demande pardon à
Dieu de tes fautes et va réveiller Blanche qui
-est encore à genoux au pied de mon autel. —
La caverne mystérieuse où ce drame s'accom-
plit porte encore aujourd'hui le nom & Enfer
4e Morre.
(Cette légende, écrite en vers par M. Mercier, en
1865, a mérité une distinction académique.)
20
La Comète du sire d'Arguel
(Canton de Besançon)
une lieue de Besançon, en descendant
le cours du Doubs, on aperçoit à gau-
che,au-dessus de Beurre, les dentelures
de la montagne d'Arguel, parmi les-
— 4i —
quelles se montrent encore quelques débris d'un
château féodal. C'est là, dit-on, que plus d'un
sire d'Arguel recéla le fruit de ses brigandages.
Ces seigneurs avaient dans leurs armoiries une
comète d'or, qui a probablement donné lieu au
récit suivant :
Jacques d'Arguel, l'un des derniers posses-
seurs de la demeure féodale de ce nom, se rendit
particulièrement célèbre par sa puissance et
par la haine qu'il portait à ses voisins les cito-
yens de la cité libre et impériale de Besançon.
Il rançonnait, de la manière la plus cruelle ceux
des marchands de cette ville que leurs affaires
forçaient à passer au pied de son château. A
force de déprédations, il était venu à bout
d'augmenter considérablement le trésor que lui
avaient laissé ses ancêtres. Il appelait #cela
allonger la queue de la comète d'Arguel.
Enfin on résolut à Besançon de châtier ce-
brigand d'une manière exemplaire. En i336,
les citoyens et leur vicomte Jean de Châlon,
ayant déclaré la guerre à Eudes, duc de Bour-
gogne, et à tous ceux des seigneurs de la
province qui avaient refusé d'embrasser leur
parti, attaquèrent d'abord le château d'Arguel,
et, malgré la force de cette place et la vive
résistance de ceux qui la défendaient, ils par-
vinrent à s'en emparer. Mais le sire d'Arguel
et surtout sa précieuse comète, sur laquelle les
— 42 —
•assiégeants avaient compté pour se payer des
frais de la guerre, leur échappèrent. Dans leur
dépit, les vainqueurs brûlèrent la forteresse.
Quelques mois après, ils expièrent ce succès à
la funeste journée de la Malecombe, où ils se
firent massacrer au nombre de mille, pour em-
pêcher l'ennemi de s'introduire dans leur cité.
Depuis ce temps-là, bien des recherches furent
faites pour découvrir la comète de Jacques d'Ar-
gué 1 ; mais jusqu'ici elles ont été à peu près
inutiles. La dernière, qui a eu lieu au commen-
cement du XVIIIe siècle, avait pour auteur un
paysan du village de Pugey. Cet homme, qui
passait pour hardi, s'était fait accompagner de
deux de ses amis et avait choisi pour exécuter
son dessein, la nuit de Noël. Il arriva au milieu
«des ruines du château, juste au moment où le
diacre chantait à l'église la généalogie de Notre-
:Seigneur. Ses compagnons eurent peur et l'a-
bandonnèrent. Mais lui, sans se laisser décou-
rager par cette défection et soutenu par l'espoir
de s'enrichir s'il découvrait la comète, pénétra
dans le souterrain et se dirigea vers une petite
llueur qui lui apparaissait dans le lointain. Ar-
rivé devant une porte de fer, il y frappa trois
coups. La porte lui fut ouverte par un page
richement vêtu. Il entra d'abord dans un ves-
tibule, puis dans une grande salle, où une
«Quantité de cavaliers et de dames se réjouis-
- 43 —
saient et faisaient bonne chère. Comme notre
homme était là debout et les regardait, le
président du banquet, qui était Jacques d'Ar-
guel lui-même, lui fit signe de s'asseoir au bout
de la table, où on lui servit à boire et à man-
ger. A la fin du repas, quand les cavaliers et
les dames quittèrent la table pour le bal, le
page qui avait reçu le villageois le conduisit
dans une salle brillante où se trouvait la fa-
meuse comète. Cette prétendue comète avait
deux escarboucles en guise d'yeux ; des rayons
de diamants formaient sa chevelure, et sa queue
se composait de toutes sortes de pierreries. Le
paysan était ébloui. Cependant le page puisa
avec ses mains dans la gueule de la comète,
aussi étincelante qu'une fournaise, et en retira,
à plusieurs reprises, plus de mille pièces d'or,
qu'il étala devant son compagnon en lui faisant
signe de remplir ses poches. Quand le paysan
eut obéi, le page le conduisit dans la salle à
manger, et le pauvre homme faillit mourir
d'effroi en voyant des esprits si brillants et si
fiers qu'il avait quittés dans la joie, chargés de
chaînes rouges, se débattre dans un fleuve de
feu et de poix bouillante. — Arrivé à la porte
du château plus mort que vif, ce fut à peine s'il
entendit la recommandation du page, qui, tout
en l'invitant à profiter de ce qu'il avait vavi
ajoutait que, s'il tenait à ne point abréger son*
— 44 —
existence, il se gardât bien de révéler quoi que
ce fût de ce qui venait de se passer devant lui.
Le paysan s'en retourna encore tout tremblant
dans son logis, et emporta son or, qui lui servit
à acheter de beaux champs et de bonnes vignes,
que ses héritiers possèdent encore aujourd'hui.
Pendant bien des années, notre homme con-
serva le secret qui lui avait été si expressément
recommandé ; mais en devenant vieux, il se
mit à causer de choses et d'autres, si bien
qu'un soir, se trouvant à table avec ses amis,
il lui arriva de raconter ce qu'on vient de lire ;
et au moment même où il achevait son récit,
la mort le frappa subitement à la grande sur-
prise de ceux qui Técoutaient.
(Voir Album franc-comtois, page 65.)
21
Légende du Trou-au-Loup
(Canton de Besançon)
E village de Saône est situé à la lisière"
,~ d'un vaste marais qu'avoisine une an-
-< cienne voie romaine. Un château féodal
s'élevait autrefois en ce lieu, et l'on ra-
conte que Jeanne, la fille du châtelain, aimait
le beau chevalier Raoul de Besançon. Chaque
~ 45 ~
jour les deux amants renouvelaient sous les
ombrages des vieux maronniers du château
leurs doux serments d'amour. Un soir que le
ciel était bien sombre et que les arbres se
courbaient sous l'effort de la tempête, le jeune
homme voulut retourner à la ville. Jeanne,
appréhendant quelque malheur, essaya, mais
en vain, de le retenir. Raoul la pressa tendre-
ment une dernière fois sur son cœur et s'élança
gaîment sur son cheval de bataille qui disparut
bientôt dans l'obscurité. Comme il traversait
la plaine, des milliers de feux follets appa-
raissent et dansent de tous côtés. Le cheval
poursuit ces trompeuses lueurs; il arrive au-
dessus des rochers du Troup-au-Loup qui cou-
vrent d'immenses abîmes, où cheval et cavalier
furent précipités et disparurent à jamais. On
ajoute que Jeanne renonça au monde et entra
dans une communauté religieuse de Besançon y
où elle mourut en odeur de sainteté.
Récit de M. H. Emonin.)
-46 -
22
Ugald de Montfaucon
(Canton de Besançon)
/^^^) ontfaucon est une des localités les
^vil S AT ^US c^^^res ^u département du
s^S^ ^ou^s* S°n château, qui domine le
crçv vallon de Chalezeule, était le centre
d'une vaste baronnie, qui comprenait 1 20 villa-
ges et plus de 80 fiefs. La maison de Mont-
faucon a subsisté plus de trois siècles et demi
de mâle en mâle. Elle tenait le premier rang
dans la province après celle des souverains de
Bourgogne. Comme la maison de Rougemont,
elle a donné trois archevêques à l'église de
Besançon, et elle compte parmi ses membres
un rég-ent au royaume de Chypre et deux
connétables à celui de Jérusalem. Le 8 août
1479, Louis XI s'empara du château de Mont-
faucon et le démantela. Ses ruines sont encore
majestueuses aujourd'hui , vues de la plaine de
Thise ou des hauteurs du Signal. Sur le cane-
vas de l'histoire, l'imagination populaire a
brodé plus d'une légende. Voici celle d' Ugald,
qui a été chantée par Dusillet.
Issu du sang des rois, Ugald de Montfaucon
™ 47 ~
était puissamment riche. Une chose toutefois
manquait à son bonheur : il était horriblement
laid et ne pouvait se faire aimer d'aucune
femme. Sur ce point, qui le chagrinait fort, il
alla consulter un sorcier dont la résidence
habituelle était le Trou-au-Loup, caverne au
voisinage de Montfaucon. Le sorcier ne put
rien à son cas.
Le désespoir au cœur, Ugald prend la réso-
lution d'en finir avec la vie. Il court à toutes
jambes pour se précipiter dans la rivière. Au
moment où il allait s'élancer dans le gouffre,
un loup-garou se présente à lui, dressé sur ses
pieds de derrière. « Arrête, lui dit le monstre,
je connais la cause de ta détresse; je peux te
donner un talisman à l'aide duquel tu te feras
aimer à la folie de toutes celles que tu convoi-
teras. Fille ou femme, bergère ou princesse,
il te suffira pour la subjuguer de lui jeter sur
l'épaule ce collier enchanté. Mais je mets à ce
présent une condition. » — « J'y souscris,
répond Ugald, dussé-je au besoin me donner
au diable. » — « Le pacte est conclu, » répondit
Satan ; car c'était Satan lui-même qui , en
laissant aux mains d'Ugald le collier ensorcelé,
s'évanouit comme une ombre.
Pendant vingt ans, rinfâme Ugald usa et
abusa de son collier. Le nombre des femmes
qu'il perdit s'était accru prodigieusement. Un
- 48 -
soir, une innocente jeune fille de Chalèze était
par lui poursuivie sur le rivage du Doubs. Au
moment où il comptait lui jeter son collier sur
l'épaule, la jeune fille se précipita dans le
fleuve en invoquant Marie, sa divine patronne.
Au même instant un loup-garou, dressé sur
ses pieds de derrière, se présente à Ugald.
« Arrête, lui dit le monstre ; il est l'heure
d'accomplir la condition de notre pacte. Le
temps était à toi ; à moi maintenant l'éternité ! »
23
Thierry l'excommunié
(Canton de Besançon)
hierry III, surnommé le Grand Baron
de Montfaucon et plus connu encore
sous ce nom populaire Thierry V excom-
munié, vivait à la fin du XIIe siècle ou
au commencement du XIIIe. Il avait épousé la
pieuse Alix de Ferrette , à laquelle il causa
une profonde douleur, ayant encouru l'excom-
munication du prince-abbé de Lure. Dès lors
il sembla maudit. Il n'engendra que des filles
et un fils qu'il vit mourir sous ses yeux sans
postérité. Il y a moins de cinquante ans que les
vieilles gens de Montfaucon racontaient encore
— 49 —
que le Grand Baron, ou Thierry l'excommunié,
revenait dans les ruines du manoir par les nuits
d'orage. Une vieille, qui l'avait vu bien des
fois, disait qu'il était blanc comme un suaire
et toujours enveloppé d'une robe rouge qui
semblait le brûler. « Je le voyais, ajoutait cette
vieille, qui allait boire et se laver à la fontaine
qui est sous le château ; mais le malheureux
n'éprouvait aucun soulagement, et, seulement
quand on lui promettait des prières, il s'arrê-
tait un peu de pleurer et vous remerciait d'une
voix à fendre le cœur. Je me rappelle qu'une
nuit il allait répétant avec des sanglots : Je
.suis le Grand Baron ! Je suis le Grand Baron !
Puis il eut un éclat de rire affreux et montra
les ruines en criant : Ruine, le grand Mont-
faucon ! Ah ! ah ! ah ! ruines, le Grand Baron !
Depuis trente ans, on ne voit plus revenir le
Grand Baron dans les ruines du manoir ; on ne
Fentend plus pleurer durant les nuits d'orage,
et demander des prières aux vivants. On croit
que sainte Ferrette, sa femme, aura été assez
heureuse pour obtenir en sa faveur la miséri-
corde du ciel. Amen !
(Voir l'article du vicomte Chiflet sur les ruines de
Montfaucon, dans Besançon et la vallée du Doubs.)
— $o -
24
Légende de saint Lin
(Canton de Besançon)
AINT Lin, évêque de Besançon, succéda
à Pierre qui succéda au Christ. Saint Lin
étant venu à Besançon, monta un jour au
sommet du mont Cœlius (aujourd'hui la
citadelle) au moment où l'encens fumait au pied
des colonnes des Dieux. Il implore un prodige
afin de dessiller les yeux du peuple idolâtre.
Soudain la foudre lui répond, l'idole brisée
roule aux pieds de l'apôtre. Frappés de terreur,
les soldats, les assistants s'enfuient, de nom-
breuses conversions s'opèrent et l'Arbre de la
Croix s'implante pour toujours dans le roc du
mont Cœlius.
(Voir Ciiiflet, Vesontio, part. II, p. 9 et suiv.)
25
Le bras de saint Etienne
(Canton de Besançon)
OUS l'épiscopat de saint Prothade, évêque
de Besançon (6i3 à 624), Vos du bras de
saint Etienne, premier martyr, que l'é-
vêque Célidoine avait obtenu vers l'an
446 de la munificence de l'empereur Théodose,
fut miraculeusement conservé. Cette relique,
entourée d'or et de pierres précieuses, tenta la
cupidité des voleurs, qui s'introduisirent la nuit
dans l'église élevée sur la fin du IVe siècle en
l'honneur de saint Etienne sur le mont Cœlius
et enlevèrent les reliques vénérées. Arrivés
près de la porte Malpas, ils détachèrent du
reliquaire l'or et lés pierreries, et jetèrent
l'ossement sacré dans le tournant de la rivière
du Doubs, appelé depuis le gouffre de saint
Etienne. Le matin, des pêcheurs ayant aperçu
dans cet endroit une lumière extraordinaire,
s'approchèrent et découvrirent avec un reli-
gieux étonnement la relique que les eaux en-
touraient comme d'un mur. Ils en donnèrent
aussitôt avis à l'évêque Prothade, qui accourut,
à la tête de la population, pour être témoin du
— 52 —
prodige. La relique fut rapportée procession-»
nellement à la cathédrale, où elle devint l'objet
d'un culte plus populaire et plus éclatant encore
qu'auparavant.
26
Légende de saint Gallemant
(Canton de Besançon)
aint Gallemant appartient à notre pro-
vince, non par sa naissance, mais par ses
cp^r^ œuvres et surtout par sa mort. C'est en
. A9 effet Jacques Gallemant, premier direc-
teur des Carmélites de France, qui établit des
monastères de Tordre du Carmel à Dole, à
Salins et à Besançon. Les savants agiographes
des saints de Franche-Comté ne font pas men-
tion de saint Gallemant dans leur bel ouvrage
en quatre volumes. Ce fut pourtant à Besançon,
dit la légende, que Jacques Gallemant passa
les trois dernières années de sa vie et qu'il
mourut en i63o. Sa mort fut accompagnée de
circonstances merveilleuses, capables de tou-
cher les cœurs les plus endurcis.
Gallemant habitait depuis quelque temps la
ville de Dole; il avait atteint la 68e année de
sa vie, lorsque Dieu, dans un langage inconnu
- 53 ™
au monde, lui enjoignit de se rendre au plus
tôt à Besançon, pour s'y disposer au grand
jour de l'éternité. Le vénérable vieillard se
mit aussitôt en devoir d'obéir. Le père Placide
Bailly, religieux bénédictin du couvent de
Besançon, fut chargé de l'assister dans son
voyage. Le saint vieillard était tellement affai-
bli qu'il ne put soutenir les secousses de la
voiture, sans penser plusieurs fois à s'évanouir.
Enfin, parvenu au terme de son voyage, il mit
pied à terre et se retira dans le monastère des
Carmélites de Besançon, où il mourut la veille
de Noël 1630.
Comme il rendait le dernier soupir, on vit
disparaître un phénomène qui se faisait remar-
quer depuis un an au-dessus de sa chambre et
sur l'église du monastère, à certaines heures
du jour et de la nuit. C'était une espèce d'étoile
moins élevée que les autres astres. Son mou-
vement régulier s'effectuait de l'occident à
l'orient, depuis la chambre du saint vieillard
jusqu'au lieu où il fut inhumé dans l'église. Il
fut constaté que ce phénomène avait subi toutes
les phases de la maladie de Gallemant. Lorsque
le vertueux prêtre éprouvait du mieux dans sa
santé, Fastre mystérieux brillait d'un plus vif
éclat; lorsque le malade allait moins bien,
l'étoile pâlissait ; enfin elle disparut sans retour
au moment où le saint expira. Toutes lés cir-
i
— 54 —
constances de ce prodige furent relatées dans
un procès-verbal signé de i5 religieuses.
Le père Placide, qui avait fermé les yeux de
Gallemant, et quelques autres prêtres avec lui,
lavèrent le corps vénérable du défunt, selon
l'ancienne coutume de l'Eglise. Ils mêlèrent
souvent leurs larmes aux eaux lustrales pen-
dant cette pieuse cérémonie. Le corps fut en-
suite revêtu de tous les habits d'honneur qui
ornent les prêtres et placé dans une bière, le
visage découvert.
Il y avait alors à Besançon une jeune fille
d'une éminente vertu, et qui professait une
grande admiration pour la sainteté du véné-
rable défunt. Etant venue voir ce saint prêtre
pendant qu'il était exposé sur son lit funèbre,
elle s'agenouilla auprès de lui, et, par un mou-
vement d'enthousiasme religieux, elle s'appro-
chait pour baiser son auguste visage, lorsque
tout à coup une angélique rougeur se répandit
sur toute la figure de Gallemant mort depuis
34 heures. La jeune fille recule effrayée. On
appelle au plus tôt un médecin pour avoir
l'explication de ce phénomène. M. Plantamour,
docteur en médecine, homme jouissant d'une
grande réputation de science dans sa profes-
sion, déclara que cet événement était surna-
turel.
Par ce miracle évident, Dieu voulait ap-
- 55 -
prendre à la jeune fille qu'il fallait se contenter
de baiser les pieds des saints.
Gallemant fut inhumé dans un caveau de
l'église du monastère, du côté du maître-autel.
On raconte qu'un des hommes chargés de
descendre la bière dans le caveau et de le fer-
mer, voyant ses compagnons couper furtive-
ment quelques cheveux au défunt, pour les
conserver comme de précieuses reliques, les
imita, sans toutefois partager la vénération
qui les animait. Rentré chez lui, il voulut
examiner, par un sentiment de curiosité, les
cheveux qu'il avait soigneusement enfermés
dans son mouchoir, après y avoir fait un nœud,
afin qu'il ne pût se déplier. Surprise étrange !
toutes ses recherches sont inutiles, il ne re-
trouve plus rien dans son mouchoir si soigneu-
sement fermé. Il en est tellement frappé, qu'il
s'écrie avec un accent plein de conviction :
Gallemant était vraiment un saint!
(Voir V Homme de Dieu ou Vie de Jacques Galle-
mant, par M. l'abbé Trou.)
- 56 -
27
Notre-Dame des Jacobins
(Canton de Besançon)
ANS une des chapelles latérales de l'église
Saint-Jean, à Besançon, on voit une
image miraculeuse de la Vierge, au
sujet de laquelle la tradition rapporte ce
qui suit :
Claude Ménestrier, antiquaire et numismate
franc-comtois, étant devenu bibliothécaire du
cardinal F. Barberini, fut chargé par ce prélat
de faire des voyages en France, dans les Pays-
Bas et en Espagne, pour y recueillir des anti-
quités et des objets d'art. Comme il retournait
à Rome par mer, en 1632, il fut assailli, à
une petite distance de Marseille, par une tem-
pête qui mit en danger de périr le vaisseau
qu'il montait. Le patron déclare que le seul
moyen d'éviter le naufrage était de jeter à la
mer tous les effets des passagers. Les tableaux
et autres objets précieux de Ménestrier subi-
rent le sort commun. Une image de la sainte
"Vierge fut seule préservée. De retour à Rome,
Ménestrier l'envoya à Besançon pour y être
conservée en souvenir du danger auquel il
— 57 —
venait d'échapper. Placée d'abord dans f église
des Jacobins, elle fut ensuite transférée à la
cathédrale où ce tableau de la chapelle de la
Vierge est encore désigné sous le nom de-
Notre-Dame des Jacobins.
(Alex. Guenard, Besançon, p. 63:)
28
La chapelle de Saint-Fort a Morre
(Canton de Besançon)
E village de Morre n'a pas toujours été
où il est actuellement, ou bien il avait
plus d'étendue. Dans le canton de vigne
appelé Saint-Fort, au nord-est du village,
on trouve des ruines qui indiquent qu'il y a.
eu des habitations dans cet emplacement. La
tradition rapporte qu'il existait sur ce point
une chapelle dédiée à saint Fort, patron de la
paroisse. On venait autrefois de loin invoquer
la protection de saint Fort dans les circon-
stances difficiles. On raconte qu'un jeune
homme de Mamirolle fréquentait depuis quel-
que temps une maison où il y avait une jeune
fille assez jolie, mais fort légère. Le père de la
jeune fille, qui était violent de caractère, dit
un jour au jeune homme : Tes visites ont-
- 58 -
compromis ma fille ; tu vas l'épouser, sinon je
te tue. Le jeune homme demanda vingt-quatre
heures de réflexion et vint consulter son père,
qui lui dit d'un ton plus menaçant encore : Si
tu épouses cette fille, je te renie pour mon fils
-et je te maudis... Dans cette pénible occurrence,
ne sachant à quel saint se vouer, il court
comme un insensé par monts et par vaux. Il
arrive par hasard devant la chapelle de Saint-
Fort; il se jette à genoux sur le seuil et prie
le saint de tout son cœur. Bientôt il se sent
armé d'une résolution inébranlable. Il fait vœu
de renoncer au monde et va s'enfermer dans
un couvent de pénitents noirs, où il donna
l'exemple d'une vie édifiante et où il mourut en
odeur de sainteté.
29
Légende de Jacquemard
(Canton de Besançon)
N i5y5, vivait à Besançon un pauvre
vigneron nommé Jacquemard, qui rem-
plissait les fonctions de bedeau dans
l'église de Sainte- Madeleine. En cette
même année, le territoire de Besançon fut en-
vahi et ravagé par les huguenots venus de
- 59 -
Montbéliard, de Neuchâtel et autres lieux.
Dans cette grave conjoncture, le vieux Jacque-
mard s'était imposé la rude tâche de faire le
guet nuit et jour au-dessus du clocher. Toutes
les fois que les huguenots tentaient de péné-
trer dans la ville, il sonnait le tocsin et aussitôt
les habitants prenaient les armes et repous-
saient l'ennemi aussi loin que possible. Cepen-
dant, le 21 juin 1575, à dix heures du soir
environ, les hug-uenots réussirent à pénétrer
dans la ville par la tour de la Pelotte et par la
porte Battant. Déjà ils pillaient les maisons,
lorsque Jacquemard, veillant au-dessus de sa
tour, sonna l'alarme. Les habitants accoururent
aussitôt, arrêtèrent les huguenots et les défi-
rent complètement. Le salut de la ville fut
attribué au dévouement de Jacquemard. En
mémoire de cette belle action, ses concitoyens
placèrent sur Tune des tours de l'église Sainte-
Madeleine, pour sonner les heures, une gro-
tesque statue de fer qu'ils appelèrent de son
nom et qui attire encore aujourd'hui les regards
curieux des passants.
(Voir Jacquemard de la Madeleine, par l'abbé Gui-
bard; — Charles Nodier, Nouvelles, les Marionnettes,)
30
Légende de Barbizier
(Canton de Besançon)
arbizier, le héros principal de la crèche
, de Besançon, n'est-il qu'une figure mo-
rale, ou bien a-t-il existé réellement un
Boussebot, ou bourgeois de Battant,
porteur de ce nom populaire? Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il existait autrefois, et qu'il
existe peut-être encore aujourd'hui à Besançon,
plusieurs familles de Barbizier. Ce qui est non
moins certain, c'est qu'une foule de bonnes
gens croient sincèrement dans Besançon à
l'existence perpétuelle du vigneron patriote
qui conduit chaque année à la crèche le peuple,
le clergé, les grands, et qui se charge d'expri-
mer au Dieu nouveau-né les doléances de la
province. Depuis plus de 200 ans, cet immortel
Barbizier est le critique le plus jovial et en
même temps le plus sévère des mauvaises
doctrines et des mauvaises mœurs. Sa verve
ne vieillit pas; elle est aussi féconde que jamais.
Ses marionnettes, prêtres, religieuses, magis-
trats, ramenés chaque hiver aux pieds du
Sauveur, représentent encore maintenant, avec
_ 6i —
tant de naïveté et de charme, les costumes et
le langage de toutes les classes de la société,
que l'imagination du peuple s'est complu à
considérer Barbizier comme un personnage
mystérieux et invisible, dont la mission est
d'accomplir à Besançon une œuvre à laquelle
il ne peut faillir. Aussi, se souvient-on quel fut
le désappointement des gens quand un jour de
1864, au commencement de novembre, on
trouva près de l'église Saint-Paul, une tombe
sur laquelle on lisait le nom de Barbizier.
Tout le monde courait et voulait s'assurer si
réellement Barbizier avait pu mourir et si
cette tombe était vraiment la sienne. Le peuple
ne revint de son émoi que quand il fut bien
convaincu que cette . tombe n'était que celle
d'une femme née Barbizier. — Ce n'est pas
non plus la tombe de Natoure, observait à cette
occasion un brave homme de la rue Saint-
Paul, qui croyait probablement à l'existence
perpétuelle de Natoure, comme à celle de
Barbizier.
(Voir Charles Nodier, Nouvelles, les Marionnettes.)
3i
Légende de la place Labourey
(Canton de Besançon)
epuis un temps immémorial, le marché
se tient, à Besançon, sur la place La-
bourey, qui, avant 1618, s'appelait place
du Vieux-Marché. Le sol qu'occupe l'édi-
fice des halles était alors l'emplacement de
plusieurs maisons particulières. L'une de ces
maisons appartenait à un nommé Labourey,
assassin célèbre dont la triste popularité n'a
été dépassée de nos jours que par celle des
Tropmann et des Dumolard. Ce malfaiteur,
dont la justice parvint enfin à découvrir les
forfaits, fut exécuté devant sa maison le 1 8 mai
161 8. Cette maison fut ensuite rasée, et, depuis
cette époque, la place du Vieux-Marché a
perdu son ancien nom et retenu celui de place
Labourey. Suivant la tradition, Labourey au-
rait été un pâtissier renommé dans son état et
dont les pâtés étaient très recherchés. Pour les
rendre plus succulents, il y faisait entrer, dit-
on, de la chair hachée de petits enfants qu'il
égorgeait après les avoir adroitement attirés
chez lui. Un hasard tragique fit découvrir le
- 63 -
secret de ce scélérat : un petit doigt d'enfant
fut un jour trouvé dans ses pâtés. Ce fait extra-
ordinaire fut révélé à la justice. Une perquisi-
tion domiciliaire s'ensuivit et Ton trouva chez
le pâtissier les os de plusieurs cadavres d'en-
fants et le corps non encore entièrement haché
de sa dernière victime. Ne pouvant nier l'évi-
dence, Labourey avoua ses crimes. Il fut con-
damné à mort et exécuté sur le lieu même de
ses forfaits; sa maison fut rasée, puis la place
qu'elle occupait fut labourée et semée de sel.
(Voir : Mémoires inédits, publiés par l'Académie de
Besançon, tome II, pages 47 et suiv.)
32
La Combe de l'Homme-Mort
(Canton de Besançon)
(^W^|ON loin de Besançon, presque au centre
<^ï/jjl^ de la forêt de Chailluz, il existe, entre
^=^Qts autres lieux mal famés, une vallée sans
issue qui s'appelait autrefois la Combe
de V Ermite et qui se nomme aujourd'hui la
Combe de l'Homme-Mort.
Voici ce que les bûcherons de la forêt ra-
content entre eux, quoique diversement, chaque
fois qu'ils exploitent la partie du grand bois de
- 64 -
Chailluz qui porte cette lugubre dénomination :
Il y a quatre cents ans et plus, un serviteur
de Dieu avait quitté le monde pour s'enfoncer
dans la solitude et y méditer plus profondé-
ment sur ses fins dernières. C'est dans cette
combe qu'il avait établi sa retraite. Il y vivait
de peu de choses, comme les anachorètes des
premiers temps. Peut-être même les anges du
ciel venaient-ils quelquefois lui apporter ce qui
était nécessaire à sa subsistance; car il ne
demandait point l'aumône et ne recevait rien
des personnes qui venaient fréquemment le
visiter. On ne tarda pas à supposer dans le
pays que cet ermite avait un trésor considé-
rable dans lequel il puisait pour se procurer de
quoi vivre. Il n'en fallut pas davantage pour
tenter la cupidité d'un méchant nommé Colbus.
qui vendit son âme au diable, et qui vint une
nuit égorger le saint ermite pour lui ravir sa
bourse. Or, cette bourse ne contenait que des
médailles de cuivre qui ne firent pas le compte
du brigand. Toutefois le diable le dédommagea
de cette déconvenue pendant les cinquante
années de bonheur qui avaient été stipulées
comme prix de l'âme de l'assassin.
Pendant cinquante ans, Colbus jouit en effet
de la plus complète prospérité. On ne parlait
dans toute la province que de ce libertin devenu
grand seigneur, dont toute femme était éprise
- 65 -
et tout mari jaloux. Dans son emportement
vers les plaisirs, il ne pouvait se fixer nulle
part. Il voyageait constamment, promenant de
lieux en lieux sa fortune et ses débauches.
Un soir, au bout des cinquante années mar-
quées par le pacte infernal, dont le seigneur
Colbus ne se souvenait plus, mais que le diable
n'oubliait pas, il faisait un orage affreux. Un
voyageur égaré, vêtu comme un noble cheva-
lier, entre dans une cabane de coupeurs qui se
trouvait établie au fond même de la Combe
de V Ermite. Il raconte aux gens de la chau-
mière que son damné de cheval, épouvanté par
le tonnerre et les éclairs, ou emporté par le
diable, l'a égaré durant trois heures, de forêts
en forêts, de ravins en ravins, jusqu'à ce qu'il
ait pris le parti de se jeter dans ce précipice,
où cheval et cavalier pouvaient trouver la mort.
Le cheval seul avait péri dans la chute sous le
corps du cavalier.
— Vous l'avez échappé belle, seigneur, dit
en riant un petit homme qui était entré presque
en même temps que lui dans la cabane pour s'y
abriter de la pluie. On se chauffe. On raconte
quelques histoires d'autrefois au coin du feu.
Le petit homme invita la bûcheronne à raconter
celle de V ermite. Cette histoire glaça d'effroi
le voyageur, qui n'était autre que l'assassin
Colbus lui-même, et elle fit rire le petit homme,
— 66 —
qui n'était autre que le diable en personne.
Celui-ci qui guettait sa proie, ayant vu pâlir
Colbus au récit de la bûcheronne, lui dit d'un
ton narquois : — On croirait, seigneur, que
cette histoire vous ait fait peur. — Non pas,
reprit Colbus, qui, observant que la pluie s'é-
tait écoulée, voulut s'en aller sur le champ.
On voyait que la rencontre de ce petit homme
lui avait fort déplu, et il fut impossible de le
retenir malgré l'heure avancée. Le petit
homme laissa Colbus s'éloigner ; mais à son
tour il prît bientôt congé des gens de la chau-
mière, en leur disant : Je connais le pays ; je
vais suivre ce galant homme dans sa route, de
crainte qu'il ne s'égare.
Quand ces deux étranges personnages furent
partis, le bûcheron et la bûcheronne se regar-
dèrent longtemps sans mot dire. Ils avaient la
même pensée et n'osaient se la communiquer.
Cependant l'un et l'autre avaient deviné juste.
On ne se coucha pas cette nuit-là sans avoir
purifié la cabane par des prières et des fumi-
gations de bois consacré et d'eau bénite.
Le lendemain matin, les coupeurs trouvèrent
dans la combe, à cent pas de la cabane, le
cadavre de Colbus tout lacéré, tout déformé
par les convulsions de l'agonie, tout rapetissé,
tout racorni par l'action d'un feu céleste ou
infernal, enfin presque-méconnaissable . Quand
_ 6; -
on voulut le soulever pour le transporter au
cimetière, il tomba en poussière de souffre, et
une flamme voletant tout autour arda quiconque
ne se tint à notable distance.
C'est depuis ce temps, dit-on, que la Combe
de V Ermite, au bois de Chailluz, s'est appelée
la Combe de V Homme-Mort.
Sur le thème de cette légende, Ch. Nodier a
écrit un de ses plus jolis contes. On lui repro-
che d'avoir placé la scène de son récit entre
Bergerac et Périgueux plutôt qu'à la Combe
de V Homme-Mort, dans la forêt de Chailluz,
où il avait, disait-il, recueilli dans sa jeunesse
la donnée de cette histoire populaire. Qu'im-
porte d'ailleurs qu'entre Bergerac et Périgueux
il existe un lieudit semblable et une tradition
analogue. Les légendes sont des fleurs sau-
vages, dont la graine se répand souvent dans
plusieurs contrées différentes par l'effet d'une
loi encore inconnue de l'esprit humain.
— 68 —
33
Le père Césaire
et la légende du saint patron
(Canton de Besançon)
L est toujours bon, croyez-moi, d'avoir
pour patron un grand saint du ciel qui
vous protège pendant cette vie et vous
^ assiste au redoutable passage de la vie
du temps à celle de l'éternité.
Césaire Bergerot est né à Besançon vers le
milieu du XVIIIe siècle. Il était neveu du père
Elisée, célèbre prédicateur dont il a édité les
sermons en y joignant une préface. Ainsi que
son oncle Elisée, Césaire Bergerot était entré
jeune encore au couvent des Carmes déchaus-
sés de Besançon. C'était néanmoins un homme
du monde. Un jour, en costume de gentil-
homme, il était venu dîner avec dom Grappin
chez M. de Saint-Simon, alors gouverneur de
Franche-Comté. A l'issue du repas, Césaire
proposa une promenade à dom Grappin, qui
ne put accepter. Ils se quittèrent à l'extrémité
de la rue Saint- Vincent et Césaire s'achemina
seul jusqu'à la porte Notre-Dame, où il prit
le chemin du rempart qui fait le tour de la
- 69 -
ville. Arrivé à la porte du Saint-Esprit, il
trouva une sentinelle sous les armes. Césaire,
qui était en bas de soie et qui portait culotte,
avait dans son gousset une montre dont la clé
pendait au dehors. La sentinelle lui demanda
l'heure. Césaire tira sa montre et la fit voir à
la sentinelle, qui la lui arracha brusquement
des mains. Etonné d'une telle audace, Césaire
redemande sa montre. « Je vous la rendrai, dit
la sentinelle, si vous me comptez cent écus. »
Césaire insiste et menace de porter plainte.
« Si vous portez plainte, dit la sentinelle, je
vous accuserai de me l'avoir donnée en me
faisant d'infâmes propositions. » Césaire vint
immédiatement raconter le fait à M. de Saint-
Simon, chez lequel il avait dîné. On relève la
sentinelle sur-le-champ ; on la conduit au poste
Saint-Pierre pour l'interroger. L'accusé allègue
pour sa justification que la montre lui a été
donnée par le religieux et qu'elle est le prix de
complaisances hontêuses. Comme, en l'ab-
sence de tout témoin, il n'existait d'autres
-éléments que les antécédents de l'accusé et
•<:eux du plaignant, le caractère parfaitement
respectable de celui-ci et l'honneur d'une vie
sans tache ne permirent pas aux juges d'hési-
ter entre les deux, et le soldat, dont les moyens
de défense consistaient à s'accuser, lui-même
d'une turpitude, fut condamné. Dom Grappin,,
— ;o —
racontant ce fait à ses contemporains de notre
siècle, ne manquait jamais de rendre le plus
«complet témoignage à l'innocence de Césaire.
Mais le vent de l'opinion soufflait si fort en ce
temps là contre tout ce qui appartenait à la vie
monastique, que Césaire devint en butte à
toutes sortes d'avanies de la part de la jeunesse
et fut contraint de s'expatrier. La révolution
4e 89 commençait. Césaire gagna l'Italie et se
réfugia à Naples, dans un couvent de carmes
.déchaussés semblable à celui dont il avait fait
partie à Besançon. Il y avait le titre de chape-
lain de l'ambassade française. Là, il prêcha en
français devant une assemblée de 4,000 per-
sonnes, dont aucun n'entendait cette langue.
Mais l'éloquence de Césaire était si entraînante,
dit l'abbé Galliani, que non-seulement il se
feisait comprendre,, mais encore applaudir.
Un jour entre autres il prêchait, mais cette
fois en italien, pour le rétablissement daim
couvent et d'une église qui menaçaient de
toiïiber en ruines. S'inspirant d'un souvenir
•duipays:natël, il raconta la légende suivante,
*quM avait apprise dan s son jeune âge au cou~
went des Carmes déchaussés de Besançon :
« Un pauvre pédheur venait de mourir. Son
i&me par ut devant ŒMeu et fut obligée de rendre
compte de ses aations. Le bien et le niai furent
0eté$ dans les bassins d'une balance pour
- 7i -
éprouver lequel des deux était le plus pesant.
Le bassin qui renfermait le bien se trouva être
beaucoup plus léger et monta tout à coup.
L'âme du pécheur fut donc condamnée aux
régions infernales, conduite par les anges à
l'abîme sans fond et livrée entre les mains des
diables, qui la précipitèrent dans les flammes*
Déjà l'élément dévorateur avait saisi ses pieds
et ses jambes, ses entrailles et sa poitrine ; sa
tête seule s'élevait encore au-dessus des va-
gues de feu, lorsqu'il s'écria : O mon safei
patron ! abaissez vos regards sur moi ; prenez
pitié de ma pauvre âme. Jetez bien vite dans
le bassin où sont mes bonnes actions toute la
chaux et les pierres que j'ai données pour
réparer le porche du couvent des Carmes de
Besançon. Le saint patron exauça aussitôt sm
prière. Il ramassa toute la chaux et les pierres,
les jeta dans le bassin du bien, qui emporta
celui du mal, et l'âme du pécheur s'élança à
l'instant même dans le paradis. »
Cette légende toucha tellement le cœur des
auditeurs, que l'argent abonda de tous côtés,
et que le couvent et l'église furent restaurés
avec magnificence.
Je n'ajouterai rien à ce récit, sinon que,
parmi les personnes qui composaient ce jour-
là l'auditoire du père Césaire, se trouvait par
hasard un jeune homme qui se nommait B©-*
- 72 -
naparte, et qui devint l'empereur Napoléon Ier.
Le fait est raconté tout au long, ainsi que la
légende, dans le Mémorial de Sainte-Hélène.
34
Légende de Rosemont
(Canton de Besançon)
N 1 29 1 , Eudes de Rougemont était prince-
archevêque de Besançon. Ce prélat, dur
et hautain, cherchait par tous les moyens
à vexer et à humilier les citoyens de la
ville libre de l'empire. Afin de les tenir en
bride et pour se prémunir contre leurs atta-
ques, il résolut de se bâtir un château très
fortifié sur une montagne aride, située à peu
de distance de la ville, du côté du sud. Mais
les ouvriers qu'il employa d'abord pour faire
l'ouvrage ne l'avançaient guère, car, ce qu'ils
construisaient pendant le jour, les citoyens le
démolissaient durant la nuit. L'archevêque,
voyant qu'il perdait son temps et son argent,
en se servant d'ouvriers faits de chair et d'os,
appela, dit-on, à lui l'esprit infernal qui avait
-autrefois élevé le pont de pierre de la ville, et
le força de bâtir dans une seule nuit la forte-
resse, objet de son ambitieuse convoitise. Rien
— 73 —
n'égala la joie de ce prince mitré, quand il vit
que tout était fini ; il prit aussitôt possession
de sa nouvelle demeure, et montrant à son
maréchal les rochers nus sur lesquels elle était
bâtie, il lui dit d'un ton goguenard : « Avant
que les Besançonnais viennent me chercher
jusqu'ici, les roses croîtront sur ces rochers. »
Or, à trois jours de là, le dimanche après la
fête de sainte Madeleine, comme le prélat était
encore au lit, voici que son maréchal arrive
auprès de lui et lui dit : « Cher et honoré
prince, il y a à la porte sept paysans grands et
forts comme des géants ; ces hommes, qui por-
tent des roses à leurs chaperons, probablement
en signe de fête, demandent instamment qu'il
leur soit permis de vous présenter leurs hom-
mages dans votre châtel neuf. » Eudes, qui
n'était jamais si heureux que lorsqu'il voyait
les humbles prosternés devant lui, dit à son
maréchal : « Que ces sept rustres entrent donc ;
mais qu'ils aient soin auparavant de se dé-
chausser et de porter leurs souliers à leurs
mains, et cela en signe de soumission et de
respect. » Le maréchal exécuta à la lettre les
ordres de son maître. Les prétendus campa-
gnards, qui étaient réellement hauts et vigou-
reux comme des géants, entrèrent donc et se
déchaussèrent, ainsi que cela leur était recom-
mandé. Mais à peine eurent-ils en leurs mains
— 74 —
leurs gros souliers ferrés, qu'ils s'en servirent
pour assommer les soldats, gardiens de la
porte, en criant d'une voix formidable, qui fit
tressaillir le seigneur Eudes dans son lit :
« Besançon, la ville libre ! Besançon, la cité
impériale ! à la rescousse les sept bannières ! »
A ce cri, les bourgeois de Battant, Char m ont,
Arènes, le Burg, Saint-Quentin, Saint-Pierre
et Chamars, qui se tenaient cachés au pied de
la montagne, déployèrent le drapeau de la
cité, et arrivèrent en courant au château, où
ils entrèrent par la porte que les faux paysans
avaient en leur pouvoir, et s'emparèrent de
tous les soldats du prélat qui essayèrent de
résister. Eudes lui-même n'eût pas été plus
épargné que les autres, si les gouverneurs,
respectant en lui son double caractère de prince
de l'Eglise et de l'Empire, ne l'eussent fait
évader en secret et sous un déguisement. Il se
réfugia à six lieues de là dans la tour du châ-
teau de Gy, d'où il excommunia les citoyens
de Besançon et jeta l'interdit sur leur ville.
Mais les Besançonnais commençaient à s'ha-
bituer aux foudres de leur chef ecclésiastique,
et quand il les privait de la consolation d'ouïr
la sainte messe, ils se la faisaient dire de force
par de pauvres moines.
Ce fut, dit-on, à cause des roses attachées
aux chaperons des sept bourgeois déguisés en
- 75 ~
paysans qui avaient surpris le château, que la
montagne sur laquelle la forteresse avait été
élevée prit le nom de Montagne des Roses ou
Rosemont. De plus, pour perpétuer le souve-
nir de cet événement, les Besançonnais firent
sur leur expédition le quatrain suivant :
En mil trois cent, ôtez-en neuf,
Sur Rosemont fut Châtel neuf ;
Ne se passa trois jours ou quatre
Que ce château Ton vint abattre.
Il ne resta pas une seule pierre de la forte-
resse archiépiscopale, dont les matériaux ser-
virent à réparer les remparts de Battant et de
Charmont. (Album franc-comtois,^. 75.)
(Voir, au point de vue de la vérité historique, la
dissertation publiée par M. A. Castan, dans les
Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs, ayant
pour titre : Doit-on dire Rognon ou Rosemont!)
35
Le Bout du Monde
(Canton de Besançon)
L existait, il y a bien longtemps, un riche
baron qui s'appelait Thor et qui habitait
un vieux château situé sur une roche à
quelques lieues en aval de Besançon,
sur la rive gauche du Doubs. Ce baron avait
une fille jeune et belle qui aimait un jeune
homme du voisinage et qui en était aimée.
Thor ne voulait point donner sa fille en ma-
riage à ce dernier, parce qu'il ne le jugeait pas
d'une extraction assez illustre. Il s'appelait
Férand, tout court. Un jour que la jeune châ-
telaine se promenait au bord de la rivière en
cueillant un bouquet de myosotis, tandis que
Férand la regardait de la rive opposée en lui
faisant les plus doux yeux, un hardi cavalier,
qui n'était autre que le sire d'Arguel, vint à
passer en ce lieu. Séduit par la vue de cette
jeune fille, celui-ci met pied à terre, la prend
dans ses bras et remonte avec elle sur la croupe
de son cheval. Les voilà partis tous deux
dans la direction d'Arguel. La jeune fille
épouvantée se met à crier de toute sa force ;
— 77 —
« A moi, mon Férand! » Le lieu ou ce cri de
désespoir vint retentir aux oreilles de celui
qu'elle aimait se nomma depuis Mont férand.
Férand, qui était aussi à cheval de l'autre côté
de Veau, part au galop dans la même direction
que le ravisseur. Il ne pouvait l'atteindre
parce que le fleuve les séparait toujours. La
jeune fille, qui se voit perdue, s'écrie, en éten-
dant les bras du côté de Férand : « Ah !
venez ! » Le village que l'on bâtit plus tard en
cet endroit fut appelé Aveney, en mémoire,
dit-on, des cris répétés que la fille de Thor y
proféra. Férand donne un coup d'éperon vi-
goureux à son cheval, qui, sans être ailé comme
Pégase, traverse le Doubs.d'un seul bond dans
un lieu que l'on nomme encore aujourd'hui Le
Saut. Le sire d'Arguel avait de l'avance sur
Férand ; mais celui-ci ne tarda pas à gagner
du terrain. Il n'est bientôt plus qu'à une courte
distance du ravisseur. Celui-ci se voyant près
d'être atteint, au pied même de son manoir,
lui dit : « Vilain ! jusqu'où prétends-tu me
poursuivre? » — Jusqu'au Bout du Monde,
répond Férand. A l'instant un tremblement de
terre a lieu, une montagne tombe et enferme
le ravisseur et sa victime dans un cercle de
rochers qui s'appelle encore aujourd'hui le
Bout du Monde. Férand se précipite sur le
sire d'Arguel et le tue d'un coup d'épée. Il
- 78 -
ramène aussitôt la fille de Tlior au château de
son père. Croyant qu'il était plus sage de
marier sa fille à Férand que de lavoir exposée
à de nouveaux malheurs, Thor consentit à une
union que l'on célébra peu de jours après cet
événement dans la chapelle du château. A une
année de là, on fêtait la naissance d'un bel
enfant que la fille de Thor venait de mettre
au monde, et les gens de la contrée disaient
de toutes parts : Voilà le vieux Thor aise.
Thor aise devint depuis ce temps-là le nom
du lieu et du château qui existe encore aujour-
d'hui. Ce récit, vraisemblablemen imaginé, a
paru, il y a plus de quarante ans, dans une
feuille périodique de Besançon, où on le re-
trouvera peut-être avec de plus grands déve-
loppements.
36
Attila devant Besançon
(Tradition historique)
ttila, qui se disait lui-même le fléau
de Dieu et le marteau de sa vengeance,
après avoir traversé sans obstacle une
partie des Gaules, essuya une san-
glante défaite dans les plaines de Châlons^
- 79 -
sur-Marne, où il laissa 200,000 hommes sur le
ehamp de bataille. Plein du désir de se vengerr
il Renferma dans ses chariots,- et prit, à travers
le pays des Séquanes, la grande route de
l'Italie. Il mettait tout à feu et à sang, rava*-
geait les campagnes, brûlait les villages, in-
cendiait les églises et y commettait d'horribles
profanations. Il ne tarda pas à se présenter
devant Besançon, vieille cité romaine, encore
riche en monuments romains, mais fidèle à la
foi que ses apôtres lui avaient enseignée. A
l'approche des Huns, la ville ferme ses portes ;
Attila en ordonne le siège. Effrayés de ce que
î'on racontait des barbares, les assiégés se
pressent dans les lieux saints, entourent les
autels de leurs protecteurs et leur adressent
des vœux ardents pour la délivrance du pays.
Le matin du jour où doit se livrer l'assaut,
l'évêque Célidoine célèbre la messe en pré-
sence d'une assemblée nombreuse; et, après
avoir distribué le Pain de Vie aux combattants,
le courageux pasteur les conduit lui-même
sur les remparts, en portant dans ses bras les
reliques des martyrs. Le choc des deux armées
fut terrible, et les cadavres des morts comblè-
rent les fossés. Le nombre enfin l'emportevles
murs sont escaladés et tous les habitants sont
massacrés sans distinction. Le Fléau de Dieu
entra dans la ville au milieu des acclamations
— 8o —
de ses troupes, et le spectacle de l'incendie
compléta bientôt celui du carnage et de la
mort. Dieu permit le triomphe d'Attila pour
purger la terre des derniers restes de la cor-
ruption payenne et pour éprouver la fidélité
des chrétiens. Si Attila frappa comme la foudre,
il passa comme l'ouragan, et Dieu brisa bientôt
dans sa miséricorde la verge qu'il avait choisie
dans sa colère. La cité chrétienne qui l'avait
imploré ne répandit pas inutilement devant
ses autels ses larmes et ses prières. Elle se
releva bientôt de ses ruines à l'ombre de la
croix, et, dans ces mêmes lieux que les Huns
quittèrent en se demandant avec orgueil où
avait pu être Vesontio, on se demande aujour-
d'hui où donc a pu passer Attila.
(Voir Histoire du comté de Bourgogne , t. I, p. 35;
— Vie des saints de Franche-Comté , t. I, p. 148.)
37
La Fiancée d'Arguel
(Canton de Besançon)
OUT semblait dormir dans le château
d'Arguel. La lune éclairait ses tourelles ;
les girouettes criaient au vent, et l'archer,
appuyé sur sa hallebarde, était immobile
— 8i —
comme une statue de marbre à l'angle du préau.
Il regardait, à travers la brume, les forêts qui
s'agitaient à ses pieds et, dans les profondeurs
du val, le Doubs dont le murmure s'élevait à
peine jusqu'à lui.
Tout semblait dormir dans le manoir.
Cependant une lumière veillait encore à la
tourelle de l'orient, et Blanche d'Arguel ne
dormait pas.
Blanche était seule dans la tourelle. Elle
reposait sur sa couche à dais et à tenture verte.
Une lampe, fixée à la voûte par une chaîne de
cuivre, brûlait dans la chambre gothique et
éclairait à demi les tapisseries qui couvraient
la muraille. Un théorbe de ménestrel reposait
auprès d'unegrande corbeille de fleurs, cueillies
pour le jour des fiançailles et qui devaient parer
Blanche le lendemain.
Or, la jeune fille songeait à son fiancé qui
devait venir avec l'aurore faire résonner son
cor dans les rochers d'Arguel ; mais une inquié-
tude vague troublait sa veillée ; ses idées deve-
naient sombres sans qu'elle sût pourquoi, et
sa tête était brûlante.
; — Ne suis-je pas bien heureuse? se deman-
dait-elle; et son cœur ne répondait rien.
Elle évoqua toutes les brillantes images d'un
jour de fiançailles ; elle vit la grande salle du
château toute illuminée et toute pleine du chant
— 82 —
des ménestrels ; les clievaliers assis au ban-
quet buvaient à sa beauté dans leurs couper
presque aussi profondes que leurs casques*
L'un d'eux, le plus jeune et le plus vaillant,
est son fiancé; c'est Férand, le plus hardi des
francs barons du Jura, aussi timide auprès
d'elle qu'une jeune fille, Férand qu'elle aime
et qui doit la conduire à la chapelle du manoir.
Elle se voit chevauchant auprès de lui, comme
jadis à côté de son père, au milieu de varlets
et (d'hommes d'armes et courant les bois de
Fugey et de Montrond, le faucon au poing et
les cheveux flottant au vent.
Toutes ces images riantes qui avaient peuplé
ses rêveries de jeune fille allaient se réaliser
le lendemain. Cependant, à mesure qu'elles
passaient devant ;elle, elles s'assombrissaient:
comme les nuages lorsque le soleil retire sa
lumière. La mélancolie descendait dans l'âme
de la jeune fille.
— D'où vient que je suis triste et que mon
cœur est plus vide que jamais ? se ■demandait-
elle ; et sa tête s'appesantissait, .et elle éprou-
vait je ne sais quoi de douloureux dans l'âme
et dans le corps. Elle ferma ses paupières en
se recommandant à Notre-©ame -et à Messire
Saint Ferréol, puis elle s'endormit, Mais son
sommeil ne fut point paisible:: mn soufile iêtmt
précipité ; ses oreilles étaient pleines de êinte<-
- 83 -
ments ; des formes singulières tourbillonnaient
autour d'elle ; ces sons s'arrêtaient et se préci-
taiemt, ces formes se raccourcissaient et s'allon-
geaient avec un ensemble bizarre, et la danse
imaginaire suivait dans sa mesure les batte-
ments du cœur de la jeune fille,. Ces visions
lui faisaient mal : elle s'éveilla.
— D'où vient que mon sommeil est si lourd ?
se dit-elle, et, se soulevant sur sa couche, elle
essuya son front couvert de sueur. La lampe
de la voûte s'était éteinte, mais la lune res-
plendissait dans l'ogive de la fenêtre et la
chambre était pleine de lumière. Et voilà
qu'elle oorut voir .au dehors des lutins et des
sylphes argentés et transparents comme l'air
<3tà ils nageaient : leurs petites ailes frappaient
les vitraux gothiques et ils voltigeaient par
milliers comme des moucherons dans un rayon
de soleil.
— 0uvre*tfxous ta fenêtre, jeune fille, disaient
l&nm voix argentines! Nous apportons les
brises de la -xmit sur nos ailes. Ouvre ! nou&
soïuffîeœi&s dans les plis tièdes de tes rideaux
et dwm tm dhew<im% blonds,, et ton sommeil
sara Àom% ao»me celui du saule dont le veut
du matha caresse la chevelure ,
Bla^'cha avait la vue éblouie, • te vertige
égarait $e® sens, «elle crut rêver et sa tête
mt©m%a eut saaa chevet;; mais voilà que la
_ 84 -
théorbe rendit un son d'une douceur infinie.
Elle vit devant elle une dame blanche qui était
belle et qui souriait ; elle tenait une couronne
de roses rouges.
— Jeune fille, dit-elle, je suis la Fée des
fleurs et de la joie. J'ai volé sur la terre silen-
cieuse et j'ai cueilli dans la rosée de la nuit
les fleurs de l'hymen. Réjouis-toi, ô jeune
fiancée d'Arguel, car les parfums et les plai-
sirs de la terre vont t'enivrer.
Et la Fée posa sur la tête de la jeune fille la
couronne de roses rouges. Et voilà que toutes
les fleurs de la corbeille s'animèrent à la voix
de la Fée et s'agitèrent entre elles comme au
souffle du vent. Des lis sortent. des jeunes filles
élancées; les corolles deviennent des robes
blanches; les pistils brillent sur leur front
comme des aigrettes dorées. Les marguerites
revêtent les feuilles vertes de leur tige et les
pétales blancs ceignent leur tête comme d'une
couronne. Les tulipes s'arrondissent comme
des turbans sur le front de jeunes filles noires
comme l'ébène. La rosée brille à leurs cous
comme des colliers de perles et comme des
pierreries dans les plis de leurs robes odorantes.
Toutes ces fleurs fantastiques s'élancent de la
corbeille et voltigent autour de la blanche Fée.
— Nous sommes filles de la terre verte,
disent-elles, qui respire nos parfums oublie le
_ 85 -
ciel'. Respire-les, ô jeune fiancée d'Arguel, car
nous ne vivons qu'une aurore et nous voulons
t'enivrer avant de mourir.
Et Blanche, à demi plongée dans la torpeur
voyait, mais vaguement, le tourbillon l'en-
tourer en chantant. Il lui semblait que des
corolles s'approchaient de ses lèvres comme
ides coupes, et que des pétales effeuillées tom-
baient sur elle comme une neige ; mais elle se
sentait oppressée et les parfums étaient si
suaves qu'ils lui faisaient mal.
Le théorbe ému résonnait de lui-même.
— Ouvre nous, criaient les lutins, en frappant
les losanges des vitraux. Mais Blanche n'en-
tendit rien. Tout semblait se confondre. Sa
vue se troubla et les ombres léthargiques
descendirent sur elle une seconde fois.
Son sommeil fut plus noir et plus profond
encore qu'auparavant. Des images plus som-
bres l'obsédaient. Ces images étaient immo-
biles ou ne se mouvaient qu'avec lenteur. Un
malaise indéfinissable la travaillait dans les
profondeurs de son être. Un froid mortel la
pénétrait; sa poitrine était affaissée et son
cœur semblait lutter pour se mouvoir. Il s'ar-
rêta même un instant et la jeune fille s'éveilla
en sursaut ; mais tout ce qu'elle put faire fut
d'ouvrir ses paupières.
La lune s'était couchée et la chambre était
6
— 86 —
dans l'ombre. Blanche était baignée d'une
sueur froide. Son souffle était extrêmement
pénible. Qui donc pouvait l'oppresser ainsi?
Elle croit voir une main froide appuyée sur
son sein et un fantôme voilé de noir penché
sur elle ; mais elle était si faible qu'elle ne put
ni crier ni détourner la tête. Elle crut sentir
un souffle glacé à son oreille avec ces mots :
Je suis la mort!.,. Mais elle l'entendit à peine
et ses paupières alourdies se refermèrent...
Tout à coup la jeune fille sort de sa torpeur.
Elle se sent si légère qu'elle se croit sans
vêtements. Elle ne se voit point, et pourtant
elle se sent vivre. Elle voit sa couche, et pour-
tant il lui semble ne plus y être. — Quelle est,
pense-t-elle, cette jeune fille blonde qui me
ressemble et qui dort avec la croix de ma mère
à son cou ? Où suis-je donc ? D'où puis-je la
voir ? Pourquoi l'espace n'est-il plus?
Et voilà que Blanche aperçoit un être lumi-
neux avec des ailes qui brillaient comme le
soleil. Il portait une couronne de roses blan-
ches éblouissantes.
— Je suis ton ange gardien, dit-il, j'ai par-
couru les campagnes du ciel et j'ai cueilli pour
toi les roses de la virginité. Viens, les roses
de la terre, comme ses joies, passent et font
mourir ; mais celles-ci sont immortelles, et
leur parfum, c'est la vie.
_ 8; -
Bientôt l'aurore se leva. Férand, suivi de
ses archers, fit retentir la montagne du son de
sa trompe ; mais il n'y eut point de fiançailles
dans le château, car la fille du Sire, la fiancée
d'Arguel, était morte dans la nuit, asphyxiée
parles fleurs.
38
La Fille du Prince
(Canton de Besançon)
Une princesse voulant aimer,
Son père voulant l'en empêcher,
Il lui fit bâtir une tour
Pour y renfermer ses amours.
Elle y resta cinq ou six ans
Sans que Ton vint la visiter.
Au bout de la sixième année
Son père vint la visiter.
Bonjour, ma fille, comment ça va? —
Hélas, papa, ça va comme ça :
J'ai un côté rongé des vers
Et l'autre brisé dans les fers.
Hélas, papa, n'avez-vous pas
Quatre-vingts francs à me donner?
Ce serait pour donner au jolier,
Pour qu'il me gratte le bout des pieds. —
— 88 -
Oh ! oui, ma fille, nous les avons
Et plus de quatre à cinq millions.
Ce serait tout pour te les donner,
Si tes amours veulent te quitter. • —
J'aimerais mieux mourir dans la tour
Que de renoncer à mes amours. ■ — -
Oui, dans la tour tu mourriras
Et tes amours tu quitteras.
Elle y mourut ; on l'ensevelit
Pour la porter à Saint-Denis.
Quatre-vingts prêtres, autant d'abbés.
Pour porter la belle enterrer.
Le prince vint à passer par là.
Ho ! là î messieurs, arrêtez-là,
Vous portez ma belle enterrer :
Permettez- moi la regarder.
Le prince prit ses ciseaux fins
Pour découdre le drap de lin.
Aussitôt le drap décousu,
La belle Fa bien reconnu.
Oh ! la belle chose que d'aimer,
- Disent les prêtres et les abbés.
Nous portions la belle enterrer :
A présent la faut marier.
Je n'ai pas cru devoir changer le langage
incorrect et bizarre de cette légende popu-
laire, qui se chante telle qu'elle est ici écrite
•dans les environs de Besançon.
39
Les bonnes fées
de la roche de palente
(Canton de Besançon)
cent pas de la hauteur de Palente, en
descendant sur Chalezeule, on voit
dans un pré qui avoisine la route, à
droite, une grande pierre plate, pres-
que couchée au ras du sol. Cette pierre est
toujours d'une propreté admirable. On croirait
qu'elle est continuellement lavée par les pluies
ou balayée par les vents. Elle ne garde point
la souillure qu'y dépose le pied des passants ;
la boue et la poussière ne s'y attachent jamais
et la mousse n'y peut pas croître. C'est que,
mes enfants, une main de fée invisible Té-
poussette et l'essuie. Cette table de pierre,
savez-vous, recouvre le palais souterrain des
bonnes fées de la Roche : c'est la pierre aux
fées.
Un jour, c'était la veille d'une grande fête, le
père Ramelot, de Palente, labourait un champ
voisin avec un petit valet de charrue qui fouet-
tait les bœufs. Il crut entendre qu'on pétrissait
dans la grotte aux fées ; puis il ne tarda pas à
"~ 9° ~~
humer franchement la bonne odeur du gâteau.
Il arrête un moment sa charrue pour venir
crier par trois fois devant la roche, en ôtant
son bonnet :
« Belle dame , bonne et blanche,
« Donnez-nous de votre offrande! »
Jugez de leur surprise ! Quand ils ont ter-
miné leur sillon, nos deux laboureurs aper-
çoivent, sur la pierre aux fées... quoi!... une
belle nappe éclatante de blancheur, avec un
beau gâteau doré et un petit couteau d'argent
dessus. Ils s'empressent de faire honneur au
goûté qui leur est servi ; puis le repas terminé,
ils se remettent à leur besogne. Mais voilà
que la roue gauche de leur charrue se met à
gémir d'une étrange façon. A chaque tour
qu'elle faisait, elle semblait dire : Rends ce
que dois! rends ce que dois! rends ce que
dois! « Valet, demande le Ramelot, aurais-tu
pris quelque chose à ces bonnes fées? — Non,
maître, je ne leur ai rien pris. » Pourtant la
roue ne discontinuait pas sa plainte. C'était
donc bien sûr, on avait dû prendre quelque
chose aux bonnes fées. « Allons, valet, dis-
moi, n'as-tu rien pris? — Eh bien si fait, j'ai
caché dans ma poche leur petit couteau. »
— Et ce petit couteau d'arg-ent, oncle Jean,
l'a-t-il rendu ?
— 9i —
— Certainement, sans quoi la charrue crie-
rait encore.
— Mais comment la roue pouvait-elle par-
ler?
— Une fée s'était cachée dedans.
Ah! nous entendrions bien plus souvent
parler les bonnes fées, si nous étions plus
attentifs .
Cette légende a été imprimée pour la pre-
mière fois dans la Revue littéraire de la
Franche-Comté, 3e année, page 69.
Près de Ville-du-Pont (Doubs), on aperçoit
dans un rocher des bords du Doubs la porte
cintrée d'une caverne. C'est là aussi, dit-on,
que les fées bienfaisantes viennent, comme à
leur four banal, faire cuire leurs gâteaux.
(Monnier, Traditions, p. 402.)
40
Légende du Lycée de Besançon
(XVIIe siècle)
E lycée de Besançon doit, dit-on, la
splendeur de ses bâtiments à la super-
cherie des Jésuites du XVIIe siècle. On
raconte qu'en l'an 1626, un vieux garçon,
— 92 —
Antoine-François Gauthiot, seigneur d'Ancier,
propriétaire de grands biens en Franche-
Comté, faisait un voyage de plaisir à Rome.
Il s'était muni des plus belles lettres de recom-
mandation de la part des Pères Jésuites de
Besançon, lesquels étaient ses amis et comp-
taient devenir ses héritiers. Il tomba malade
en arrivant, et mourut presque subitement
dans la maison du Grand-Jésus, sans avoir eu
le temps de faire son testament.
Bien que les intentions du défunt fussent
connues, l'acte essentiel manquait pour que les
Pères Jésuites héritassent. Un simple servi-
teur, un frère, qui avait habité la Franche-
Comté, conçut une ruse, communiqua son
plan aux Révérends Pères , et, comme les
consciences italiennes n'ont jamais manqué de
souplesse, on se mit à l'exécution. Sur la
mort de M. d'Ancier on garde le plus grand
secret, tandis que le frère se rend en Franche-
Comté, à deux lieues de Besançon, c'était à
Montferrand, où séjournait Denys Euvrard,
fermier d'une grange de M. d'Ancier, ayant
d'une manière remarquable, la voix semblable
à celle de son maître.
Le messager demande avant tout la pro-
messe du secret au fermier; puis il lui apprend
qu'il faut venir de suite à Rome, où M. d'An-
cier, sur le point de mourir, veut lui faire
~ 93 —
d'importantes révélations et le récompenser
généreusement. Denys Euvrard, sans balancer,
se met en route; et, conduit par le frère, il
arrive à la maison du Grand-Jésus.
Deux Pères Jésuites viennent à lui : « Ah !
non pauvre ami, lui disent-ils, vous arrivez trop
t ird ! M. d'Ancier est mort. C'est une grande
perte pour vous et pour nous. Son intention
était de vous donner la grange de Montf errant
et de léguer le reste de ses biens à nos pères
de Besançon ; mais il n'y faut plus songer. »
Denys Euvrard fait là-dessus d'amères réfle-
xions dont un des pères vient enfin le tirer le
lendemain : « Mon cher Euvrard, lui dit-il, il
me vient une idée. C'était l'intention de
M. d'Ancier de faire son testament. Il voulait
vous donner sa grange deMontferrand et nous
laisser le surplus de ce qu'il possédait. — Vous
avouerez qu'il était le maître de ses biens. Il
pouvait en disposer comme il le jugeait conve-
nable; ainsi l'on peut regarder ses biens
comme nous étant donnés devant Dieu. Il ne
manque donc plus que la formalité du testa-
ment; mais c'est un défaut de forme qu'il est
possible de réparer. Je me suis aperçu que
vous aviez la voix entièrement semblable à
celle de M. d'Ancier. Vous pourriez facilement
le représenter dans un lit et dicter un testa-
ment conforme à ses intentions. Surtout vous
— 94 —
n'oublierez pas de vous donner la grange de
Montferrand. »
Le fermier se rend à l'avis de l'habile ca-
suiste, il se soumet à ses conditions. Pour
écarter davantage tout soupçon, lorsque De-
nys Euvrard est dans son lit, on appelle devant
lui, non-seulement le notaire, mais encore
deux Franc- Comtois distingués, alors en vo-
yage à Rome, l'un conseiller au Parlement,
et l'autre chanoine de la métropole. En leur
présence, le faux moribond dicte ses disposi-
tions testamentaires.
« Je donne et lègue à Denys Euvrard, mon
fermier, ma grange de Montferrand. . . et toutes
ses dépendances, ajoute-t-il, se gratifiant ainsi
d'un moulin, d'un bois et des cens.
(Les RR. PP. étaient trompés par leur com-
plice, dont l'appétit subtil devint irrésistible ;
mais qu'y faire ?)
— Item, je donne et lègue audit Euvrard
mille écus à choisir dans mes meilleures con-
stitutions de rentes et tout ce qu'il peut rede-
voir de termes arriérés pour son bail de la
grange de Montferrand.
— Item, je donne et lègue une somme de
cinq cents francs à l'enfant de la nièce dudit
Euvrard... »
Enfin, le testateur se sentant suffisamment
rengorgé déclare que, quant au surplus de ses
— 95 —
biens, il institue pour ses héritiers universels
les Pères Jésuites de Besançon, à la charge
par eux de bâtir une église suivant le plan
déjà projeté, d'y érig*er une chapelle sous l'in-
vocation de Saint-Antoine et de Saint-Fran-
çois, ses bons patrons, et de célébrer dans
ladite chapelle une messe quotidienne pour le
repos de son âme.
Tel qu'il était, ce testament dut être exécuté.
Mais Denys Euvrard avait compté sans son
curé. Se trouvant, quelques années plus tard,
alité pour mourir véritablement, il confessa
le bon tour exécuté à Rome. Le pasteur villa-
geois, casuiste sévère, exigea que cette décla-
ration fût faite publiquement, en présence du
notaire, du juge du lieu et de plusieurs témoins.
Les biens mal hérités de Denys Euvrard re-
tournèrent aux parents de M. d'Ancier, et, en
outre, le fermier fut tenu de leur abandonner
les siens propres pour indemnité.
Armés de la déclaration, les héritiers natu-
rels de M. d'Ancier intentèrent aux Pères
Jésuites un procès ; ils le gagmèrent à Be-
sançon ; ils le gagnèrent devant le Parlement
de Dole. Mais il y avait alors un conseil su-
prême à Bruxelles, et, au nom du roi d'Espagne,
les biens échus aux RR. PP. demeurèrent en
leur possession.
Au reste, les Pères Jésuites surent faire un
- 96 -
bel emploi de leurs nouvelles ressources. Le
lycée de Besançon est un des plus beaux éta-
blissements de l'Université de France.
(Voir Guide de V Etranger à Besançon, par MM. De-
lacroix et Castan, p. 179.)
(Voir surtout la comédie du Légataire universel de
RÉGNARD.
41
Jean de Watte ville
(Canton de Besançon)
eci encore n'est pas une légende, mais
comme la vie de ce trop fameux Jean de
Watteville est d'un bout à l'autre une
espèce de drame incroyable et qu'un
roman historique sur ce personnage peut être
essayé par plus d'un amateur Je n'ai pas craint
de faire entrer dans ce recueil l'esquisse d'une
figure aussi extraordinaire.
Je trouve cette page dans l'histoire du sé-
minaire de Besançon, par Mgr Jacquenet (1).
« Il y avait alors en Franche-Comté un
homme dont les aventures, quoique historiques,
paraissent cependant incroyables. C'était Jean
de Watteville, d'une ancienne famille de Berne
(1) Elle est extraite des Mémoires de Saint-Simon,
t. III, p. 345, édit. de 1856.
- 97 -
établie à Besançon. Débutant par la carrière
des armes, il tue en duel, à Milan, un gentil-
homme de la reine d'Espagne; se jette, touché
de repentir, chez les Capucins de Besançon,
d'où il passe chez les Chartreux de Beaulieu,
pour mieux faire pénitence. Ennuyé bientôt
du cloître, il en escalade les murs, tue d'un
coup de pistolet son abbé, qui le surprend sur
le fait, se querelle à quelque distance dans une
auberge de village et tue un voyageur qui
voulait partager son repas. Il arrive à Madrid,
se dispute avec un chevalier, lui plonge son
épée dans le corps, se réfugie dans une abbaye
de dames nobles, gouvernée par une de ses
tantes, s'échappe avec une religieuse, la perd
dans la traversée de Smyrne, se fait renégat à
Constantinople, s'engage dans la milice, de-
vient pacha, combat en cette qualité les Véni-
tiens, en Morée, et se tire de là en trahissant
la Turquie. Il obtient sa grâce du roi d'Es-
pagne, son absolution du Pape, reparaît à
Besançon, et, à l'époque des deux conquêtes,
déploie toutes ses ressources, qui étaient infi-
nies, pour livrer aux ennemis sa patrie adop-
tive.
. « Il servit fort utilement (les Français), mais
« ce ne fut pas pour rien, écrit le duc de Saint-
« Simon. Il avait stipulé l'archevêché de
« Besançon, et, en effet, après la seconde
- 98 -
« conquête, il y fut nommé. Le Pape ne put
« se résoudre à lui donner des bulles ; il se
« récria au meurtre, à l'apostasie, à la circon-
<( cision. Le roi entra dans les raisons du Pape,
« et il capitula avec l'abbé de Watteville, qui
« se contenta de l'abbaye de Baume, la deu~
« xième de Franche-Comté, d'une autre bonne
« en Picardie, et de divers autres avantages. »
Après la réunion définitive de notre province
à la France, l'abbé Jean de Watteville se retira
des dignités pour se livrer plus à l'aise aux
loisirs d'une vie assez peu édifiante, qu'il mena
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. »
42
Légende de l'Evêque Félix
(Canton de Besançon)
SjjESANÇON jouissait dès l'origine de la
qjh primitive Eglise du droit d'avoir pour
* évêque celui-là seul que le consente-
ment réuni du clergé et du peuple choi-
sissait canoniquement sans qu'aucune puis-
sance au monde pût lui en imposer un autre.
C'est ainsi que saint Désiré, saint Claude Ier,
saint Nicet, furent élevés sur le siège de Be-
sançon par les suffrages réunis des citoyens et
— 99 —
des prêtres. Après la mort de l'évêque Gervais,
le clergé et le peuple furent quelque temps en
désaccord sur le choix d'un prélat. Ils devin-
rent enfin unanimes pour élire saint Claude.
Après sept ans d'épiscopat, saint Claude dé-
posa crosse et mitre pour se retirer dans un
couvent. Le peuple se joignit au clergé pour
essayer, par les prières et les larmes, de
fléchir la résolution du saint Evêque. Tout fut
tenté en vain» La retraite de saint Claude avait
pour motif la corruption du clerg-é, que ses
exhortations et ses exemples n'avaient pu ra-
mener dans le devoir. Son successeur fut choisi
parmi ces clercs désordonnés qui l'avaient
abreuvé d'amertume. Le nouvel évêque, Félix,
fit parade des vices les plus honteux et donna
l'exemple de la débauche à des prêtres qui
n'étaient que trop disposés à le suivre. Un
chroniqueur du XVIe siècle qui a paraphrasé,
dans son naïf langage, les légendes de notre
église, trace un tableau navrant de l'état de la
métropole de Besançon après le départ de saint
Claude. « Un quidam, dit-il, nommé Félix...
obtint le siège archiépiscopal, lequel il gou-
verna si misérablement qu'il dissipa quasi
toutes les rentes et revenuz de Tarchevesché,
et, que pis est, laissa tellement corrompre
quasi tous les chanoines en toutes corruptions
de mœurs, qu'il laissa le service de Dieu tant
— 100 —
altéré, qu'il semblait plustôt de l'Eglise une
maison de lascivité, jeulx et tournois que mai-
son de Dieu ni d'oraison ; et des prestres sem-
blaient mieulx gens de guerre et débauche que
gens d'Eglise. » Les citoyens, indignés d'une
telle dépravation, n'y virent d'autre remède
que l'expulsion du prélat et de son clergé. A
la suite d'une lutte sanglante, Félix, dont le
peuple avait juré la mort, s'enfuit par la porte
de Varesco et gagna en toute hâte un cas-
triim qui devait plus tard prendre le nom de
Montfaucon. Menacé d'un siège par les Bi-
sontins, il abandonna promptement cette
retraite pour aller cacher sa honte dans les
environs de Montbéliard, où il finit ses jours.
(Voir origines de la commune de Besançon, par
M. Castan, chap. Ier.)
43
Le Magnétiseur
de l'hôpital Saint-Jacques
(Canton de Besançon)
ers 1840, il y avait à Besançon un ma-
. gicien nommé Goux. Il s'introduisit un
matin dans les salles de l'hôpital Saint-
Jacques et s'approcha du lit n° 3i, où
— 101 —
une femme était morte depuis quelques heures.
« Sur le front il la toucha
« De sa griffe ensorcelée ;
« On ne sait ce qu'il lui dit,
« Mais la morte répondit. »
Au bruit de cette aventure, une sœur accourt
et s'écrie : « Valet du démon, qu'osez-vous
faire? Vous avez par vos gestes infernaux
magnétisé cette morte. Elle a répondu à vos
discours diaboliques. Sortez d'ici ; allez ailleurs
exercer votre métier maudit. » — C'est en vain
que l'on me met à la porte, répondit le magi-
cien, je puis agir même au travers des murs.
Depuis ce jour-là, Goux ne franchit plus la
grille de l'hôpital ; mais chaque nuit, durant
plusieurs semaines, les sœurs croyaient sentir
comme une griffe endiablée qui leur grattait
les mollets.
(Une complainte a été faite sur ce sujet et imprimée
par Proud'hon. Cette complainte se vendait au profit
des pauvres et était accompagnée d'une planche repré-
sentant Goux au chevet de la morte. Le diable est
debout dgvant lui et la sœur accourt de l'autre côté. La
complainte a pour titre : Histoire lamentable d'un ma-
gnétiseur ignominieusement chassé de l'hôpital Saint-
Jacques pour avoir fait parler une morte.)
7
44
Origine merveilleuse des Porcelets
(Canton de Besançon)
A maison des Porcelets fut très puissante
dans l'ancien royaume de Bourgogne.
Son illustration répandit tant d'éclat,
que les sultans, en traitant avec les
chrétiens, exigèrent des otages, ou la parole
d'un Porcelet ; et le seul chevalier qui fut
épargné dans le massacre des Vêpres sici-
liennes fut un membre de cette famille, dont
l'origine est racontée d'une façon tout à fait
merveilleuse.
Une pauvre femme couverte de haillons se
présenta, il y a bien des siècles, avec deux en-
fants j umeaux à la porte d'une riche châtelaine
(voir n° 166) pour implorer sa pitié. La dame
la repousse avec horreur, en disant : « Il est
impossible qu'une femme ait à la fois deux
enfants d'un même homme. » La femme
voyant près de là une truie qui allaitait ses
' quatre marcassins, souhaita que la châtelaine
accouchât au bout de neuf mois d'autant de
fils que cette laie avait de nourrissons, afin
qu'elle pût savoir par elle-même que des
— iov3 —
couches plantureuses n'étaient pas une preuve
d'infidélité. Les neuf mois étant échus, la châ-
telaine mit au monde quatre garçons qu'on
appela les Porcelets. Mais comme ils étaient
innocents de la faute de leur mère, les Porce-
lets grandirent en vertu, courage et beauté.
Voilà quelle fut l'origine de cette illustre
famille, qui s'est répandue dans plusieurs
provinces de l'ancien royaume de Bourgogne
et particulièrement à Besançon, où elle s'est
éteinte dans celle de la Tour-Saint-Quentin.
45
LA GRACE DU CONDAMNÉ
(Fragment d'un chant populaire recueilli à
Besançon)
N pauvre soldat condamné à mort par le
Conseil de guerre, allait être fusillé pour
' un mot outrageant qu'il avait proféré à
J l'adresse de son colonel. Une jeune fille
qui aimait d'amour ce malheureux fit vœu de
le sauver. Quelque chose lui disait dans son
cœur qu'elle réussirait. Elle demanda et obtint
la permission d'entrer dans le cachot du con-
damné pour lui porter des vivres. Le geôlier
compatissant les laissa seuls un moment. La
jeune fille dit alors au condamné : « Changeons
— 104 —
'd'habits ; prends cette robe ; mets ce mouchoir
sur tes yeux et sauve toi : advienne de moi ce
que Dieu voudra ! » Le lendemain, on vint
chercher le condamné pour le mener au sup-
plice. La jeune fille se laissa conduire sans
difficulté sur le haut du rempart. Au moment
où on lui enleva sa coiffure pour lui bander
les yeux, ses longs cheveux épars révélèrent
son sexe. On rapporta aussitôt cet incident au
colonel qui, touché par un aussi beau trait de
dévouement, fit gracier le condamné et sa
chère complice. Il se marièrent au régiment
et donnèrent à la Patrie de braves enfants de
troupe qui devinrent de vaillants soldats.
46
Le béni Saint-Suaire
(Canton de Besançon)
NE tradition constante de l'église de
Besançon rapporte que, depuis la prise
de Constantinople, en 1204, jusqu'à
l'époque de la Grande Révolution fran-
çaise, cette église a possédé le béni saint-
suaire sacré de notre sauveur Jésus-Christ.
On a beaucoup écrit au sujet de cette pré-
cieuse relique. Le lecteur curieux pourra voir
- io5 -
ce qu'en ont dit Chifflet, d'Orival, Dunod et
les agiographes des saints de la Franche-
Comté.
Parmi les histoires populaires et non écrites
qui se rapportent aux nombreux miracles
opérés par le béni saint-suaire de Besançon,
en voici une que je donne dans toute sa naïve
crudité. Je l'ai recueillie de la bouche de plu-
sieurs personnes qui n'avaient certainement
pas l'intention de jeter le ridicule sur les
croyances de nos pères.
Un jour, c'était peu de temps avant la Ré-
volution, une femme possédée du démon fut
amenée, avec un grand concours du peuple,
dans la chapelle du Saint-Suaire de Besançon,
pour y être exorcisée en présence de la sainte
relique. Lorsque le prêtre eut prononcé les
formules ordinaires de l'exorcisme, le diable,
qui était dans le corps de cette femme, se mit
à crier par sa bouche : Où irai-je? Alors un
des assistants, nommé Noblot, qui entendit
ces paroles et qui se trouvait à peu de distance
d'un gros bénitier de marbre rempli d'eau
bénite, répondit en se jetant assis au milieu de
ce vase : Dans le c... de Noblot. Le diable
sortit en effet du corps de la possédée sous
forme de fumée, mais n'ayant pu se rendre au
lieu qu'on lui avait indiqué, à cause de l'eau
bénite qui en gardait l'issue, il fut contraint
de s'en aller bien vite au fond de l'enfer, d'où
Von prétend qu'il n'est jamais revenu.
47
Les Balles de cire
(Canton de Besançon)
UR la fin du dernier siècle, le marquis de
Montrichard disait dans un discours pro-
c\prfi noncé à Y Académie de Besançon, que
A9 son aïeul maternel, quoique homme d'es-
prit et de mérite, croyait encore, tant les
préjugés de l'éducation agissent puissamment
sur les pensées et les habitudes de toute la vie,
qu'on pouvait, par un charme, empêcher les
armes à feu de partir. Aussi, en montant dans
sa litière pour se rendre à Besançon, ce sei-
gneur avait-il le soin d'ajouter aux balles de
plomb dont ses pistolets étaient chargés, deux
autres balles faites avec de la cire du cierge
pascal, comme un moyen sûr de rendre sa
défense efficace.
(M. Blanc, Acad. de Besançon, 24 août 1865, p. 78.)
— 107 ~
(Canton de Besançon)
E proverbe suivant est connu à Besan-
Le père Joignerey, qui voiturait du matin au
soir sur le pavé de Besançon, avait toujours
dans son écurie de vieux bidets à longues
dents, des bêtes de réforme achetées dans le
tas à raison de trois écus la tête. Les pauvres
rosses recevaient plus de coups de fouet que
de coups d'étrillé, et pour surcroit de misère,
elles n'avaient jamais à manger qu'au quart
de leur soûl. Un jour, le fils Joignerey crie à
son père :
Père y les chevaux n'ont rien à manger 7
— Mène-les boire, répond l'autre.
(Perron, Proverbes, p. 101.)
çon :
C'est ici comme che\ Joignerey ,
On parle plutôt de boire que de manger \
49
Le Devin de Bois -Mûrie
(Canton de Besançon)
N homme de Founottes, près Besançon,
voulant essayer des recettes de magie,
rendit son porc malade à l'aide du secret.
II ne put j amais ensuite lever le sort qu'il
avait mis, et le porc devint étique et finit par
crever. Ce mège(ou mage) inexpérimenté rendit
malade les deux chevaux d'un cultivateur de
son voisinage nommé Plançon. Celui-ci s'en
fut au devin, à Bois-Murie ; mais, comme il
était venu de jour, le devin le renvoya sans
pouvoir lui rien dire, attendu qu'il faut aller
au devin entre les deux soleils, c'est-à-dire
la nuit, et sans regarder derrière soi, c'est
de rigueur.
Plançon revint le jour d'après, avant le lever
du soleil et le devin lui dit : « C'est un de vos
voisins qui a grevé (une personne ou une bête
à qui on a jeté le sort est dite grevée — gravata)
vos bêtes. Il est assez fort pour leur avoir
donné la maladie, mais pas assez pour la
guérir. C'est un homme qui a des enfants. Je
peux, si vous voulez, lui faire passer le mal
— 109 —
qu'il a mis sur vos chevaux. » Plançon n'y
consentit pas. « Eh bien, dit Fautre, je vais le
faire passer à l'un de ses enfants ! »
Et d'effet, le fils du mège de Founottes est
mort d'un mal de jambe quelques annés après ;
— ce qui prouve bien que c'était lui, comme
on le supposait, qui avait donné la maladie aux
chevaux de Plançon.
(Dr Perron, Superstitions médicales de la Franche-
Comté, p. 18.)
L'herbe a la recule
(Canton de Besançon)
ous avons trouvé l'herbe qui égare
dans les traditions populaires de l'ar-
rondissement de Saint-Claude. Nous
trouverons àBroye-les-Pesmes V herbe
à la reprise. A Besançon, cette herbe qui
égare s'appelle Vherbe à la recule (ou l'her-
cule).
Si un homme s'égare dans un bois dont il
connaît bien tous les sentiers, c'est qu'il a
marché sur l'herbe qui égare. Et, dans ce cas,
il aura beau faire, rabattre les chemins, reve-
nir sur ses pas, il ne pourra s'orienter ni se
IIO —
reconnaître. Le père Chaillot, ancien garde
vente au bois de Chailluz, faillit périr à quelques
centaines de pas de sa baraque, si ses voisins
n'étaient accourus à ses cris et ne l'avaient
ramené chez lui.
(Dr Perron, Superstitions médicales de la Franche-
Comté, p. 22.)
51
Le Bon Dieu de Bois
(Canton de Besançon)
Alors, il était une vieille,
Qui demeurait à Besançon.
Elle aimait le jus de la treille,
Un peu trop, disait son garçon,
Seul enfant qui, dans son veuvage,
Sans marchander son dévouement,
Gagnait le pain et le breuvage
Et le terme du logement.
Ce garçon de bonne nature
Etait un artiste sur bois,
Et de son talent en sculpture
On parle encore quelquefois.
Pour la placer au sanctuaire
De la paroisse, sur l'autel,
Il fut un jour chargé de faire
— III —
L'image du Père éternel.
Il travailla tout une année,,
Avec la lime et le ciseau.
La statue étant terminée,
Il restait un petit morceau
Du bois, que pour ce saint ouvrage
A l'artiste on avait fourni,
Et qu'on avait, suivant Fusage,
En le lui remettant bénit.
A sa mère, il fit une écuelle
Du restant ce bois sacré,
Où, chaque soir, à la canelle
Elle mêlait son vin sucré.
La vieille, souvent un peu grise, —
Aux vieilles gens il en faut peu, —
Avec son bâton, à l'église,
Allait visiter le bon Dieu.
Quand la nef était solitaire,
De l'autel du bon Dieu de bois
Elle s'approchait sans mystère
Et lui parlait à haute voix.
Curieux de prêter l'oreille
A ce que disait cette vieille,
Un enfant de chœur, tout petit,
Derrière l'autel se blottit.
A peine est-il là qu'elle arrive,
S'agenouille et, levant les yeux,
Fait cette prière naïve
Qu'ouït l'enfant malicieux :
— 112 —
« Bon Dieu de bois, parent de mon écuelle,
« Mon garçon vous a fait ; moi, j'ai fait mon garçon :
« Je suis votre grand'mère ; et je vous renouvelle
« Ma prière toujours de la même façon :
(( Jusqu'au bout de ma pauvre vie,
« Bon Dieu de bois, mon beau bijou,
« Faites que j'aie à mon envie,
« Du pain, du lard, des pois et de vin prou ! »
Mais l'enfant sans pitié, comme on l'est à cet âge,
Lui répond de son petit coin :
« Vous aurez, si vous êtes sage,
« Du pain, du lard, des pois ; mais de vin point ! »
A ces mots, la vieille en colère,
Aux pieds du grand bon Dieu de bois,
D'où semblait sortir cette voix
Juvénile et pourtant sévère.
Avise un tout petit Jésus,
Enfant de bon Dieu, tout au plus ;
Elle s'imagine, la folle,
Que de lui vient cette parole
Qui la met en si grand émoi .
Alors, le menaçant du geste,
Par ces mots, elle l'admoneste :
« Marmouset, veux-tu rester coi !
« Ce n'est pas à toi, je l'espère,
« Qu'il convient de faire la loi.
« Morveux, laisse parler ton père :
v< Ton père en sait plus long que toi. »
(Récit du père Chaumonot, de la mairie de Besançon.)
52
La Messe du Revenant
(Canton de Boussières)
'apparition d'un revenant est un pré-
sage de mort. Dans le château de
Montferrand, dont il ne reste plus au-
jourd'hui qu'une haute tour carrée en
ruines, dominant encore au loin la vallée du
Doubs, entre Thoraise et Rancenay, vivait
jadis un illustre croisé : c'était Gauthier de
Montferrand. Il avait près de cent ans, et il
commençait à penser très sérieusement à ses
fins dernières. Pour mieux se préparer à la
mort, le pieux comte avait choisi, dans l'église
d'un couvent fondé sur ses terres un gîte où,
seul pendant plusieurs semaines , il vint se
recueillir et prier. Un soir il s'endormit dans
sa méditation. Un léger bruit le réveilla : il
était minuit. Une pierre sépulcrale se soulève
au milieu du sanctuaire : un spectre sort du
tombeau, revêtu de l'habit sacerdotal et por-
tant la chasuble et le calice. Il monte à l'autel
et profère ces mots d'une voix sourde : « Je
viens dire ma dernière messe. Y a-t-il ici
quelqu'un pour m'assister ?» — « Moi ! »
— ii4 ~
répond le vieux Gauthier, en s'approchant du
spectre d'un pas sûr et calme : on est sans peur
quand on est sans reproche !
Bientôt Gauthier reconnaît dans le fantôme
les traits du moine Clément, enterré dans
l'église depuis vingt ans et plus.
« Oui, c'est moi, Monseigneur, fit alors le
revenant ; depuis vingt ans je suis en purga-
toire. Prions d'abord; vous saurez le reste
ensuite. In no mine Pat ris, etc. »
Quand la messe fut dite, le revenant dispa-
rut. Gauthier se trouva seul, prosterné au pied
de l'autel, la face contre terre. La pierre du
caveau s'était refermée, et un silence profond
régnait dans le sanctuaire. Tout à coup une
voix se fit entendre, disant : « Sire Gauthier,
vous par l'aide duquel vient de cesser mon
épreuve, apprenez que jadis un chrétien m'a-
vait donné cent messes à célébrer à l'intention
d'un trépassé. Je n'en dis que quatre-vingt-
dix-neuf. J'en omis une, sans qu'un repentir
suffisant me rachetât de cette faute avant ma
mort. Ma peine devait finir un jour de saint
Clément. Vingt fois je sortis du tombeau pour
venir célébrer ma dernière messe. Un revenant
ne pouvant sortir du sépulcre qu'à minuit, et
devant y rentrer avant l'aube, vingt fois j'at-
tendis en vain un servant aux les marches de
l'autel. Nul encore n'avait répondu à mon
- n5 ~
appel. Maintenant, grâce à vous, je puis aller
me reposer aux pieds de Dieu, où vous compa-
raîtrez vous-même avant le lever du soleil. »
Le sire Gauthier rentra dans son castel, où il
se hâta de réciter les prières de l'agonie; et
au premier rayon du jour, qui vint blanchir
le faîte des tours de Montferrand, le vieillard
avait exhalé son dernier soupir.
(Cette légende a été mise en vers par A. Dusillet.)
53
La Male-Combe
(Canton de Boussières)
(^^^ON loin d'Avannes, au canton de Bous-
<^/|i(p sières, il existe un bas-fond que Ton
^ appelle la Male-Combe, où Ton trouve
encore aujourd'hui, en fouillant le sol,
des débris d'épées, de casques et d'armures.
Voici d'où vient ce sinistre nom de Male-
Combe. C'est une tradition historique. En
1 335, Jean de Châlons, seigneur d'Arlay, et
Henri, comte de Montbéliard, alliés aux cito-
yens de Besançon, firent la guerre à Odon,
duc de Bourgogne, à l'occasion de quelques
. revenus des salines, auxquels la maison de
Châlons prétendait avoir droit. Plusieurs en-
— ïi6 —
gagements sans importance eurent lieu d'abord
jusqu'à Tannée 1 336. Alors plus de mille cito-
yens de Besançon, ayant fait une sortie, Odon,
à la tête de troupes considérables, les exter-
mina non loin d'Avannes, dans le bas-fond
qu'on appela depuis la Male-Combe. Ce
massacre des citoyens n'eut pas lieu sans que
le démon de la trahison se mêlât de l'affaire.
On assure, en effet, que les cordes des cloches
de la ville, et surtout celles de l'église Saint-
Pierre, furent trouvées coupées quand les
gardiens de la cité accoururent pour sonner le
tocsin.
(Voir Chifflet, Vesontio, ire part., p. 238.)
54
Tradition de la Ville d'Or a Osselles
(Canton de Boussièrcs)
NE tradition rapporte qu'une ville consi-
dérable, appelée la Ville d'Or, s'étendait
dans le vaste espace compris entre le bac
de Portail-de-Roche, sur le Doubs, et
le moulin d'Aranthon. En cultivant les terres
dites au Par et et DevanUle-Paret, on a sou-
vent rencontré des briques, des débris divers,
et des pierres ayant servi à des constructions.
— ii7 —
Une double ligne de tuyaux en terre cuite a
été trouvée en fouillant le sol pour rétablisse-
ment du canal. Ces tuyaux amenaient sans
doute à la Ville d'Or les eaux de la fontaine
des Neufs-puits» On rapporte que trois ou-
vriers, ayant été envoyés par le propriétaire
d'un terrain, dans remplacement de la Ville
d'Or, pour déblayer un mur, découvrirent une
cavité souterraine où, après des recherches,
ils trouvèrent un trésor avec lequel ils dispa-
rurent en abandonnant leurs outils sur la
place.
(Annuaire du Doubs, année 1847; commune d'Os-
.selles.)
55
Là Combe aux Morts, a Osselles
(Canton de Boussières)
N allant d'Osselles à Torpes, on remarque
à l'entrée du bois une vallée fermée dési-
gnée sous le nom lugubre de Combe-
aux-Morts. La tradition locale rapporte
que les habitants qui périrent pendant les
guerres de dévastation du moyen-âge furent
inhumés dans ce lieu.
(Annuaire du Doubs, année 1847 : commune d'Os-
rselles.)
8
56
La Ville d'Ambre
et la fontaine des baraques
(Canton dépoussières)
Saint-Vit, canton de Boussières, une
tradition rapporte qu'une ville impor-
tante avait été construite dans le bois
d'Ambre, auquel elle aurait donné son
nom. La tradition ajoute que les habitants de
cette malheureuse cité, décimés par une peste
terrible, furent réunis dans des baraques
élevées à la hâte, à deux kilomètres du village
actuel, autour d'une fontaine abondante et
pure que l'on appelle de nos jours la, Fontaine
des Baraques.
{Annuaire du Doubs, année 1847 : commune de
Saint-Vit.)
— -"9 —
57
La Dame verte de Thise
(Canton de Marchaux)
ACONTEZ-NOUS des histoires qui font
peur, parlez-nous de ce méchant esprit
qui crie la nuit dans les prés de Thise,
pour égarer les passants.
« Un dimanche soir, Jean Paulet, tisse-
rand de Chalèze, revenait d'Amagney avec
un gros paquet de fil d'étoupes, au bout de
son bâton. Il avait bu avec ses pratiques un
peu plus tard qu'il ne fallait, si bien qu'il
n'était sorti du village qu'à la nuit noire.
Comme il marchait en causant tout seul, sui-
vant sa coutume, surtout quand il avait bu, il
entendit une voix plaintive qui semblait
l'appeler : Hé ! Jean Paulet ! Jean Paulet !
Le tisserand s'arrêta, puis, croyant avoir mal
entendu, il se remit en route, car il avait
hâte de rentrer chez lui. Mais la même voix
reprit encore : Jean Paulet! Jean Paulet!
Jean Paulet quitte alors le grand chemin et
se dirige où on l'appelle. Le voilà qui s'en va
— 120 —
tratelant cahin caha , trébuchant à toutes les
mottes et le fil dansant au bout de son bâton,
comme il fallait voir. S'il s'arrêtait, la voix
plaintive redisait aussitôt : Hé! Jean P aille t!
Jean Paul et! Si bien que le tisserand impa-
tienté lui crie : « Mais à la fin, braillard maudit,
que me veux-tu ? » — Jean Paulet ! Jean
Paulet ! et le pauvre Jean Paulet marcha tant
que la nuit fut longue, égaré par cet esprit
qu'il ne put joindre ni seulement apercevoir.
Le lundi matin, un homme de Roche ren-
contra dans les champs de la Vaivre Jean
Paulet qui dormait profondément la tête
appuyée sur son paquet d'étoupes.
Ce crieur invisible, c'est la Dame verte.
Une autre fois, le fermier Bernard revenait
de Besançon. Il n'en était sorti qu'à la ferme-
ture des portes. A minuit sonnant, il arrivait
aux Ormes, endroit mal famé, comme les
Rancenières, la combe d'Huche, le Confitemini,
où tout bon chrétien, par peur du diable se
signe en passant. Bernard n'y songeait seule-
ment pas. Le temps était superbe; pas un bruit
sur terre, et, par un beau clair de lune, l'ombre
des ormes géants se projetait au loin dans la
prairie. Tout à coup Bernard aperçoit, à quel-
ques pas devant lui, un petit chevreau noir
qui portait un collier. Il s'arrête pour contem-
pler mieux la gentille bête qui semble l'at-
tendre. — Tiens, tiens, se dit notre homme,
voici un petit bouquot qui ferait diantre-
ment mon affaire! Il cueille une poignée
d'herbe qu'il présente au chevreau ,en l'appe-
lant d'une voix caressante. Mais au moment
où il croyait le saisir par son collier, le petit
chevreau fait un bond et s'enfuit dans la plaine.
Bernard qui le voit s'arrêter à quelques pas, le
suit doucement, l'appelle de nouveau. Dix fois
il est sur le point de le saisir, dix fois la bête
agile s'échappe et s'enfuit. Pas moins, pen-
sait Bernard, ce petit diable de chevreau
aurait joliment fait mon affaire ; sans
compter qu'on prétend che% nous qu'un
bouc assaini V écurie. Bernard continue de
le poursuivre à travers des près fangeux, tant
et si bien que le pauvre fermier tomba dans
une fondrière où il aurait peut-être passé la
nuit, en grand danger d'y périr, si deux
hommes de Thise, éveillés par ses cris, ne
l'eussent secouru.
Ce chevreau, c'est encore la Dame verte.
Elle est l'image des mauvais sentiments. Si
vous vous laissez dominer par eux, ils vous
feront tomber dans un bourbier, comme le'
fermier Bernard.
58
Le Géant de Chatillon-le-Duc
(Canton de Marchaux)
ANS un château du duc de Bourgogne, à
quatre ou cinq milles de Besançon, rési-
dait autrefois un noble bourguignon
d'une stature à faire peur aux gens : on
l'appelait le Géant de Chcitillon-le-Duc.
Pour indiquer à leurs descendants et aux
étrangers qui viendraient à traverser leur
territoire, qu'elle avait été la longueur des os
de leur défunt seigneur, inhumé près de la voie
publique et du manoir féodal, les habitants de
Châtillon ont planté deux bornes, à seize
pieds environ de distance l'une de l'autre :
elles marquent rétendue que le squelette
occupe dans la terre. Depuis ce temps, nul
voyageur ne passe en cet endroit sans avoir la
curiosité de mesurer lui-même, au pas, une
taille si surhumaine. C'est pourquoi l'espace
entre les deux pierres est tellement foulé,
qu'il n'y a pas un brin d'herbe tant soit peu
verte, tandis qu'alentour le gazon est très
vigoureux.
(J.-J. Chiflet, Vesontio, pars I, p. 198.)
— 123 —
59
Le Chatelard. (Pierre d'Atente)
(Canton de Marchaux)
UR une colline, entre Cussey-sur-l'Ognon
et la Grange-de-la-Famine, on voit les
c^'^i. ruines d'un ancien château, dont l'ori-
A9 gine et la destruction se perdent dans la
nuit des temps. On ignore complètement à
quelle maison il a pu appartenir. Une vieille
tradition, que je voudrais bien connaître pouf
la consigner ici, a attaché à ce lieu isolé des
souvenirs fabuleux qui n'ont, dit l'annuaire du
Doubs, de fondements que dans l'ignorance et
la superstition.
éo
La Messe des Anges
(Canton d'Ornans)
^^aikt Maxim in fut évêque de Besançon à
, la fin du IIIe siècle. Après avoir gou-
verné l'Eglise pendant six ans et achevé
A9 d'importants établissements, il fut divi-
124 """"
nement averti de sa fin. Alors il se retira
dans la solitude. La forêt de Foucherans lui
servit de retraite. Avant de mourir, il fit
venir son disciple Paulin, qu'il avait désigné
pour lui succéder sur le siège de Besançon ; et,
après avoir reçu de lui le viatique, il retourna
à Dieu vers l'an 291 . Il fut inhumé dans le
désert qu'il s'était choisi pour retraite. Une
chapelle élevée sur son tombeau existe encore
aujourd'hui. Cette chapelle a été de temps
immémorial l'objet d'un pèlerinage fameux
dans la province. Une tradition légendaire
rapporte que le saint se manifestait souvent à
ses dévots par des apparitions de colonnes
lumineuses qui se montraient sur son tombeau.
Les voyageurs qui passaient auprès de la
chapelle avant le lever du soleil y apercevaient
des flammes mystérieuses. Vers l'an r 767, on
racontait que plusieurs habitants de Trepot et
de Foucherans, se rendant à Besançon à trois
heures du matin, furent éblouis par une
grande lumière qui apparut sur la chapelle. Le
globe lumineux se divisa en six colonnes,
brillantes commele soleil, qui semblaient s'éle-
ver jusqu'au firmament. Frappés de ce specta-
cle, les voyageurs se prosternèrent et prièrent
avec ferveur. Ils racontèrent partout la mer-
veille qu'ils avaient vue et qui figurait, disait-
on, les six années de l'épiscopat de Saint
- i25 -
Maximin. Un autre jour, ils virent deux
colonnes semblables s'élever sur la chapeller
pour représenter les deux années que le saint
avait passées au désert.
On racontait souvent de semblables appari-
tions, dont le récit charme encore aujourd'hui
les soirées des familles. Mais une autre
merveille plus étonnante encore, c'est la lé-
gende de la Messe des Anges. On rapporte
que, plusieurs fois, on vit au milieu de la nuit
de nombreuses lumières briller et s'agiter
autour de la chapelle. C'étaient une multitude
d'anges qui, tenant des flambeaux, faisaient
la procession autour du sanctuaire, en chantant
les litanies. Maximin les précédait, et quand
la procession était terminée, le cortège rentrait
dans la chapelle, alors commençait ce que
l'on appelle la Messe des Anges. La Chapelle
paraissait en feu ; une mystérieuse terreur
s'emparait de ceux qui de loin apercevaient ce
spectacle. Ils s'approchaient en tremblant et
contemplaient à travers la porte de la chapelle
ce qui s'accomplissait à l'intérieur. Maximin
célébrait lui-même la messe au milieu d'une
éblouissante clarté. Les anges l'assistaient, et
quand la messe était terminée, les clartés
mystérieuses s'éteignaient, les saints person-
nages disparaissaient et tout rentrait dans le
silence et les ténèbres.
— I2Ô -—
61
Légende du Puits de la Brème
(Canton d'Ornans)
utrefois, quand les muletiers de la
vallée de la Loue suivaient de nuit
l'âpre chemin qui conduisait de Mou-
thier au sommet de la montagne, ils
entendaient des cris lugubres et des gémis-
sements affreux, ils voyaient apparaître dans
les airs des spectres hideux et formidables.
Il y avait de quoi mourir de peur. C'était à
n'en pas douter un concert d'esprits infernaux,
dont chaque nuit ces parages maudits étaient
le théâtre. L'autorité religieuse s'en émut.
Pour rassurer les voyageurs qui passaient
dans cet endroit, une belle madone fut placée
dans le creux du rocher. Un jour, un muletier
de la vallée qui passait pour un incrédule,
se rendait à Pontarlier, accompagné de plu-
sieurs autres paysans. Lui seul poursuivit son
chemin sans s'agenouiller, comme c'était
l'usage, aux pieds de la madone, il trouvait
cette coutume ridicule et se moquait de ses
compagnons. Comme il avait g*agné de l'avant,
il aperçut devant lui un gros mouton noir.
— 127 —
Bonne aubaine ! dit-il en s'emparant du mou-
ton ; les bigots attardés n'en auront rien.
J'en ferai de l'argent bel et bien. Il veut
placer le mouton sur le dos de sa mule ; mais
il ne peut y parvenir. Le mouton rebelle ne
veut point rester en place, et notre homme se
voit obligé de le prendre sur ses épaules. Il ne
tarde pas à se sentir accablé sous un tel far-
deau. Suant, soufflant, n'en pouvant plus :
Diable, dit-il, combien tu pèses l — Qu'en
penses-tu, lui répond aussitôt la bête, qui
était le diable en personne. Le fanfaron effrayé
jette à terre sa capture. C'est à mon tour de
te porter. Attends : nous allons faire
ensemble un joli voyage. Et voilà qu'en
disant ces mots, le diable, d'un coup de son
énorme tête, jette à cheval sur son dos notre
muletier incrédule et l'emporte en hurlant
dans les airs à une hauteur incommensu-
rable, d'où il le précipite dans le g-ouffre de
la Brème, qui est un soupirail de l'enfer.
(Cette légende a été écrite en vers par Ch. Viancin,
1836.)
On raconte encore une autre histoire aû
sujet du puits de la Brème. On dit que Jacques
de Valbois, qui était un chevalier accompli,
avait épousé la fée Mélisse, qui touchait à son
quatre-vingt-dix-neuvième lustre, et qu'ils
habitaient un palais de cristal au fond du puits
de la Brème. La tradition ajoute que Jacques
de Valbois, ayant eu le malheur de bâiller la
première nuit de ses noces, la fée, son épouse,
l'enchanta la bouche ouverte, et que le beau
damoisel bâilla un siècle sans dormir.
(Iseult, I, 16.)
62
Le Chasseur nocturne de Scey-en-Varais
(Canton d'Oman s)
N chasseur éternel fréquente Scey-en-
Varais. De son oliphant sonore, il fait
retentir les échos du bassin de la Loue.
Aux sombres nuits de la Toussaint et
de Noël, l'air ébranlé par les autans se remplit
d'un bruit formidable, qui portait jadis l'insom-
nie et les transes dans la couche des vieillards
et des enfants, à travers l'opaque châssis de la
cabane et le brillant vitrail du château de
Saint-Denis. On croyait alors au Chasseur
aérien de la V allée y aussi fermement dans
les vastes salles du manoir féodal que sous
l'âtre enfumé du simple paysan .
(Monnier, traditions, p. 91.)
— 129 —
é3
Raald de Scey ou le Verrat du Varais
(Canton d'Ornans)
L existe dans la vallée de la Loue une
tradition populaire sur le sire de Scey.
Cette légende rapporte que, pour ses
méfaits, sa félonie, sa cruauté et ses
infâmes orgies, Raald de Scyey fut transformé
en un affreux sanglier, sous le nom de Verrat
du Varais. On trouve ce nom, dit Perreciot,
dans les titres qui appartiennent au XIIe siècle.
(Perreciot ,Almanach de iy8p et Académie de Besan-
çon, 24 août 1861.)
64
Légende de la Tête de Mort
(Canton d'Ornans)
^ers le milieu du XVIe siècle, un médecin
de Mouthier trouva dans une grotte de
la vallée, vers le bois de Nouaille, un
squelette qui paraissait y avoir été dé-
posé depuis longtemps. Quelques cheveux
— 130 — .
conservés au-dessus de la tête, en forme de
petite couronne, firent conjecturer au docteur
que ce squelette pourrait bien être celui d'un
vieux prêtre, dont la disparition soudaine
était encore un sujet d'étonnement et d'entre-
tien parmi les vieillards de la contrée. On
avait soupçonné, dans le temps, que ce véné-
rable curé, vaquant pendant la nuit aux
fonctions de son ministère, avait été victime
de quelque accident ou de quelque forfait.
Après avoir reconvertie squelette d'un peu de
terre, le médecin avait rapporté la tête, garnie
de cheveux, dans sa demeure, où il la conser-
vait comme un objet de vénération et de
curiosité. A quelque temps de là, il réunit
plusieurs amis à un de ces repas qui se prolon-
geaient alors bien avant dans la nuit. Les
convives, depuis longtemps à table, étaient
échauffés par le vin et les liqueurs, lorsque
la conversation tomba sur cette tête merveil-
leuse qui, posée en face de la table, sur une
armoire, formait, en montrant ses os blanchis
et ses yeux creux, un singulier contraste
avec les fronts joyeux des hôtes du médecin.
Celui-ci, cédant au désir de ses amis, place la
tête de mort sur la table. Elle devient l'objet
des plus indignes railleries. Un seul convive
garde le silence. Les autres se rient de lui. Ils
pensent que sa réserve est l'effet d'une peur
— i3i — .
vaine. Les moqueries piquent ce dernier. Il
veut alors surpasser ses camarades en bra-
vades indécentes, et il est soudain frappé de
mort en s'accusant d'avoir lui-même assassiné
le vénérable prêtre qui avait été pendant sa
vie le bienfaiteur de tout le pays. Tous les
autres convives furent aussi punis de leurs
insultes. Un incendie dévora en effet tout le
village de Mouthier, excepté la maison où la
tête du vieux pasteur avait été déposé la veille,
comme une relique miraculeuse.
(Cette légende, que Charles Viancin dit avoir re-
cueillie à Mouthier, lui a fourni le sujet d'une ballade,
qui a pour refrain ces deux vers :
Fils des humains, dans vos joyeux transports,
N'insultez pas à la cendre des morts.)
65
La Fenêtre du Moine a Mouthier
(Canton d'Ornans)
N raconte à Mouthier que Gargantua, se
jouant un jour parmi les rochers qui
forment la vallée de la Loue, faisait
voler dans la rivière des blocs de la
grosseur du Moine-Blanc, et qu'avec un de
ses doigts, il perça un trou au sommet d'un
— J32 —
roc pour servir de lorgnette au soleil.
C'est précisément cet espèce d'œil-de-bceuf
qui existe à l'angle méridionale de la grande
roche du Moine. On dit aux enfants que le
jour de la Chandeleur le soleil passe par
cette ouverture, appelée la Fenêtre du Moine.
Quand ils peuvent être témoins de ce spectacle,
ils se réjouissent ; mais les vieillards, qui con-
naissent tous cette antique prédiction de leur
almanach :
« Si le soleil clairement luit
A la Chandeleur, vous verrez
Qu'encore un hiver vous aurez... etc. »
s'attristent et tremblent pour le vignoble.
Le Jeudi-Saint, on s'amuse aussi à per-
suader aux enfants que les cloches de Mouthier,
partant pour Rome, doivent passer par la
fenêtre du Moine. Une fois, plusieurs groupes
d'enfants s'étaient formés devant les maisons
de Mouthier et dirigeaient avidement leurs
regards vers l'angle transparent du rocher
pour voir passer les cloches. Tout à coup l'un
des spectateurs s'écria : Les voilà, les voilà !
En effet, tout le monde aperçut, non dans la
direction de l'ouverture, qui en ce moment
servait de point de mire à tous les yeux,
mais un peu plus loin vers le couchant, un
corps flottant dans les airs, d'un volume assez
semblable à une grosse bulle de savon. On eut
— 133 ~
bien vite la certitude que ce n'était point une
cloche partant pour Rome ; car, au lieu de
suivre une ligne ascendante, l'objet inconnu
descendit au pied du rocher, où se transpor-
tèrent sur le champ grand nombre de curieux.
On trouva là, sur un lit de mousse, à côté d'un
épais buisson d'épine, une jeune fille de dix
ans, belle comme un ange. Elle était évanouie.
Peu d'instants suffirent pour la ranimer.
Alors elle se mit à sourire aux personnes qui
l'entouraient; et, recueillant ses idées, elle
répondit aux questions qu'on lui adressa.
Elle dit que jouant avec ses compagnes sur
la petite pelouse qui est au sommet de la
grande roche, elle s'était trop approchée du
bord, que soudain la terre lui avait manqué
sous les pieds, mais qu'en même temps
l'air, ayant gonflé ses vêtements, avait ra-
lenti sa chute, et qu'elle s'était senti descendre
plutôt que tomber dans l'abîme. On s'em-
pressa de la reconduire dans la métairie
qu'habitaient ses parents sur la montagne. Pré-
venue bientôt de ce qui était arrivé, sa mère
pleurait déjà sa petite fille et s'attendait à la
voir rapporter sans vie. Elle faillit mourir de
joie quand celle-ci, toute palpitante, se préci-
pita dans ses bras. Où étais-tu, maman, lui
dit-elle, et que faisais-tu dans le moment où
je suis tombée ? — J'étais, ma fille, à genoux
— 134 —
devant l'image de la Sainte-Vierge, et je la
priais de tout mon cœur de veiller sur toi.
(Ce récit fait également le sujet d'une poésie de
Charles Viancin.)
66
Le Collier de Perles
(Canton d'Oman s}
A maison de Scey est sans contredit une
des plus anciennes maisons nobles de la
F ranche-Comté. Elle a brillé d'un grand
éclat à l'époque féodale. C'est à l'ombre
du donjon ruiné de Scey-en-Varais que vit
encore dans la légende qu'on va lire le poétique
souvenir de la dame Huberte et de son collier de
perles.
En ce temps-là, dit la tradition, Pierre de
Scey- en - Varais dut partir pour la guerre
sainte. Huberte, sa jeune épouse, resta seule
au manoir avec son premier né, encore à la
mamelle. La séparation, comme on le peut
croire, avait été bien douloureuse. Pierre, en
embrassant Huberte pour la dernière fois,
avait dit en lui-même : Dieu le veut !
Bientôt, dans une sanglante bataille où il
lutta jusqu'au dernier péril, Pierre de Scey est
- i35 —
fait prisonnier. Son vainqueur impitoyable le
fait jeter dans une prison humide, en exigeant
pour sa rançon une somme exorbitante. Un
an lui est accordé pour payer ou mourir.
Payer ? Le pauvre prisonnier n'y songe
même pas. Il se résigne à son sort et écrit à sa
femme pour lui faire de suprêmes et touchants
adieux. Quand ce triste message arriva au
pays, un incendie venait de dévorer le château
de Scey ; et, pour comble de maux, la disette
régnait dans la contrée. La dame de Scey se
trouvait sans asile et sans ressources ; mais
son amour la soutint. « Si mon seigneur doit
mourir, dit-elle, il faut au moins que ce soit
près des siens. » Elle part donc tout de même,
emportant avec elle, dans ses bras, son cher
enfantelet. Guidée sans doute par la Sainte
Vierge, dont elle n'avait cessé d'implorer
l'appui, elle arrive, mais les mains vides. Aussi
ne lui permet-on même pas de voir son époux.
Cependant Pierre de Scey devait être mis
à mort le lendemain. Dans ce péril extrême,
la Vierg-e apparut la nuit à sa protégée. Elle
lui remit en souriant un collier à trois rangs
de perles d'une valeur inestimable. Gesperles,
lui dit la Vierge, ce sont les pleurs que vous
ave% versés au pied de mes autels. Voilàla
rançon trouvée et la délivrance du captif
obtenue. Il paraît même que le vainqueur se
- i36 -
contenta de quelques-unes des perles ; car le
seigneur de Scey, de retour dans ses domai-
nes, y répandit de grandes largesses, et lors-
qu'il déposa ensuite dans l'église de l'abbaye
de Buillon (i), qu'il avait réparée et enrichie,
le merveilleux collier renfermé dans un reli-
quaire, il n'y manquait encore que deux rangs
de perles. Et le vieil abbé de Buillon, mon-
trant plus tard ce trésor aux curieux visiteurs
de son monastère, disait : Voilà ce qui reste
des larmes de la dame de Scey.
(i) L'abbaye de Buillon était située sur le territoire du
village de Chenecey sur la Loue, canton de Quingey,
au hameau qui porte encore ce nom. Cette abbaye de
religieux bernardins, de la filiation de Clairvaux, fut
fondée le 7 mars 1 147 par Buckard, abbé de Balerne,
et enrichie des libéralités des sires de Salins et de plu-
sieurs autres seigneurs des environs. Les bâtiments de
l'abbaye de Buillon sont aujourd'hui convertis en éta-
blissements industriels.
— 137 —
67
Tradition de Montgesoye
(Canton d'Ornans)
NE famille chevaleresque des bords delà
||JI^Loue, qui a donné à la Franche-Comté
^g^f un de ses plus anciens poètes, Amé de
(C) Montgesoye, auteur du poème intitulé :
Le Pas de la Mort, avec la devise suivante :
Attends qu'an mont je sois. C'était, disait-on,
le dernier adieu adressé à une dame jeune et
belle par son chevalier partant pour la croi-
sade. Longtemps la châtelaine avait attendu,,
maisvainement. Sonnobleami était tombé sous
le glaive du Sarrazin. La douleur éprouvée
par cette dame en ne voyant plus celui qu'elle:
avait tant aimé fut si grande, qu'elle en perdit
la raison. Elle passait, dit-on, les nuits et les-,
jours sur la tour d'où elle avait vu pour la-
dernière fois flotter la bannière de son cheva-
lier ; et jusqu'au moment où son cœur se-
brisa, elle répéta en chantant surunton plain-
tif les paroles d'adieu prononcées par son
bien-aimé. La famille des Montgesoye n'existe
plus ; leur devise est oubliée ; mais on a
retrouvé, dans un manuscrit de la bibliothè-
- i38 -
que de Lille, dont une copie existe à Besan-
çon, le poème d'Amé ; et le village construit
au pied de la montagne que couronnait le châ-
teau, conserve encore aujourd'hui le nom de
Montgesoye (Mont-je-sois).
(Album franc-comtois, p. 64.)
68
Légende de Mouthier
(Canton d'Oman s)
<( Moustier sera maugrè le Sarra\in. »
u fond de la vallée de la Loue, et non
loin de la source curieuse de cette ri-
vière, on trouve le beau village de
Mouthier, entouré de toutes parts de
rochers escarpés. Ce village doit, dit-on, son
origine à une abbaye de bénédictins mention-
née dans le partage des états de Lothaire en
'8-jo et connue sous le nom de Haute-Pierre,
monasterium ait ce petrœ. Le seigneur de
Moustier-Haute-Pierre, qui possédait et pro-
tégeait cette abbaye depuis sa fondation, ré-
sista vaillamment aux incursions des Sarra-
zins dans la vallée de la Loue au VIIIe siècle.
Ces barbares, qui ravagèrent tous les envi-
— 139 —
rons, ne purent s'emparer du M oust ier- Haute-
Pierre, grâce à la valeureuse défense du sei-
gneur et de ses gens. Ce cri de guerre qui
retentissait alors dans tous les échos du val :
Mo us t ter sera mangrè le Sarrasin, est
devenu depuis la devise de la maison de
Moustier, qui existe encore en Franche -
Comté, après tant de siècles et de révolu-
tions.
69
L'Ecuyer d'Enfer
(Canton d'Ornans)
|\A fin tragique de Guillaume III, comte
ijj^ de Bourgogne, surnommé l'Allemand,
^ est racontée diversement. Albéric de
Trois-Fontaines dit dans sa Chronique
de fan 1 190, qu'étant à table un jour de Pen-
tecôte, les diables l'emportèrent sur un cheval
noir, et que jamais on ne le revit. Hune co mi-
tent dœmones asportaveruntin equonigro,
cum ad mensam sederet, nec postea visus
est in terris.
La vie que mena ce prince explique sa triste
fin. Il ne ménageait, paraît-il, ni les clercs ni
les moines, et les dépouillait sans pitié. Nulle
femme n'était à l'abri de ses poursuites, et sa
fille elle-même fut l'objet de son amour inces-
tueux. Celle-ci, pour échapper aux poursuites
de son père, prit la fuite et alla se réfugier à la
cour de la reine de France. « Je ne crois pas
que le diable ait emporté Guillaume, dit naï-
vement Dunod de Charnage dans son Histoire
du comté de Bourgogne. Je conjecture que
des vassaux rebelles, après l'avoir assassiné
en secret dans la Bourgogne transjurane, pu-
blièrent que le diable l'avait emporté, parce
qu'il avait enlevé des biens à l'Eglise. Ainsi
les sénateurs romains contèrent au peuple que
le dieu Mars avait enlevé Romulus, qu'ils
avaient poignardé.
Dans l'ouvrage de E.-Ch. Wuillemin, qui a
pour titre : Sous le porche de V abbaye, tra-
ditions des comtés de Bourgogne et de Neu-
châtel, la fin de Guillaume III est racontée de
la manière suivante, page 221, dans un chapi-
tre intitulé VEcuyer d'Enfer, La scène se
passe au château d'Ornans.
Simon Sanathiel était, en 1 1 1 5 , le plus
riche usurier de Besançon. On le disait assez
riche pour pouvoir acheter à l'occasion toute
la Comté de Haute-Bourgogne. On l'appelait
aussi sorcier et vendu au diable. Ce juif habi-
tait au quartier de la barrière Saint-Quentin.
Un samedi soir, veille de la Pentecôte, après
— I4I —
avoir escompté, prêté et trafiqué tout le jour.,
il se reposait devant sa boutique. Voilà qu'un
grand écuyer, qui n'était autre que Satan, vint
à lui d'un air assuré. Après un colloque de
peu de durée, l'usurier et le diable entrèrent
dans la boutique. Nul ne sait ce qu'ils y firent;
mais quand le diable s'en alla, après un tiers
d'heure, il remit au juif un parchemin en di-
sant : « Dans une heure, il frappera à votre
porte ; il sera vêtu d'un simple pourpoint de
futaine, avec chaperon noir. »
Simon resta seul et pensif en attendant la
visite annoncée. Il disait par intervalles : Je
ne serai peut-être pas seul damné ! Satan a
résolu de m'adjoindre, pour l'aller visiter,,
notre puissant comte Guillaume III.
Comme le beffroi de Saint- Etienne-du-Mont
se mit à tinter le couvre-feu, l'usurier enten-
dit frapper à la devanture de sa boutique.
Le voici, fit-il, en allant ouvrir. Et un per-
sonnage vêtu d'un simple pourpoint de futaine,
avec chaperon noir, entra sans mot dire.
— Monseigneur comte, dit l'usurier en pré-
sentant un siège au visiteur.
— Tu me reconnais, reprit ce dernier. Ton
or me fait besoin. Remets-moi illico 900
livres parisis.
— Je possède en effet pareille somme, ré-
pondit l'usurier avec hésitation ; mais cet
— 142 —
argent m'a été mis en dépôt par un écuyer
pour Fabbé de Cluny.
— Prou de moi, dit le comte vivement,
après un instant de réflexion ; et que je sois
plutôt damné !... Tes écus de moine, Sana-
thiel ?
— Les voici, Monseigneur. Mais aupara-
vant, veuillez mettre votre scel à ce parche-
min, qui dit justement que c'est vous qui avez
détourné 900 livres pari si s du trésor de l'ab-
baye de Cluny, et que dans un an, à pareil
jour et heure (minuit), vous faites promesse
de les restituer à la requête du prédit écuyer,
lequel vous viendra quérir à cet effet.
Le comte scella le parchemin, prit l'or et
partit.
L'abbé de Cluny, apprenant à quelque temps
de là le méfait de Guillaume, allait disant : Le
misérable ! il a vendu son âme au démon. Je
lui prédis sous peu une triste fin...
L'année suivante, à la veille de la Pente-
côte, Guillaume III donnait une fête brillante
dans son cas tel d'Ornans. Ce n'étaient que
jeux, festins, danses et chansons. La nuit
déjà s'avançait et nul n'avait pris garde à la
fuite du temps.
Voilà que tout à coup, à minuit, la grande
porte de la salle s'ouvrit à deux battants, et
qu'un écuyer apparut sur le seuil, tenant la
— *43 —
bride d'un cheval noir comme lui, sur lequel
se trouvait enfourché Simon Sanathiel, l'usu-
rier, immobile et pâle comme un mort.
• — Monseig-neur Comte, dit VEcuyer d'En-
fer, car c'était lui, il y a un an, à pareil jour,
à pareille heure, vous êtes venu chez ce
juif...
— Eh, que voulez-vous, sire écuyer ?
— Que vous ne soyez pas foi-mentie,
Monseigneur ; et, pour ce, voici un destrier
qui vous mènera à son logis, où nous régle-
rons compte. Ce disant, l'écuyer saisit le bras
de Guillaume d'une si forte étreinte qu'il le
fit craquer, et le jeta sur le destrier où déjà
était le juif. Puis, s'enfourchant lui-même, il
s'accroupit sur les deux damnés et disparut
aussitôt, ne laissant dans la salle qu'une
odeur de bitume et de soufre.
Il faut, pour la commodité du lecteur, rap-
procher de cette version celle donnée par
Dusillet, dans le Château de Frédéric Bar-
berousse, page 129, où cet élégant conteur a
brodé davantage encore sur le fond de la tra-
dition primitive contenue tout entière dans le
texte d'Albéric.
Guillaume ne ménageait ni les clercs ni les
moines, et les dépouillait sans vergogne ; il
fallait le flatter pour avoir part à ses larges-
ses. Un jour même que des pèlerins de Terre-
— i44 —
Sainte le conjuraient à mains jointes de les
aider à racheter leur roi captif (Baudoin II, roi
de Jérusalem, qui fut sept ans prisonnier chez
les Sarrazins), il n'eut pas honte de leur donner
une maille, monnaie qui valait la moitié du
denier tournois, et d'en rire et gaber avec les
bouffons de sa cour. Nulle femme n'était à
l'abri de ses poursuites, et sa fille elle-même
fut l'objet d'un amour incestueux. Elle ne
céda point à d'infâmes désirs et s'enfuit à
Paris, à la cour de Louis VII, qui la confia
aux soins de la reine. Longtemps après, quand
la fille de Guillaume revint à Dole voir son
père, il lui parut maigre et vieilli ; sa taille
s'était courbée et ses cheveux étaient déjà
mêlés et rares : il portait sur le front la trace
d'un grand souci. Il était devenu cruel, et plu-
sieurs de ses barons avaient été victimes de
se politique sanguinaire. Après qu'il eut saisi
une partie de la chevance de l'abbaye de
Cluny, le prieur, moine outrecuidé et brutal,
se rendit à Dole pour réclamer contre cette
injustice. Son zèle s'aigrissant outre mesure,
il traita le comte de Maure, de chevalier à la
proie et de païen pire qu'Attila. Guillaume,
furieux, lui arracha la barbe et le fit pendre
entre deux chiens, comme on pendait alors les
juifs. A cette nouvelle, Pierre-le-Vénérable,
abbé de Cluny, maudit sept fois le meurtrier
— 145 —
du prieur ; et Guillaume, à compter de ce jour,
redoubla d'impiété et de malice. Il jeta dans le
feu un reliquaire et voulut même brûler la
châsse de Saint-Claude que les moines eurent
à peine le temps de cacher.
La mesure était comble enfin, et le jour de
l'éternelle justice allait luire. Guillaume, un
lendemain de Pentecôte, célébrait, par déri-
sion, la fête des Fous ; car il s'était formé à
Dole une société présidée par un père Fol, à
l'instar de celle de Dijon, qui était présidée
par une mère Folle. Le festin fut joyeux et
splendide ; les ménestrels, les jongleurs et les
bouffons excitaient par des chants obscènes la
fougue des convives, qu'un ramas de courti-
sanes enivraient d'infâmes caresses. Le comte,
que le démon poussait vers l'abîme, voulut
boire dans un calice volé à l'abbé de Cherlieu ;
mais ses lèvres eurent à peine touché le calice,
que le vin s'évanouit en flamme légère. On
remplit deux fois le saint vase, et le vin s'éva-
pora deux fois. On vint au même instant an-
noncer à Guillaume qu'un moine de Cluny lui
amenait, de la part de l'abbé, un palefroi ma-
gnifique en signe de réconciliation et de vas-
selage. Le comte se leva de table, suivi de
ses barons et de ses livrées, pour aller voir ce
destrier, qui était en effet d'une beauté rare,
tout sellé, bridé, l'œil vif, la croupe arrondie
— • 146 —
et le poil lisse d'un noir de jais. Guillaume
s'empressa de monter ce merveilleux cheval,
dont la docilité, la grâce, la souplesse et l'al-
lure charmaient tous les écuyers ; il tournait,
galopait, faisait mille passes, sautait à quar-
tier, plein d'adresse et de feu, et plus léger
qu'un coursier arabe dan s le désert. Les barons
battaient des mains et la foule trépignait de
plaisir.
Tout à coup le noir destrier demeure immo-
bile, son poil se hérisse et ses naseaux jettent
des flammes ; deux chiens qui l'accompa-
gnaient se prirent à hurler, et le moine secoua
son capuchon d'où jaillirent des milliers d'é-
tincelles, — Guillaume semblait anéanti ; un
pouvoir surnaturel accablait aussi les assis-
tants. — Qu'on m'ôte d'ici, s'écria Guillaume,
mais personne n'osa bouger. Guillaume sem-
blait cloué à la selle de son chevaL — Comte
suprême de Bourgogne ! dit le moine, ne sens-
tu pas que ton coursier s'arrête ? Va donc
rejoindre tes convives : tes tables sont encore
dressées et tu n'as pas épuisé la coupe du fes-
tin. — Je brûle, répondit Guillaume ; de l'eau,
un peu d'eau par pitié ! Le moine alors tira de
son sein un calice, celui-là même que Guil-
laume avait profané ; il le présenta au comte
qui avait perdu l'usage de ses mains. — C'est
du sang ! murmura Guillaume. — ■ C'est celui
- i47 —
que tu as versé, répliqua le moine ; c'est le
mien ! une goutte du sang de chacune de tes
victimes a suffi pour remplir ce sacré calice à
pleins bords. Bois donc, superbe châtelain, ton
nouvel échanson t'invite à boire; cette liqueur-
ci ne coûte rien ; elle ne coûte pas même la
maille que tu jetas aux pèlerins de Terre-
Sainte.
Le comte essayait en vain d'articuler des
paroles... Le moine leva lentement son
capuce, et l'on vit, spectacle affreux î le spec-
tre du prieur de Clun}^ pendu naguère. —
Regarde-moi, continua le moine d'une voix
terrible ; regarde ces deux chiens, ils sont
aussi chargés de te punir. Les chiens se préci-
pitèrent sur le comte et se cramponnèrent à
ses flancs qu'ils déchiraient avec rage. — Vois
mon cœur, continua le moine, vois ce feu qui
le brûle et qui ne le consumera jamais ! Je
suis damné... damné par toi, car j'étais en état
de péché mortel à l'heure de mon supplice.
Viens, Guillaume, partager le sort des ré-
prouvés.
Il s'élance à ses mots derrière le comte, sur
la coupe du destrier et dit : Va !... L'affreux
coursier déploie aussitôt des ailes de chauve-
souris plus large que les voiles d'un navire,
s'élève et disparaît à travers un nuage de
flamme et de fumée.
Le Puits de Château-Vieux
(Canton d'Oman s)
E Château-Vieux est assis sur un rocher
escarpé à l'ouest de Vuillafans. Son
enceinte est remarquable par sa vaste
étendue, par la hauteur considérable de
ses murs dont il reste encore des pans intacts,
et par la profondeur de ses fossés creusés dans
le roc, du côté accessible, de l'est au sud. Les
murailles avaient 1 5 mètres de hauteur et for-
maient un vaste rectangle flanqué de tours
crénelées aux quatre angles. L'aspect en était
imposant. Il n'y avait qu'une seule porte don-
nant à l'extérieur, dont l'entrée était défendue
par un pont-levis. En passant cette porte, on
entrait dans une espèce de casemate, au bout
de laquelle une seconde porte donnait accès à
un espace contenant une petite bourgade de
40 ménages environ. Après avoir traversé
cette peuplade, on trouvait un portique en
pierre de taille, fermé par une grille de fer qui
interceptait toute communication avec le don-
jon. Au-delà de ce portique, il existait une
grande cour à l'extrémité de laquelle on voyait
— 149 —
une galerie portée par six colonnes ou pierres
polies formant la façade d'une vaste salle
d'honneur. Il y avait des bains dans cette
partie du château, et une chapelle, dont le pavé
^n pierres polies de diverses couleurs dispo-
sées symétriquement, était d'un aspect fort
agréable. Le bâtiment réservé pour l'habita-
tion du châtelain était un carré long orné de
tourelles, dans Tune desquelles se trouvait un
très bel escalier en viorbe. D'immenses sou^-
terrains avaient été pratiqués sous ce château,
pour servir d'asile aux habitants delà seigneu-
rie en temps de guerre.
On croit que ce château fut érigé vers le IX*
siècle par les seigneurs de Montgesoye. Les
habitants de Mouthier et de Haute-Pierre y
avaient droit de retraite.
Cette forteresse fut assiégée et prise par
Louis XL Ferdinand de Rye, archevêque de
Besançon, ayant acheté la terre de Château-
Vieux en 1620, fit rétablir le château et en
augmenta les fortifications. Un incendie le
détruisit en 1807. Sic transit gloria mundi.
Le Château- Vieux n'est plus aujourd'hui
qu'un amas de débris. A l'exception de quel-
ques maisons de vignerons encore subsistan-
tes, le reste de l'emplacement du château ne
présente plus aux regards du visiteur que le
tableau d'une destruction complète.
10
— i5o -
On dit que parmi les ruines du Château-
Vieux il existe encore un puits taillé dans le
roc à une immense profondeur. Une tradition
locale ajoute même que, dans le silence de la
nuit, on entend parfois lutiner les malins es-
prits qui s'y sont réfugiés après la destruction
du château, et qu'ils font aujourd'hui de vains
efforts pour se dégager des décombres qu'on a
jetés sur eux, et sous lesquels ils se trouvent
comme emprisonnés.
71
La Fête populaire de Château -Vieux
(Canton d'Ornans)
/^^^/ ALGRÉ l'état de ruine et de désolation
u)l I W\ °k se trouve 'l présent le manoir de
Châteaux-Vieux, près de Vuillafans,
cçy une fête annuelle, échappée comme
par miracle à de nombreuses révolutions, est
parvenue jusqu'à nous, enveloppée de cette
devise : « Le plaisir est de tous les temps. »
Elle rappelle une fête instituée par la féoda-
lité dans les siècles reculés. Ce qu'elle est en-
core, de nos jours, comparativement aux au-
tres fêtes de village, permet de comprendre ce
qu'elle fut autrefois, dans les beaux jours du
castel.
— I51 ~
Chaque année, le quatrième jour après Pâ-
ques, les populations des campagnes voisines
se mettent en route de bon matin, pour arri-
ver à l'antique rendez-vous. Des jeux de lote-?
rie, des tables couvertes de rafraîchissements,
des boutiques ambulantes et très souvent des
comédiens, occupent les principales avenues
du château. Des ménétriers font danser la jeu-
nesse, quelquefois le citadin avec la villa-
geoise, le riche avec le pauvre, les vieux avec
les jeunes. Tous les rangs sont confondus
dans cette fête de famille, qui se termine d'or-
dinaire par un feu d'artifice.
{Annuaire du Doubs).
72
Le Moine de Mouthier
(Canton (TOrnans)
N face du village de Mouthier, dans la
vallée de la Loue, il existe une aiguille
de rocher qu'on aperçoit au loin de plu-
sieurs points de la vallée et qu'on appelle
la statue du Moine. Ce prétendu moine était,
dit la tradition populaire, un insigne larron,
qui avait pris un froc pour se déguiser. Dieu
résolut enfin de le punir. Le Moine, qui en-
tendit gronder le tonnerre, eut peur et se mit
à genoux. Il fut foudroyé dans cette posture.
73
La Vouivre de Mouthier-Haute-Pïerre
(Canton d'Oman s )
É)E mythe de la Vouivre, qui est spécial à
; la F r a n c h e - C o m t é , existe, entre autres
o°Wp lieuxi dans la vallée de la Loue et parti-
^ culièrement à Mouthier-Haute-Pierre.
On raconte à Mouthier que la Vouivre est
un serpent volant qui ne voit clair que d'un
œil ; encore cet œil ne tient-il presque pas à
sa tête : c'est une boule aussi brillante qu'une
étoile, qui s'appelle une escarboucle et qui va
devant la bête comme une lanterne. Elle donne
une si grande lumière que le serpent lui-même
semble être tout en feu ; et quand il vole du
mont dy Atliose au rocher du Moine, et du
Puits de V Ermite à la Chaudière d'enfer,
on croit voir un éclair. La Vouivre habite,
dit-on, le fond des Combes de Non ailles.
Lorsqu'elle se baigne dans la Loue, elle dé-
pose son escarboucle sur le gazon du rivage,
et celui-là serait assez riche qui pourrait la lui
ravir dans ce moment. Les romanciers et les
— 153 ~
poètes de notre province se sont beaucoup-
exercés déjà sur le mythe de la Vouivre.
74
Légende de Saint Gengoul
ou de la Péteuse
(Montgesoie, canton d'Ornans)
A la Saint Gengoul,
Sonne ton chenevè, t'en air ai prou,.
(proverbe COMTOIS.)
jfm^'ENGOU ou Gengoul, Gengulf ou golff,
martyr, naquit en Bourgogne (VIIIe'
^3 siècle) ; il porta les armes sous Pépin-
^ le-Bref. C'était un chevalier chaste et
vertueux. Il fut poignardé, d'autres disent em-
poisonné, par l'amant de sa femme. Plusieurs
villages de Franche-Comté possèdent encore
quelques-unes de ses reliques.
Saint Gengoul est particulièrement vénéré
à Montgesoie comme le protecteur des fon-
tanes et le vengeur de la foi conjugale. On lit
en effet dans la légende de Saint Gengulphe
que peu de jours après sa mort, on vint dire à
sa veuve que le corps du bienheureux faisait
— 154 —
des miracles. « Jour de Dieu ! Il fait des mira-
cles comme je pète », répondit la dame mal
élevée. Dieu, pour la punir de ces infâmes
paroles, lui envoya une infirmité cruelle. La
pauvre femme ne pouvait plus parler qu'elle
ne pétât. Chassée du monde comme une pé-
teuse, elle fut contrainte de se retirer dans un
cloître où elle espérait trouver des gens qui
auraient l'oreille moins fine et le nez moins
délicat.
(Hyexne. Kxcursion de Besançon àOrnans, p. 28.)
75
Le Puits de la Belle-Louise
(Canton de Quingey)
« Dans la ville de Montrond
« En Bourgogne
« Il y avait une fille à marier, »
{Ancienne complainte,)
« Tout est mort, excepté la Rêverie assise
« Qui veille auprès du Puits de la Belle-Louise. »
(Saint-Juan.)
ntre Mérey et Montrond, il existe une
excavation profonde, appelée le Puits
de la Belle-Louise. Ce nom lui vient
d'une aventure tragique dont on a con-
servé le souvenir dans le pays, et qui serait ar-
rivée à une époque inconnue.
Une belle jeune fille du village de Mont-
rond, appelée Louise, ou plus communément
la Belle-Louise, avait promis sa foi à un
jeune homme pauvre comme elle, qui depuis
longtemps la recherchait en mariage. Malgré
le serment qu'elle avait fait à son fiancé de
n'épouser jamais que lui, elle consentit à don-
- i56 -
ner sa main à un riche vieillard, tandis que
son pauvre fiancé était retenu prisonnier dans
une contrée lointaine. Voilà que le soir des
noces, au moment où la Belle-Louise, qui de
bergère était devenue baronne, allait franchir
le seuil de la chambre nuptiale, elle se sent
arrêter par un bras vigoureux qui rentrai ne
au dehors, et qui l'emporte en un clin-d'œil
sur un coursier rapide. En vain elle crie ; en
vain son vieil époux et ses gens veulent courir
à son secours. Le démon qui l'emporte la pré-
cipite pour la punir de son parjure dans l'abî-
me sans fond que l'on a appelé dès lors le
Puits de la Belle-Louise. Le lendemain, les
gens du vieux baron, qui cherchaient encore
l'infortunée, suivirent dans la neige les pas du
coursier infernal qui l'avait emportée. Au
bord de l'abime où tout avait disparu, on ne
retrouva qu'un débris de la parure qui avait
orné le cou de la Belle-Louise.
(Album franc-comtois, p. 211, poésie de Saint-Juan.
On trouve dans Grimm, tome I, page 340, un récit ana-
logue à cette légende.)
76
La glorieuse postérité de Guillaume-
le-Grand,
troisième Comte de Franche-Comté
(Canton de Quingey)
tiennette de Vienne et son mari Guil-
laume-le-Grand, troisième comte de
Bourgogne, se promenaient un jour dans
Q^J les jardins de leur villa de Quingey.
Leurs jeunes fils jouaient autour d'eux. Re-
naud, l'aîné, qui était déjà fort, essaya de
ceindre l'épée de son père ; mais, n'ayant
pu en venir à bout à cause de la longueur de
cette arme, qui n'était pas proportionnée à sa
taille enfantine, il la rejeta loin de lui, non
sans humeur, en disant : « Ce sera pour l'an-
née prochaine, quand je serai plus grand. » —
« Et toi, Tête-Hardie, dit le comte en s'adres-
sant à Etienne, le second de ses fils, ne veux-
tu pas à ton tour essayer de mettre ma bonne
épée ? » L'enfant répondit avec beaucoup plus
de sang-froid qu'ont eût pu en attendre de son
âge:
« Père, à celui seul qui doit après toi porter
ta bonne épée, est permis d'y toucher. »
Alors arriva Raymond, le troisième fils de
Guillaume, traînant avec des cris de joie un
long serpent qu'il venait de tuer sur les bords
de la Loue, rivière qui coulait au bout du
jardin. Etiennette de Vienne, sa mère, devint
toute pâle à la vue du reptile ; mais Raymond,
courant aussitôt vers la comtesse, la rassura
en ces termes :
« N'aie pas peur, petite mère, ce serpent, je
l'ai tué à coups de pierres, parce qu'il refusait
de me céder une place où j'avais envie de
jouer. »
Guillaume-le-Grand, admirant l'audace de
son enfant, dit : « En vérité, si la terre lui
manque en Bourgogne, Raymond saura bien
en conquérir ailleurs. »
Cependant, Hugues, le plus jeune des
princes, âgé de quatre ans, se promenait gra-
vement dans une allée, appuyé sur un bâton,
à la manière des prélats sur leur crosse, et
chantant comme un chanoine à la procession.
« Que fais- tu là? » lui dit son père.
« Je fais l'évêque, » répondit l'enfant.
Alors Guillaume, plein de joie, embrassa
ses quatre fils et dit à la comtesse : « Je re-
mercie Dieu de ce que tu m'as donné de tels
enfants. » Mais la comtesse, qui était alors
enceinte, répondit : « Cher époux, sache que
de ces quatre fils dont tu te glorifies, les deux
— i59 ~
premiers seront d'illustres comtes ; du troi-
sième, guerrier fameux, sortira une longue
suite de rois, et le quatrième portera la mitre
d'archevêque. Tous seront les champions de
la sainte Eglise et mourront pour la défense
de la Croix, sur la terre des infidèles. Mais
quelque grande que soit la gloire de ces quatre
héros, elle n'approchera point de celle de l'en-
fant que je porte en ce moment dans mon
sein.
Et comme le comte Guillaume demandait à
son épouse l'explication de ses paroles, la
princesse ajouta : « Apprends donc que cette
nuit, pendant que je dormais à tes côtés, j'eus
un songe. Il me semblait que la lune descen-
dait du ciel et venait reposer sur mon giron :
ce qui signifie que le fils auquel je donnerai le
jour deviendra pape et sera le soutien de la
sainte Eglise. »
La prédiction de la comtesse touchant ses
cinq fils s'accomplit exactement. Renaud et
Etienne, surnommé Tête-Hardie, furent suc-
cessivement comtes de Bourgogne et mouru-
rent en Palestine, lors des premières croisades.
Raymond vainquit les Sarrazins d'Espagne
et fonda l'illustre maison royale de Castille.
Hugues, l'un des archevêques les plus célèbres
de Besançon, alla, comme ses deux frères,
mourir sur la terre sainte. Quant à Guy, le
— i6o — -
plus jeune et le plus glorieux des cinq frères,
il fut d'abord archevêque de Vienne et ensuite
élu pape, sous le nom de Calixte II.
(Guyornaud, Album franc-comtois, p. 229.)
77
Le Prieuré de Saint-Renobert
(Canton de Quingey)
fp u IXe siècle, les Normands, qui avaient
^ envahi la France, dévastaient les mo-
nastères et les églises. Les religieux
étaient obligés de s'enfuir dans de
lointaines contrées. Ceux qui, entre Dieppe et
Rouen, gardaient les reliques de saint Reno-
bert, évèque de Baveux, se sauvèrent, comme
plusieurs autres, jusque dans la Haute-Bour-
gogne. On dit qu'ils s'arrêtèrent quelque
temps dans le monastère de Baume-les-Moines,
et que, de là, ils vinrent près de Quingey où
ils obtinrent une concession de terrain près
d'un petit ruisseau qui se jette dans la Loue.
Ils bâtirent dans ce lieu une petite chapelle et
plus tard une église assez vaste, avec un mo-
nastère qui dépendait de Baume-les-Moines
sous le nom de Prieuré de Saint-Renobert.
C'est là que fut déposée une partie notable des
— i6i —
reliques du saint évêque, et qu'il manifesta sa
protection non-seulement en guérissant les
hommes des maux corporels et spirituels, mais
encore en éloignant les maladies qui affligent
les troupeaux. Sanctus episcopus, est-il dit
dans les leçons de l'ancien bréviaire de Baume-
les-Moines, non hominis tantum sanandis
animis atque corporibus, sed etiam depel-
lendis pçcudum morbis, se benignissimum
prœstat. Ces reliques miraculeuses étaient
exposées dans une châsse de pierre sur l'autel
de l'église du prieuré, et la fête de leur tran-
slation en Franche-Comté se célèbre encore
aujourd'hui le 24 octobre.
Saint Renobert est encore spécialement vé-
néré à Quingey, quoiqu'il ne soit pas le patron
de cette paroisse. Lorsque l'église du prieuré
eut été supprimée pendant la révolution, les
reliques du saint évêque furent transportées
dans l'église paroissiale. Cet édifice fut lui-
même détruit plus tard, et les reliques dispa-
rurent. Il ne reste plus que la châsse où elles
étaient renfermées.
•(Vie de saint Renobert, Saints de Franche-Comté.
— IÔ2 —
78
Le Tombeau de Barbe de Semur, a Fourg
(Canton de Quingey)
peu près au centre du village de Fourg,
il existe un étang près duquel on
remarque les ruines d'un château qui
paraît avoir été érigé par un duc de
Bourgogne. Ce château était entouré de fossés.
On arrivait à la porte d'entrée flanquée de
deux tours par un pont à deux arcades, coupé
par un pont-levis. Ce lieu était donc une
maison forte ; mais les chroniques ne disent
point qu'il ait été attaqué ni qu'il se soit
trouvé dans la nécessité de se mettre en état
de défense. Les deux tours existaient encore
en 1 790 et furent renversées à cette époque
comme des monuments de la féodalité.
La chapelle de ce château renfermait le
tombeau de Barbe de Semur ; on voyait sur
une pierre longue la figure en bas-relief de
cette noble dame, et, au pied de la figure, on
lisait cette épitaphe touchante :
« Si tu t'enquiers, viateur, quelle dame
« Repose ici et gist sous ceste lame,
— i63 —
« Tu trouveras dedans noblesse enclose.
« Virginité et de vertu la rose ;
« Vingt ung ans rendirent le corps meur
« Bel et parfait de Barbe de Semeur,
« Et en ce temps mort lurent cet outraige,
« Qu'elle l'a print à la fleur de son aige.
« Du Pont-de-Vaux, la comtesse sa sœur
« A fait du corps ce tombeau possesseur,
« Qui décéda en janvier le vingtième,
« L'an quinze cent et quarante deuxième. »
79
Histoire de l'Amant noyé
(Canton de Quingey)
}A Loue formait jadis un lac étroit entre
deux longues chaînes de rochers. Il ne
^ reste aucun vestige de la digue qui rete-
nait les eaux de ce lac, vu que les flots
en ont roulé les débris dans le Doubs. Au reste,
tous les habitants des rives de la Loue content,
chacun à sa manière, Vhistoire de V amant
noyé.
Saint-Bernard avait fondé le moutier d'Ou-
nans sur les ruines d'une chapelle votive dé-
diée à la mémoire d'un damoisel victime d'un
imprudent amour.
■ — 164 —
Le vénérable H il aire, archevêque de Besan-
çon, nous a conservé cette histoire.
« Cinq à six siècles en ça, vivait à Clair-
Vent un riche homme de Bourgogne, qui joi-
gnait la déplaisance à la fierté. Les tourelles
de son château se miraient dans le lac de la
Loue, Il avait une fille belle à ravir, et qui
n'était pourtant mie glorieuse. Cette jolie pu-
celle aimait un gent ménestreux de Montba-
rey ; mais Rainfroi, dur et chiche, ne voulait
pas qu'elle épousât le pauvre Philippe, et la
vive Alicette fut mise en étroite prison, mal-
gré ses pleurs. Philippe alors creusa un chêne
à l'aide du feu, et quand la lune était à son
décours, il traversait le lac, guidé par un fanal
qu'allumait la nourrice d' Alicette. Il baisait la
main de sa mie à travers les barreaux de la
tour et revenait content de sa soirée. Mais sa
boursette s'épuisa bien vite à payer la nour-
rice avaricieuse. La maudite goyne souffla une
nuit son cierge, et le canot mal dirigé dévala
tout à fond. Philippe se noya tristement. Peu
de jours après Rainfroi passa lui-même de vie
à trépas, et sa fille libre enfin j ura de retrouver
son amant mort ou vif. Elle fit rompre à Par-
recey la digue qui retenait les eaux du lac, et
Ton retrouva en effet à Chissey, où il avait
chust, Philippe déjà tout défiguré.
« Alicette garda de lui perpétuelle souve-
- i65 -
nance et bâtit la chapelle d'Ounans, où elle fut
inhumée à côté de son doux ami. Dieu ayt son
âme. Ainsi soit-il. »
Voilà ce que narraient les chastes bernar-
dins en confabulant au réfectoire. On voit au
musée de Dole les fragments d'un canot de la
plus haute antiquité, creusé à l'aide du feu et
à la manière des sauvages. Ce canot a dû être
enseveli sous les eaux de la Loue longtemps
avant que les Gaulois fussent civilisés.
(L. Dusillet. Le château de Frédéric Barberousse,
p. 35 et aux notes p. 250.)
11
BAUME-LES-DAMES
(arrondissement de)
I
Légende de Saint Germain
(Canton de Baume)
Baume dépasse par son anti-
quité tous les titres et tous
les souvenirs.
Le Président Clerc,
AINT Germain fut évêque de Besançon
après saint Désiré. Il eut affaire à quel-
ques païens ou hérétiques étrangers,
qui avaient trouvé crédit dans la cité. Il
les combattit par la puissance de ses jeûnes,
de ses prières et de ses prédications. Il allait
même les rechercher jusque dans la ville de
Grandfontaine, où se trouvaient leurs princi-
pales retraites. Grandfontaine était alors une
bourgade romaine entourée de murs et défen-
due par des tours. L'histoire dit que les mé-
— i68 —
chants, ayant longtemps épié le saint, le sur-
prirent un jour priant seul dans l'église. Ils le
rirent mourir en le perçant de flèches, et puis
ils lui tranchèrent la tête. La tradition ajoute
que saint Germain, ayant été décapité, reçut
;sa tète entre ses bras, se releva et se dirigea
vers Baume, où il avait établi un couvent de
femmes. La même tradition ajoute encore que
quand le saint sortit du bourg, la terre trem-
bla, et que les tours ainsi que les murailles
d'enceinte tombèrent. Il chemina sous la con-
duite des anges et, avant d'aller se reposer
dans sa couche de marbre, à l'abbaye de Bau-
me, il fit le tour des murs de Besançon. Quoi-
qu'il en soit de cette légende, que les histo-
riens expliquent aisément en l'appliquant au
don qui a été fait des reliques de saint Ger-
main à l'abbaye de Baume, postérieurement à
la mort de ce martyr, l'église de Baume pos-
sède encore aujourd'hui les reliques de saint
Germain, qui de tout temps y ont été honorées
du plus grand respect. Elles sont placées
dans un buste du saint, en argent, et dans un
bras de même métal. Saint Germain est con-
sidéré comme le protecteur spécial de la pa-
roisse de Baume. On expose ses reliques à la
vénération des fidèles dans les temps de cala-
mités.
— iô9 —
2
Légende de Gontran, roi de Bourgogne,,
et du comte garnier, son favori
(Canton de Baume)
E roi Gontran, étant un jour à la chasse,,
s'égara à la poursuite d'une biche avec
avec Garnier, le comte de son palais.
Après une longue course ils s'arrêtè-
rent, pour se désaltérer, au bord d'un ruis-
seau qui baignait les ruines d'un monastère,
et le prince, fatigué, s'endormit sur les genoux
du courtisan. Garnier, pendant le sommeil de
son maître, aperçut une belette qui courait le
long du ruisseau, comme si elle eût cherché à
le traverser. Il prit son épée et la glissa sans
bruit de l'un à l'autre bord. La belette, après
plusieurs allées et venues, trouva ce pont nou-
veau, le franchit et alla se perdre dans un
trou, à quelque distance de la source. Le roi,
s'étant éveillé sur ces entrefaites, raconta à
son favori un songe qu'il avait eu. Il avait vu
une belette essayer inutilement de passer un
fleuve, lorsqu'un pont de fer s'était élevé tout
à coup devant elle. L'animal l'ayant traversé
était entré dans une caverne, où le roi l'avait:
— 170 —
suivi en rêve et où il avait trouvé un trésor.
Sur cela, le comte fit à son tour le récit de ce
qu'il avait vu, en ajoutant que puisque le songe
était déjà vérifié en partie, il fallait voir s'il ne
se réaliserait pas entièrement. On creusa donc
à l'endroit où la belette avait disparu et on y
trouva un trésor considérable. La tradition
ajoute que le roi Gonteau vit alors s'élever sur
les ruines de l'abbaye un nuage d'où sortait
une main aux doigts étendus et dont la paume
se tournait vers lui. Docile à cette inspiration,
il chargea le comte Garnier d'employer le tré-
sor au rétablissement du monastère de Baume.
Le tombeau de Garnier se voyait encore à
l'abbaye de Baume à la fin du siècle dernier,
et un coteau, situé non loin des fontaines de
la ville, a retenu le nom de Vigne du trésor,
3
Légende de Sainte Odille
(Canton de Baume)
ers l'an 662, une fille naquit d'Alaric,
duc d'Alsace, et de Bérésiude. Son
père voulait la tuer parce qu'elle était
aveugle. Soustraite par sa mère aux ac-
<^ès de cette bizarre fureur, l'enfant fut envoyée
- m -
au monastère de Baume, avant même d'avoir
reçu le baptême. En ce temps-là, saint Erhard,
évêque de Bavière, eut une vision pendant la-
quelle il lui fut enjoint de se rendre au couvent
de Baume. Une voix lui aurait dit : « Là, tu
trouveras une jeune servante du Seigneur. Tu
la baptiseras, tu lui donneras le nom d'Odille,
et, au moment du baptême, ses yeux, qui n'ont
jamais été ouverts, verront la lumière. Erhard
partit sans délai. En arrivant à Baume, il
trouva la fille d'Alaric parfaitement instruite
de tous les dogmes de la religion. Elle avait
déjà treize ans, et les dames qui rélevaient
ignoraient comme elle l'état de son âme.
Erhard commença la cérémonie du baptême.
Selon la coutume du temps, il plongea la jeune
aveugle dans les eaux sacrées ; il lui fit sur les
yeux les onctions du saint chrême en disant ;
« Au nom de Jésus-Christ, soyez désormais
éclairée des yeux du corps et des yeux de
l'âme. » Il parlait encore, les paupières de la
jeune fille s'entr'ouvrirent et ses yeux brillè-
rent du plus vif éclat. Elle reçut le nom
d'Odille, qui signifie fille de lumière, ou : Dieu
est ton soleil.
— 172 —
4
Légende de Sainte Acombe
(Canton de Baume)
L existe au nord de la ville de Baume-
les-Dames une chapelle antique qui s'é-
lève au milieu d'un cimetière. Sur l'au-
tel unique est un groupe de statues de
pierre qu'un ciseau naïf, mais plein de senti-
ment, a sculpté dans un siècle de grande fer-
veur. La scène représente l'ensevelissement
de Jésus, et c'est pour cela que cette chapelle
a été appelée d'ancienneté la chapelle du
Sa int- Sep ulcre.
Elle doit sa fondation au chanoine Pignet,
prieur de Bellefontaine, qui la fit bâtir vers
1550. Ses armes parlantes : Trois pommes
de pin surmontées de deux palmes en sautoir,
figurent deux fois répétées sur l'autel qui re-
présente la pierre du Saint-Sépulcre.
Le cimetière qui l'environne, et qui est
beaucoup plus ancien que la chapelle, s'est
appelé le cimetière du Saint-Sépulcre. Il n'est
devenu le cimetière unique de Baume qu'après
la suppression de ceux qui existaient dans l'in-
térieur et au pourtour des églises Saint-Martin
et Saint-Sulpice.
— i73 —
Dans la chapelle du Saint- Sépulcre,, du côté
droit,, le visiteur remarque une petite ©idaa
où se trouve la statue de sainte Acombe,
haute seulement d'une coudée. La sainte est
représentée avec une grande barbe qui lui ca-
che la moitié du visage et de la poitrine. Elle
est attachée toute vêtue à une croix où elle a
été liée avec des cordes. Cette image de sainte
Acombe est encore l'objet aujourd'hui, à
Baume, d'une grande vénération. On y venait
de fort loin en pèlerinage. Sainte Acombe
de Baume est, dit-on, connue et priée jus-
qu'au bord de la Manche, où son culte aura été
transporté par la foi des pèlerins â une époque
inconnue.
Je ne sais si d'autres hagiographes que
ceux de la Franche-Comté parlent de sainte
Acombe ; mais les nôtres n'en disent rien.
Voici seulement ce que rapporte une tradition
locale peu détaillée :
Acombe était belle,, trop belle même. Le fils
du roi, l'ayant vue en devint épris. Il était
païen ; elle, chrétienne. Elle ne voulut point
prêter l'oreille aux discours du païen, alors
même que son père l'y engageât par un senti-
ment de crainte ou d'ambition.
Un jour que dans la campagne le païen
poursuivait Acombe avec plus d'insistance
f*o;ur la faire condescendre à ses criminels-
— i74 ~~
desseins, elle pria Dieu de lui enlever sur-le-
champ ce don dangereux de la beauté, qui
pouvait devenir un piège pour sa vertu. Sa
prière fut exaucée, et au moment où le fils
du roi, poussant l'audace jusqu'à la violence,
approchait ses lèvres impures du céleste vi-
sage d'Acombe, cette figure s'illumina, un
trait rapide comme l'éclair enleva la vue au
téméraire, et une barbe affreuse comme la
soie d'un sanglier couvrit aussitôt le visage de
la sainte, que par dépit, les barbares soldats
du païen crucifièrent à un arbre de la route.
La tradition orale de Baume ajoute que la
sainte est enterrée à gauche de la chapelle du
Saint-Sépulcre, tout près de la paroi exté-
rieure du mur.
5
Les Nonnes et le Basilic
(Origines de Baume et de Cusance)
A ville de Baume, appelée Balma dans
Wk les anciens titres, et quelquefois Palma
-< par corruption, tire son nom de sa posi-
tion même, et cette dénomination d'ori-
gine celtique lui est commune avec d'autres
— i75 ~
lieux placés dans les bas-fonds, dans les bas-
sins formés de collines où s'ouvrent des ca-
vernes, tels que Baume-les-Messieurs ou les
Moines dans le Jura, Baume en Suisse, au pied
du Suchet, etc.
Cette ville est située dans la vallée du
Doubs, entre Besançon et Montbéliard, c'est-
à-dire dans une des régions les plus pittores-
ques et les plus agréables de la Franche-
Comté. Gracieusement assise au bord d'une
prairie que le Doubs arrose, elle est abritée
de toutes parts par des collines de forme et de
hauteur variées. Les plus rapprochées, au
nombre de sept, sont recouvertes de vignobles
et de forêts. Deux chaînes de montagnes plus
élevées se prolongent avec des rochers à pic
sur les deux rives du fleuve, et enveloppent
tout ce pays comme d'un double rempart.
Baume est une des plus anciennes et des plus
intéressantes villes du comté de Bourgogne,
quoiqu' elle en ait toujours été une des plus
petites. Un historien fait de Baume une ville
romaine dès l'an 253 ; mais on ne saurait guère
lui donner à cette époque d'autre importance
que celle d'une simple villa.
Si cette ville tire son nom de sa situation
topographique, elle doitson surnom à la célèbre
abbaye de dames nobles, chanoinesses béné-
dictines, dont la fondation et l'origine se per-
— ij6 —
dent également dans la nuit des hauts siècles.
L'opinion la plus probable est que cette abbaye
eut pour fondateur un des souverains de Bour-
gogne.
A une époque qu'il n'est pas possible de
préciser, Baume devint la capitale des Varas-
ques, qui formaient un des cinq grands com-
tés de la Séquanie. Elle fut donc, pour le comté
de V aresgau, placée sur la même ligne que
Salins, Dole et Vesoul, pour ceux de Sco-
ding, d'Amaour et de Pont.
Vers la fin du VIe siècle, une peuplade des
bords orientaux du Rhin, les Stadwangues,
chassée des rives du grand fleuve par une na-
tion plus puissante, chercha à se procurer
par la voie des armes une retraite dans la Sé-
quanie. Les bourguignons , vaincus, furent
contraints de leur céder le Varesgau.
Isérius et Hermenrius, fils du chef puissant
qui commandait les Stadwangues, vivaient
vers Tan 61 5. Le second possédait la partie
orientale de la terre de Baume et résidait au
château de Montfort, près de Clerval ; le pre-
mier tenait la partie occidentale de la même
terre et demeurait au château de Baume, for-
teresse dont le bizarre nom latin, Vincunt
milites, rappelle, dit-on, un combat qui s'y
serait livré sous Vespasien. Ce château de
Baume était, avant sa destruction^ au temps
— 177 —
des guerres de Louis XI et de Cbarles-le-
Téméraire, un des principaux du pays.
Isérius y vi vait dans l'inceste avec Randone,
sa belle-sœur.
Altérée déjà par l'arianisme, la foi chré-
tienne des Bourguignons le fut encore davan-
tage après qu'ils eurent reçu la loi des Stad-
wangues et les exemples de leurs mœurs-.
Vers le même temps, dans une assemblée d'é-
vêques tenue à Moulins, sur la convocation
du roi Clotaire, saint Eustaise, disciple de saint
Colomban, le célèbre fondateur et abbé de
Luxeuil, fut choisi pour ramener dans le sein
de l'église ceux des Bourguignons qui s'en
étaient écartas. Saint Eustaise se rendit donc
dans la vallée du Doubs et vint prêcher à
Baume, où il eut le bonheur de convertir Isé-
rius et son peuple.
Isérius après sa conversion, ne pouvant plus
habiter avec Randone, également convertie,
lui fit bâtir à Cusance, au fond d'une jolie
vallée et aux confins de la terre de Baume, un
monastère de quarante femmes, dont elle fut
la première abbesse. Islia, sa fille unique,
qu'elle avait eue d'Isérius, la remplaça en 617.
Peu de temps après, Islia et toutes ses reli-
gieuses moururent de la peste, et Cusance
resta désert.
Une légende, celle des Nonnes et du
- i78 -
silic, mérite bien qu'on l'interroge ; car elle
nous dit, dans sa naïveté, que le monastère
de Randone fut détruit cent ans après sa fon-
dation et que toutes les religieuses moururent
à la vue d'un basilic, à l'exception d'une seule
qui, connaissant l'effet du regard de ce reptile,
lui présenta un miroir dans lequel il s'aperçut,
ce qui le fit mourir à l'instant même.
6
Légende de saint Ermainfroi
(qui fait suite à la précédente)
(Baume, Cusance)
PRÈS la mort d'Islia, le patrimoine
d'Isérius passa à Ermainfroi , fils
d'Hermenrius , qui , s 'étant dégoûté
des vanités du monde dans le palais
même du roi C Iota ire, restaura , en 621, le
monastère de Cusance, où il établit un couvent
d'hommes, sous le patronage de Luxeuil. Il
en fut le premier abbé et y mourut en odeur
de sainteté, vers 670.
En 720, Egilbert, moine de Luxeuil, écrivit
la vie de saint Ermainfroi. C'est dans cette
chronique, paraît-il, que l'abbaye des dames
- i79 -
de Baume est nommée pour !a première fois
dans l'histoire.
« Une vierge recluse, y est-il dit, qui vivait
au monastère de Baume, éloigné d'environ
six milles de celui de Cusance, appela sa ser-
vante. Allez, lui dit-elle, annoncer à Vuarnier
(l'aumônier du couvent) et à nos sœurs qu'Er-
mainfroi passe en ce moment de cette vie dans
le sein de Dieu. »
7
Légende de saint Vandelin
(Baume, Cusance)
aint Vandelin était le frère de saint
Ermainfroi. En 631, le 2 5 septembre, le
bienheureux Ermainfroi, abbé de Cu-
sance, fut averti miraculeusement de la
mort de Vandelin, son frère, qui se trouvait à
Rantechaux. Aussitôt il rassemble ses reli-
gieux et se porte au-devant du convoi funèbre
de son frère, jusqu'au village appelé Hyèvre,
auprès du Doubs, usqtie ad villam quae
dicitur Ebryts, hoc est us que ad Douem
(Egilbert). Quatre hommes avaient porté jus-
quei-là la dépouille mortelle ; mais, au pas-
sage de la rivière, quatre autres voulant sou-
lager les premiers,, le saint abbé s'y opposa en
disant que deux hommes suffisaient. En effet,
les deux désignés transportèrent le cercueil
avec facilité, jusqu'au sommet de la montagne
du Lomont, très escarpée cependant sur ce
point. Ce miracle, dit Egilbert, ravit tout le
peuple d'admiration .Mais les gens d'Hyèvre et
les nombreux habitants des villages voisins
furent témoins d'un autre prodige encore plus
surprenant : on vit la fumée de l'encensoir se
dilater avec une telle force, qu'elle s'éleva en
colonne jusqu'au ciel pour y former un épais
nuage, à l'ombre duquel ils allèrent, avec ac-
clamations de joie et en chantant des cantiques
d'action de grâce dans l'église de Saint- Jean-
Baptiste, à Cusance, où le corps de saint Van-
delin fut enseveli avec pompe.
8
Le grand Crucifix
(Canton de Baume)
'était au commencement du XVIIe
siècle.
On venait de bâtir l'église de Baume.
Il n'y avait encore dans l'intérieur du
œonument que le maître-autel et la chaire à
— 181 —
prêcher. En face de cette chaire, on n'avait
pu mettre provisoirement qu'un très petit
christ en plâtre, grossièrement moulé.
Les ressources de la fabrique et celles de là
commune étaient épuisées, et Ton attendait en
vain de la libéralité des âmes pieuses l'argent
nécessaire pour acheter un grand crucifix. Un
jeune homme d'une figure angélique, se pré-
sente un matin devant les autorités de la pa-
roisse et leur propose d'exécuter sans frais, en
trois jours, un christ monumental, digne de
figurer avantageusement en face de la chaire
à prêcher. Il ne demande pour cet ouvrage
qu'un morceau de bois, qu'on lui procure aus-
sitôt, et il exige qu'on l'enferme avec du pain
et de l'eau dans la maison la plus voisine de
l'église, pour y exécuter son travail. Sans trop
s'informer du nom de ce jeune artiste et sans
lui demander de quel pays il arrive, on accepte
sa proposition et on l'installe dans un appar-
tement de la maison la plus proche de l'église.
On l'y enferme avec une cruche d'eau pure et
une miche de pain bénit.
Au bout de trois jours, on ouvre la porte de
l'atelier, où d'ailleurs aucun bruit ne s'était fait
entendre. On est surpris de ne pas y retrou-
ver le jeune artiste. La cruche d'eau est en-
core pleine et la miche de pain bénit n'avait
pas été entamée. Sur la table où le morceau de
_ i8a —
bois brut avait été déposé, on voit avec admi-
ration un christ de grandeur naturelle, parfai-
tement modelé, dont les bras étendus ne fai-
saient qu'une seule pièce avec le corps. Com-
ment l'artiste a-t-il pu s'y prendre pour opé-
rer ce travail, n'ayant reçu qu'un morceau de
bois d'une seule venue ? Ce fait inexplicable,
joint à la circonstance non moins extraordi-
naire de la disparition du jeune ouvrier, fit
croire qu'un ange était venu du ciel pour doter
l'église de Baume du grand crucifix qu'elle
possède encore. La tradition ajoute que dans
un temps de guerre ou de révolution, alors
que l'on dut soustraire cette vénérable image
à la profanation des impies, on fut obligé de
renfermer dans un sépulcre et de scier, à cette
fin, les deux bras du christ qui aujourd'hui
n'adhèrent plus au corps.
9
Notre-Dame de Cusance
(Canton de Baume)
ANS une chapelle latérale de Féglise de
Cusance, il existe une madone qui est
l'objet d'une grande vénération dans la
la contrée. On la croit l'œuvre des reli-
- i»3 -
gieux du couvent que saint Ermainfroi fonda
dans ce lieu. Une légende rapporte que chaque
année, autrefois, on avait coutume de porter
cette madone en procession à l'église de Ser-
vin, où on la laissait seulement pendant trois
jours, après lesquels on allait de nouveau la
rechercher en procession. Or, une fois que le
mauvais temps n'avait pas permis d'aller re-
chercher la madone au jour fixé, elle revint
d'elle-même à Cusance, où on la retrouva
dans le tronc creusé d'un saule, au bord du
ruisseau. Ce fait inexplicable fit naître dans le
pays la dévotion particulière que, de nos jours
encore, on n'a pas cessé d'avoir à Notre-Dame
de Cusance. On rapporte que de nombreux et
éclatants miracles se sont opérés à Cusance
par l'intercession de la sainte Vierge.
IO
Histoire de Jean Dolet
(Canton de Baume)
ers le milieu du XVIe siècle, Jean Dolet,
? appartenant à une des plus anciennes
et des plus honorables familles de Bau-
me, faisait ses études de jurisprudence
à l'université de Dole. Il avait eu pour maître
— 184 —
le célèbre jurisconsulte Charles Dumoulin, et
il venait de lui dédier deux lettres sur le con-
cile de Trente, dans lesquelles il n'avait pas
craint d'attaquer les décisions de ce grand
concile. Dans un style fougueux et frondeur,
Jean Dolet essayait de démontrer qu'il y avait
danger pour les libertés françaises à recevoir
ces décrets comme loi de l'Etat. Il ne le fit
pas impunément ; car aussitôt une fluxion lui
tomba sur les oreilles et l'assourdit au point
qu'il n'entendait plus rien du tout. Il dut ren-
trer dans sa famille avant l'époque ordinaire
des vacances. La douleur et l'incommodité de
son mal, après l'épreuve inutile de toutes sortes
de remèdes humains, le ramenèrent à la foi et à
la piété, avec cette conviction intime qu'il ne
pourrait guérir que par une grâce du ciel.
En ce temps-là, Notre-Dame de Cusance
était particulièrement honorée par de pieux
pèlerins. C'était l'époque où il n'était pas sur-
prenant de rencontrer une procession générale
allant solennellement de Baume à Cusance, à
travers champs et bois, avec le vicomte maïeur
et messieurs du magistrat en tête de la bande.
Jean Dolet résolut, pour demander la gué-
rison de sa surdité, de faire seul, à pied, un
pèlerinage à Notre-Dame de Cusance. Il avait
prié longtemps durant la nuit qui avait pré-
cédé son départ ; il n'avait cessé, chemin fai-
» i85 -
sant, de réciter son rosaire, et après être resté
de longues heures à genoux devant la sainte
image, il reprit doucement le chemin des
pèlerins. Arrivé ou sommet de la montagne,
d'où Ton aperçoit presque du même point
tout le développement de la vallée, il se re-
tourne, charmé par la fraîcheur, la grâce et
l'animation de ce paysage, au fond duquel
brillait au soleil la flèche gothique de la cha-
pelle de Notre-Dame. Comme il faisait une
chaleur extrême, il s'assied à l'ombre d'un
vieux chêne et s'endort en répétant, pour la
millième fois peut-être, la salutation angéli-
que. Pendant son sommeil, il eut un songe.
La sainte Vierge lui apparut. Elle s'approcha
de lui en souriant, lui retira des oreilles cer-
tains papiers qui les bouchaient. Elle les déve-
loppa et fit voir à Jean Dolet que c'étaient en
effet ses deux lettres à Dumoulin qui obs-
truaient ses oreilles. Il lit, reconnaît parfaite-
ment son écriture, qui lui fait honte, et dans
l'instant il se réveille au chant des petits oi-
seaux. Il était guéri de sa surdité, à la réserve
d'un peu de douleur qui lui dura quelques
jours à peine, pour l'accomplissement de sa
pénitence.
— 186 —
1 1
La Fontaine de l'Ermite
(Canton de Baume)
M u fond de la vallée de Cusancin, entre
les sources curieuses delà Cuse et de
V Anse, qui donnent à la fois leurs
ondes et leurs noms au ruisseau dont
elle est arrosée, derrière le monticule isolé où
Ton voit s'élever, à côté des ruines d'une for-
. teresse féodale, une chapelle dédiée à saint
Ermainfroi, s'ouvre une gorge étroite et sau-
vage qui porte le nom de Gorge des Allods.
Une route y a été tracée nouvellement ; mais
il est rare que le voyageur qui s'y engage y
rencontre une figure humaine.
A quelques centaines de pas de l'entrée de
ce défilé, on entend bruire au pied du coteau
boisé une petite source intarissable, que l'on
appelle la Fontaine de V Ermite.
On dit qu'il y avait autrefois à Mo nti ver-
nage, village situé sur la côte, un homme qui
avait été dans sa jeunesse un très méchant
sujet. On rapportait sur son compte des choses
affreuses ; on disait qu'il avait persécuté les
prêtres, pillé les églises et renversé les croix ;
- i8; -
mais on ajoutait qu'un grand jubilé ayant eu
lieu, il se convertit et devint aussi sage qu'il
avait été fol auparavant. C'était le meilleur
des ouvriers, et il donnait presque tout son
gain aux pauvres, quoique pauvre lui-même.
Il devint bien vieux. Quand il ne put plus tra-
vailler pour gagner sa vie, il prit une besace
et alla mendier son pain. Il s'était bâti auprès
de cette fontaine une loge avec de la terre et
des fascines, et il demeurait là en hiver comme
en été.
Quand il avait parcouru les villages des en-
virons et que son sac était rempli, il rentrait
dans son ermitage, où il priait jour et nuit ;
et il ne retournait mendier que lorsqu'il n'avait
plus une croûte à tremper dans le bassin de sa
petite fontaine.
Tous les dimanches, on le voyait agenouillé
sur la pierre, à la porte de l'église de Cusance,
dont il ne se croyait pas digne de franchir le
seuil. Le missionnaire qui avait opéré sa con-
version l'avait, dit-on, recommandé d'une
manière toute spéciale à Notre-Dame de Cu-
sance. Le vieil ermite avait pour cette sainte
image une telle vénération, que lorsqu'à tra-?
vers la porte entr'ouverte de l'église il venait
à l'apercevoir sur son autel, aussitôt il se
prosternait le front dans la poussière. On le
croyait âgé de plus de cent ans, tant cette vie
— ï88 —
de prières et de mortifications avait exténué
son pauvre corps.
Depuis quelque temps déjà, on ne le voyait
plus. On s'informa et Ton apprit que le vieil
ermite était à l'agonie, couché sur la terre,
dans sa cabane, et manquant de tout. Alors
les bonnes âmes du pays accoururent pour
l'assister dans ses derniers moments. Quand
elles arrivèrent, il était mort. Une dame que
l'on ne connaissait pas était arrivée la pre-
mière ; elle avait déjà pris soin de l'ensevelir,
et elle pria agenouillée auprès du cercueil. La
dame inconnue resta là, en prières, jusqu'à
l'heure de l'enterrement, auquel assistèrent
une foule de gens qui, depuis longtemps, re-
gardaient l'ermite comme un saint. Après la
cérémonie, quand la dame inconnue, qui avait
pourvu à tout, sans le secours de personne, eut
jeté l'eau bénite sur la fosse, on remarqua
qu'elle rentrait seule dans l'église. Plusieurs
eurent la curiosité de la suivre. Mais, chose
qui ne put s'expliquer, l'église était vide. La
dame qui venait d'y entrer avait disparu. On
crut alors et longtemps on répéta que c'était
Notre-Dame de Cusance elle-même qui était
venue miraculeusement rendre les derniers
devoirs à son pieux serviteur.
— 189 —
12
Notre-Dame de Ranguevelle
(Canton de Baume)
ASSAVANT a été le chef-lieu d'une terre
seigneuriale considérable. En 1255, le
village n'existait pas encore ; mais, non
loin de son emplacement actuel, on
voyait un groupe d'habitations que les chartes-
du temps nomment Rancovilla, Raigueville
ou Raingueville. C'était un bourg chef-lieu
d'une terre composée de quinze villages.
Hugues, comte palatin de Bourgogne, lequel,
dit Gollut, « n'était petit ni d'obscure al-
liance, » et Alix de Méranie, son épouse,
firent donation de Raigueville à Amé de
Montbéliard, sire de Montfaucon, qui cons-
truisit un château au lieu dit Passavant, sur le
sommet de la montagne, alors inhabité. Les
habitants de Raingueville, attirés sans doute
par le bénéfice de quelques concessions, aban-
donnèrent les lieux où ils s'étaient établis et
transportèrent leurs demeures au joignant et
au-dessous du château. Il ne resta plus sur
l'emplacement de la bourgade primitive qu'un
cimetière et une chapelle que l'on continua
— iqo — -
d'appeler l'église de Raingueville. Elle est
connue aujourd'hui sous le nom de Notre-
Dame de Ranguevelle. Elle est le but de
pèlerinages pieux de la part des habitants de
la contrée environnante. Un de nos bienheu-
reux martyrs, le missionnaire Marchand, est
né dans une maison voisine de cette chapelle.
Il a certainement prié Notre-Dame de Ran-
guevelle dans sa jeunesse.
Une source miraculeuse appelée la C re-
lotte sort du sol à quelque distance de la
chapelle. On s'en sert dans le pays pour gué-
rir les maladies de la pierre.
13
La Fête de Buin
(Canton de Baume)
u commencement du mois de février
1 595, sur l'ordre du roi de France
Henri IV, son partisan de Lorraine,
Louis de Beauvau Tremblecourt, en-
vahit la Franche-Comté par le Nord, à la tête
de 5,000 hommes.
Dès le 4 février, la petite place de J o« v elle
tombait sans coup férir au pouvoir de l'enva-
hisseur. Bientôt il est maître de Jussey, de
— içi —
Port-sur-Saône, de Pesmes et de Marnay. Gy
etVesoul succombent ensuite, après une brave
mais inutile défense. Montbozon et les bourgs
voisins subissent le même sort. Partout les
populations épouvantées s'enfuyaient devant
un ennemi qui signalait son passage, à la
façon d'Attila, par le meurtre, le pillage, la
violence et l'incendie.
Quelques jours avant le dimanche de la
Passion, le 12 mars, Tremblecourt s'empara
du bourg de Rougemont et le livra aux flam-
mes. Du haut de la Boussenotte, les habitants
de Baume aperçurent les sinistres lueurs de
l'incendie.
Le dimanche de la Passion, dès le matin, la
consternation était extrême dans la ville de
Baume. Plus des deux tiers de la population
s'étaient réfugiés dans les bois et dans les ca-
vernes. Trois cents hommes à peine, en état
de porter les armes, étaient restés dans la
place. A défaut du maire, qui avait bravement
pris la fuite un des premiers, l'avocat Pichot,
premier échevin, se mit à leur tête. On se réu-
nit sur laplace du Capitole, où Ton fait serment
de mourir plutôt que de se rendre. A cette
époque, la petite ville de Baume n'était pas
.comme aujourd'hui accessible de toutes parts,
Un fossé profond avec une bonne muraille en
défendait l'approche et mettait la place à
— - 192 —
l'abri d'un coup de main. Deux vieilles coule-
vrines sont hissées, l'une sur la porte Sombe-
velle, et l'autre sur la porte d'Anroz. Enfin,
un soldat est placé en sentinelle perdue à une
demi-lieue de la ville, au col de la Bousse-
notte.
A la nuit tombante, ce soldat redescend
avec rapidité le mont Saint-Ligier et annonce
l'arrivée de l'ennemi, lequel dans une heure
peut être aux portes de la ville. La troupe en-
nemie qui s'avançait sur Baume n'était qu'un
détachement de trois cents hommes. Tremble-
court, avec le gros de son armée, se dirigeait
pendant ce temps-là du côté de Besançon.
Arrivé en face d'Autechaux, le détachement
ennemi se cacha dans le bois de Fr amont.
Lorsque la nuit lui parut assez profonde, il
sortit de la forêt, descendit silencieusement la
montagne et fit halte sur le plateau de la
Guille, d'où le regard plonge perpendiculai-
rement jusque dans la ville. Là régnaient le
plus profond silence et la plus complète obs-
curité. L'ennemi se persuade que Baume est
sans défense, ou que, s'il y a des soldats dans
cette place, ils sont plongés dans le sommeil.
L'ordre est donné de s'approcher sans bruit
et de dresser des échelles contre le rempart.
Au moment où cet ordre s'exécute, un cri ter-
rible retentit. Trois cents guerriers se dres-
— 193 —
sent comme des spectres sur la muraille. Les
échelles sont renversées, et avec elles les as-
saillants dont elles sont chargées, roulent
pêle-mêle dans le fossé en poussant d'horri-
bles hurlements. Mille traits lancés sur eux
les achèvent et assurent aux assiégés le succès
de la défense.
Le lendemain, au lever du soleil, on trouva
cinquante cadavres dans le fossé, entre la
porte d'Anroz et celle qui depuis fut appelée
porte Pichot, en l'honneur du brave échevin
qui avait dirigé cette héroïque résistance.
Le reste de la troupe ennemie avait pris la
fuite en abandonnant une grande partie de
ses armes et de ses effets d'équipement.
Peu de jours après, tonte l'armée de Trem-
blecourt dut céder devant le connétable de
Castille, qui était entré dans la Comté avec
une armée de 20,000 hommes.
Les habitants de Baume eurent à cœur de
célébrer dignement la fête de leur délivrance;
mais comme on se trouvait alors en plein ca-
rême, il fut décidé que cette fête serait remise
au lendemain de Pâques.
Cette fête qui se célèbre encore à Baume
chaque année à pareille date, s'appelle la
fête de Buin. Elle était marquée autrefois par
des festins et des danses champêtres, dont le
plateau de la Guille était le théâtre, ainsi
_ i94
qu'une jolie grotte qui existe non loin de la
ville et qui se nomme la Grotte de Buin. La
signification de ce nom de Buin a échappé
jusqu'à présent à la sagacité des plus savants
étymologistes. On ne saurait dire en effet si
c'est la fête qui a donné son nom à la grotte,
ou si c'est la grotte qui a donné le sien à la
fête.
H
Le Trou de la Bouvière
(Canton de Baume)
(^ffi^ON loin de Baume-les-Dames, vis-à-
^réi II (n v*s Incluse de Launot, un vallon étroit
^KsP^ se creuse entre deux coteaux chargés
^ de vignes. Il porte le nom de Dam-
vaux.
Autrefois, il y avait en ce lieu un village
assez important pour avoir une église et un
curé. Il a été complètement détruit par les
Suédois vers 1636, et il n'en reste pas pierre
sur pierre. Après la descruction de ce village,
Féglise de Damvaux, qui avait pour patron
saint Michel, et dont la cure était à la nomi-
nation de Madame l'abbesse de Baume, fut
réunie à celle d'Hyèvre.
- i95 -
Sans faire des fouilles et des travaux con-
sidérables, il serait bien difficile aujourd'hui
de retrouver et de déterminer avec exactitude
l'emj:>lacement qu'occupait le village de Dam-
vaux. L'histoire a toutefois retenu le nom du
dernier curé de cette paroisse. C'était vénéra-
ble et discrète personne, messire Christophe
Boichot. Il avait été recueilli comme chaplain
à l'abbaye de Baume, et on l'appelait encore
le curé de Damvaux, bien qu'il n'eût plus
ni église ni cure.
A côté de cette miette d'histoire, il existe
une légende curieuse que les vieux vignerons
de Baume racontaient autrefois, mais que
ceux d'aujourd'hui pourraient bien avoir
oubliée.
C'est la légende du Trou de la Bouvière.
Tout le monde, à Baume, grands et petits,
connaît le Trou de la Bouvière. C'est le petit
golfe du bas de Launot, gouffre insondable,
qui était jadis entouré de peupliers, et dont les
plus hardis gamins de mon temps n'appro-
chaient pas sans crainte. Il semble, en effet,
que le sol tremble sous les pieds et que l'abîme
vous attire. Il se produit, du reste, de temps
à autre, dans le voisinage, des glissements de
terrain, des effondrements, qui ne sont pas
faits pour rassurer les timides. Dans les temps
degfandes eaux, le trou de la Bouvière s'enfle,
— ig6 —
bouillonne et répand dans le Doubs une eau
épaisse et jaunâtre, qui vient, dit-on, par des
couloirs souterrains, du plateau de la Chenot,
et peut-être de celui de la Vreville. En temps
ordinaire, et quand toutes les eaux ont leur
plus belle transparence, le Trou de la Bou-
vière conserve une couleur d'émeraude som-
bre, où le regard du passant ose à peine se
plonger.
Dans un poème en prose, resté inédit jus-
qu'à ce jour, le docteur Compagny fait de ce
gouffre, qu'il nomme Eviburoé (anagramme
de Bouvière), le palais du dieu du fleuve, et il
en décrit, avec un charme exquis, toutes les
secrètes et mystérieuses profondeurs.
Mais rhistoire de la Bouvière de Dam-
vaux, que nous allons redire, n'a rien de
commun avec celle des nymphes dTnub
(Buin), qui fait le sujet de l'épopée chantée
par Compagny.
Une jeune fille du village de Damvaux gar-
dait depuis quelque temps un petit troupeau
de génisses dans les prés qui avoisinent le
gouffre du bas de Launot. Elle était d'une
beauté peu commune et d'une sagesse plus
rare encore. Assise sur le gazon, en face de
ces jolies scènes de rivière et de montagne
que la vallée du Doubs offre de toutes parts
en cet endroit, elle surveillait, sans autre
— i97 —
souci, ses génisses broutant paisiblement
l'herbe odorante de la prairie.
Un jour elle fut surprise dans cette solitude
par un brillant jeune homme de la ville, qui
s'éprit d'elle sur-le-champ. Il s'approcha et ne
tarda pas à lui exprimer l'ardeur de ses senti-
ments. Bien qu'elle éprouvât elle-même un
attrait singulier pour cet admirateur inconnu,
elle se leva effrayée, le conjurant de s'éloigner.
Celui-ci n'en fit rien. Au contraire, il devint
plus audacieux. La bouvière alors prit la fuite
en jetant un cri d'alarme. Le jeune homme,
emporté par sa passion, se met à sa poursuite.
Elle arrive en un clin d'œil au bord du gouffre.
« Si vous faites un pas de plus, dit-elle, je me
jette dans les flots. » Ne jugeant pas cette me-
nace sérieuse, il n'en tint aucun compte et
hâta sa marche vers la jeune fille. Comme il
étendait déjà les bras pour la saisir : « Plutôt
la mort que la honte ! » fit-elle, et, dans un
accès de sublime désespoir, elle s'élance dans
le gouffre qui l'engloutit... « O vertu ! » s'é-
cria le jeune homme en se précipitant après
elle dans l'abîme.
Adroit plongeur, il rapporte bientôt sur le
rivage le corps inanimé de la belle bouvière.
Ses soins la rappelèrent à la vie, et, en repre-
nant ses sens, elle ouït ce discours de la bou-
che de son sauveur :
13
— 198 —
(< Consentez à être mon épouse devant Dieu
et devant les hommes, vous qui sauriez mourir
plutôt que de commettre une faute. C'est le
vœu que j'ai fait au ciel, si je parvenais à vous
sauver la vie. »
La bouvière, toute émue, remercia. Elle
n'avait plus à redouter les entreprises d'un
séducteur, elle était en présence d'un honnête
fiancé, et elle pouvait lui exprimer sa recon-
naissance et son bonheur.
L'abbé Boichot, qui avait formé le cœur de
sa paroissienne aux plus solides vertus, qui
l'avait baptisée et lui avait fait faire digne-
ment sa première communion, l'unit peu de
temps après à son époux dans la chapelle de
Dam vaux. Cette aventure édifia beaucoup
les honnêtes gens de la contrée, et c'est, pa-
raît-il, en mémoire de cela que le gouffre du
bas de Launot s'est appelé depuis le Trou de
la Bouvière.
— 199 ~
i5
Les Champs de la Croix
(Canton de Baume)
E 14 avril 1575, des députés suisses se
rendant à la cour de Henri III, roi de
France, pour solliciter la paix en faveur
des huguenots, eurent occasion de re-
cueillir à Baume, lors de leur passage, une
tradition relative à cette partie de la prairie
qu'on nomme les Champs de la Croix. On
lit en effet dans leur Itinéraire, écrit par le
docteur George Cellarius, de Zurich, à la date
du 14 avril, ce qui suit :
« Nous arrivâmes le même jour à Baume,
pour l'heure du dîner. Les habitants de cette
petite ville nous reçurent honorablement,
comme amis et comme voisins. Ils nous en-
voyèrent, à titre d'hommage, les vins les plus
généreux. Bien plus, ils nous promirent tous
leurs services. Après le dîner, nous partîmes
par une route assez facile et je vis une croix
de pierre élevée à l'entrée de trois chemins.
Je demandai à celui que la ville nous avait
donné comme guide ce que signifiait cette
croix. lime répondit que, quelque temps aupa-
— 200 —
r avant, un Suisse, originaire d'un pays dont il
avait oublié le nom, s'en retournait malade
dans sa patrie, après avoir été au service mi-
litaire, et était mort dans le hameau voisin.
Comme il lui restait quatre pièces d'or, il avait
demandé qu'on l'enterrât à l'entrée des che-
mins et qu'on élevât une croix de pierre sur
sa sépulture : ce qui fut exécuté selon ses
désirs.
Les champs voisins de ce lieu se sont appe-
lés, depuis ce temps-là, les Champs de la
Croix. L'un d'eux porte même le nom de
Champ du Tombeau.
16
La Fontaine des Malades
(Tradition qui fait suite à la précédente)
(Canton de Baume)
E petit monument qui a donné son nom
aux Champs de la Croix, dans la prai-
rie de Baume, n'existe plus ; mais on
trouve une croix de fer dans le voisi-
nage, au bord de la route et au-dessus d'une
petite fontaine qui a aussi son histoire, ainsi
que le verger qu'elle arrose. Ce lieu s'appelle
la Malatière, parce qu'il a servi autrefois de
— 201 —
parc à des malades atteints de la peste ou de
quelque autre maladie contagieuse. Ces ma-
lades ne pouvaient sortir du clos où ils étaient
enfermés. On leur passait leur nourriture à
travers les palis, et ils s'abreuvaient à la pe-
tite fontaine qui est encore aujourd'hui dési-
gnée sous le nom de Fontaine des Malades,
ce qui fit croire à tort à quelques bonnes gens
que cette source avait une propriété sani-
taire.
17
Le Chêne-Marié
(Canton de Baume)
u bord de la route que suivait autre-
fois la diligence de Besançon à Mul-
house, entre le hameau de la Maison-
Rouge et le village d'Hyèvre, la carte
de T état-major signale encore le Chêne-Marié,
bien qu'on Tait coupé depuis tantôt cinquante
ans.
Qu'était-ce donc que ce Chêne-Marié ?
Les enfants de Baume de ce temps-là le
connaissaient bien, et je suis assez vieux pour
l'avoir vu moi-même plusieurs fois, en allant
visiter, un peu plus loin, le gigantesque Fau-
— • 202 —
teuil de Gargantua, qui est encore entier,
lui, et qui n'a pas bougé de place, tant celui
qui l'a fait l'a solidement construit.
Le Chêne-Marié était composé de deux
chênes séculaires dont les troncs, assez voi-
sins l'un de l'autre, se trouvaient réunis à une
certaine hauteur par une branche énorme à
laquelle chacun de ces arbres géants parais-
sait donner une vie commune.
Cet arbre était un objet de curiosité et de
vénération dans le pays. Les fiancés venaient
graver leurs noms sur son écorce et prenaient
ce chêne à témoin de leur promesse de fidé-
lité. La tradition locale racontait même des
scènes idylliques auxquelles il ne manquaitque
les vers d'un Théocrite ou d'un André Chénier.
Tout serment fait sous le Chêne-Marié
était sacré, comme s'il eut été prêté au pied
des autels. On attribuait, en un mot, à cet ar-
bre étrange une vertu merveilleuse. Cette con-
fiance populaire tenait-elle de ce culte antique
des arbres, la dendrolâtrie, qui paraît avoir
été très répandu chez les anciens peuples et
notamment chez les Gaulois, où il était fort
enraciné et où il se maintint longtemps encore
après la conversion de cette contrée au chris-
tianisme ? On ne saurait le dire. Quoiqu'il en
soit de cette idée, qu'il faut livrer à la vaine
dispute des savants, il est certain que, vers
— 203 —
1840, un bûcheron impie abattit le Chêne-
Marié sur Tordre réitéré de l'administration
des forêts. Il fut maudit de toute la contrée,
et l'on assure qu'il fut puni de son vandalisme
peu de temps après, et qu'il se tua en tombant
du haut d'un peuplier qu'il élaguait au bord
du canal.
Bien des années après la coupe du Chêne-
Marié, on montrait encore, au ras du sol, le
double tronc de cet arbre extraordinaire, en
déplorant amèrement sa destruction.
18
Le Fauteuil de Gargantua
(Canton de Baume)
ARGANTUA n'est pas sorti tout entier du
cerveau de Rabelais. Il existait dans
l'imagination populaire bien longtemps
avant la naissance d' A Ico fribas Na^ier.
Son fauteuil, que l'on montre au voyageur
entre la ville de Baume et le village d'Hyèvre,
figure à merveille dans cette vallée du Doubs,
où l'on raconte que, pressé par la soif et fa-
tigué de la marche avec ses bottes de sept
lieues, le géant se pencha pour boire et avala
d'un trait toute l'eau de la rivière. Il s'assit
après cela parmi les rochers de la rive droite.'
— 204 ~
Le sol s'affaissa sous le poids de son corps et
en garda l'empreinte. Comme il se plaignait
de la faim, les gens de Bois-1 a-Ville et d'Hyè-
vre lui fournirent plusieurs moutons et une
paire de bœufs, qu'il avala tout crus, en disant
que cela suffisait à peine pour remplir sa dent
creuse.
19
Le Saut de Gamache
(Canton de Baume)
es chemins de fer n'ont encore point de
traditions ; mais nos anciennes routes,
aujourd'hui abandonnées par les voya-
geurs, en comptaient presque autant que
de bornes kilométriques. Le grandvallier les
savait, et il était rare que dans la diligence il
ne se trouvât personne pour les dire et les
apprendre à ceux qui pouvaient les ignorer
encore. Dans mon enfance, j'ai fait bien sou-
vent en voiture le chemin de Baume à Besan-
çon. Il fallait quatre heures, et quelquefois
plus, pour faire ce voyage. Entre autres his-
toires merveilleuses que j'ai entendu conter
sur les différents sites de ce pays accidenté,
voici ce que l'on ne manquait jamais de dire
— 205 —
quand, arrivés au-dessus de la longue montée
de Grosbois, en face du village d'Esnaus,, on
redescendait une pente rapide appelée le
Saut de Gamache.
Un grand seigneur espagnol, du nom de
Gamache, revenait d'Allemagne avec toute sa
famille dans un magnifique équipage, auquel
il avait coutume de faire atteler quatre che-
vaux à chaque relai de poste. En passant de-
vant l'oratoire de Champvans, il avait fait
arrêter les chevaux, pour s'agenouiller un
instant devant la madone. Il glissa, en se rele-
vant, une pièce de monnaie dans le tronc de
la petite chapelle et dit à haute voix : Iter
para tutum. Arrivés au-dessus de la mon-
tée, les chevaux prirent le mors aux dents de
frayeur et ne tardèrent pas à être lancés dans
le ravin avec l'équipage et tout son contenu.
La voiture fit plusieurs tours sur elle-même en
roulant jusqu'au bord de la rivière, où elle se
brisa. Une roue, qui s'était détachée, se trouva
lancée avec une telle force qu'elle traversa le
Doubs et ne s'arrêta que sur l'autre rive. Les
chevaux furent tués ; les postillons blessés
grièvement ; quant au seigneur de Gamache
et à tous les siens, ils n'eurent pas le moindre
mal. On attribua leur salut à la protection
miraculeuse de la sainte Vierge. On montrait
naguère encore, au château d'Esnaus, unepor-
- — 20Ô - —
tière de la voiture du comte de Gamache avec
Vécu de ses armes enguirlandé d'un filet d'or.
20
Les Corneilles du Quin
(Canton de Baume)
l'extrémité sud-ouest de la prairie de
Baume, il existe une montagne boisée
appelée Burmont. Cette hauteur se
termine du côté du Doubs par un for-
midable rempart de rochers à pics, connus
sous le nom de Roches du Quin. En toute
saison, ces roches caverneuses et inaccessibles
sont peuplées d'une quantité de corbeaux que
les chasseurs du pays n'ont jamais pu ni déni-
cher ni éloigner de ces sommets et que sans
doute, pour cette raison, on appelle les Cor-
neilles du Quin» Lorsque nous allions herbo-
riser sur la montagne de Burmont avec notre
vénérable maître et ami, le docteur Faivre
d'Esnaus, qui pendant quarante années pro-
fessa gratuitement au collège de Baume les
sciences physiques et naturelles, il nous rap-
pelait que le savant Perreciot avait découvert
sur cette montagne un camp romain. Il ajou-
tait à cela le récit d'une tradition qu'il tenait,
— 207 —
disait-il, des anciens de Champvans et de la
Grange- Villotey. Autrefois, rapporte cette
tradition, il n'y avait pas plus de corneilles
dans les roches du Quin que dans celles de
Bâbre et de Chatard ; mais une grande armée
vint un jour établir son camp sur la montagne
de Burmont. Cette armée, comme toutes cel-
les qui tiennent campagne, était suivie par
des corbeaux qui se nourrissent de chair hu-
maine sur les champs de bataille. Ces cor-
beaux nichèrent alors dans les anfractuosités
des roches du Quin et s'y trouvèrent si à Taise
que, depuis ce temps-là, ils n'ont jamais voulu
s'en aller de cet endroit.
21
La Grotte de la Fâchée
(Canton de Baume)
ADis, une bonne fée avait établi son sé-
jour dans la vallée du Cusancin. Elle
s'était signalée par de nombreux bien-
faits. Un jour, voulant combler la me-
sure de ses libéralités, elle dota Guillon d'une
source qui guérissait toutes les maladies. Il
suffisait alors de boire, dans le creux de la
main, quelques gouttes d'eau de la fontaine
— 2o8 — -
qu'habitait la fée, pour renaître à la santé.
Des cures merveilleuses se multiplièrent en ce
temps-là. Mais, par malheur, des hommes
avides voulurent usurper à leur profit la
source bienfaisante. Ils s'emparèrent de la
grotte modeste où vivait la fée ; ils captèrent
les eaux salutaires et en firent un grand trafic
dans un palais somptueux. Chassée ainsi de
sa retraite, la bonne fée se retira, pour pleurer
sur l'ingratitude et la cupidité des hommes,
au sommet d'une montagne voisine, où elle
versa tant de larmes qu'il en naquit une source
amère, au pied du coteau, dans l'endroit le
plus solitaire de la vallée. Les eaux filtraient
lentement par une double excavation de ro-
chers, auxquels un mauvais plaisant donna le
nom de Narines du Diable. Ce nouvel ou-
trage irrita la fée. Elle abandonna encore sa
retraite en la maudissant, et alla se réfugier
dans une grotte escarpée qui s'ouvre au flanc
du mont Chatard, en face du village de Cour.
Cette caverne, qui n'est que le frontispice
d'un palais immense régnant dans l'intérieur
de la montagne et inaccessible aux pas des
plus téméraires humains, se nomme, depuis
ce temps-là, la Grotte de la Fâchée. De cet
endroit inabordable, la fée répandit sur la
contrée autant de calamités qu'elle avait au-
trefois répandu de bienfaits sur les rives du
— 209 —
Cusancin. Heureusement qu'elle ne s'est point
obstinée à demeurer dans cette grotte, d'où
elle jetait dans sa colère d'énormes blocs de
rochers sur les voyageurs qui suivaient à ses
pieds la route de Baume à Guillon. On peut
voir encore aujourd'hui, au bord de la chaus-
sée, et même jusqu'au milieu de la rivière du
Doubs, les dernières pierres que lança la
Fâchée, avant de quitter sans retour sa redou-
table demeure.
22
Les Brûlés de Villers-le-Sec
(Canton de Baume)
illers-le-Sec est un un village très
} ancien, sur le territoire duquel on a
trouvé beaucoup de médailles et d'anti-
quités romaines mêlées à des ossements
humains. L'église est déjà mentionnée dans
un titre de 1040. En 1638, lors des invasions
de Bernard de Saxe-Weimar en Franche-
Comté, les habitants des campagnes, crai-
gnant que ce farouche personnage ne mît à
exécution les menaces sanguinaires qu'il avait
faites, se réfugièrent dans les cavernes dont le
pays est, en quelque sorte, criblé. Les gens de
— 210 —
Villers-le-Sec se cachèrent dans une grotte,
fort étroite, au fond d'une combe , à cinq
ou six cents mètres du village, au couchant.
Ils y portèrent, dit la tradition locale, leurs
provisions et tout ce qu'ils avaient de précieux,
abandonnant leurs maisons au vandalisme
des soldats. Ceux-ci, cherchant où les habi-
tants avaient pu se réfugier, aperçurent, au-
près d'un petit bouquet de bois, un enfant qui
avait trompé la surveillance de ses parents et
qui s'était échappé de la caserne. Les soldats
le poursuivirent, et, au moyen de cette piste,
ils découvrirent l'entrée de la baume où les
gens de Villers-le-Sec se croyaient en sûreté,
Mais, n'osant s'aventurer dans f étroit passage
où l'enfant s'était dérobé à leurs yeux, les sol-
dats coupèrent le bois tout autour et y mirent
le feu, de sorte que tous les réfugiés périrent
asphyxiés dans la caverne. Le villag-e fut in-
cendié et le pays resta désert jusqu'en 1672,
c'est-à-dire pendant trente-quatre ans. Les
anciens habitants de Villers-le-Sec sont en-
core dans la baume où ils ont été étouffés ; car
depuis cette époque on a vainement cherché à
s'y introduire ; les lumières s'éteignent après
quelques pas de descente, ce qui a déterminé
les nouveaux propriétaires des champs voisins
à y jeter toutes les pierres qui les embarras-
saient, au point que l'entrée de la caverne a
été complètement obstruée. Quelques ouvriers
de Baume, ayant entendu parler de ces faits,
sont allés avec des pioches et autres outils,
dans l'espoir de débarrasser l'entrée du sou-
terrain et d'y faire de bonnes trouvailles ;
mais, ne sachant où déposer les déblais, ils
ont été forcés de renoncer à l'entreprise. Lé
gaz acide carbonique, qui éteignait les lumiè-
res et remplissait la grotte, a la propriété de
conserver presque indéfiniment les cadavres.
On pourrait donc espérer, en pénétrant dans
cette grotte, avec l'aide d'un fourneau d'ap-
pel, y retrouver tout un mobilier du XVIIe
siècle, et peut-être même des corps conservés
à Tétat de momies.
23
Le Bois Rodolphe
(Canton de Baume)
N ce temps-là, Rodolphe, roi de Bour-
gogne, chassait avec son grand veneur
dans les vastes forêts qui couvraient les
environs de Baume.
Un jour, dans le bois d'Adam, ils firent ren-
contre d'un ours énorme qu'ils poursuivirent
avec leurs chiens. Rodolphe, que son ardeur
— 212 —
poussait en avant, blessa l'animal ; mais
Fours, s'étant retourné tout à coup, se préci-
pita du côté du roi. Alors le cheval, effrayé à
la vue du fauve, se cabra et fit perdre la selle
à son cavalier, qui tomba et resta suspendu à
rétrier. Il allait être dévoré par Tours ou
écrasé sous son coursier, lorsque le grand ve-
neur, s'élançant à terre, arrêta le cheval d'une
main et de Tautre enfonça son couteau dans
les flancs de Tours, qui expira sur le coup. En
mémoire de cet événement, le roi voulut que
le bois où il avait couru un si grand danger
s'appelât de son nom : le Bois Rodolphe.
C'est ainsi qu'il est encore désigné de nos
jours.
Après cela, Rodolphe continua de chasser
avec son grand veneur du côté de la monta-
gne. Ce ne fut qu'un peu avant l'heure du cré-
puscule et après avoir parcouru bien du pays,
que voulant reconnaître le dévouement de son
veneur, le roi lui dit : « Il ne convient pas que
le soleil se couche sur le service que tu m'as
rendu, sans qu'auparavant je t'en aie digne-
ment récompensé. Dis-moi ce que tu veux, et
je jure de te Toctroyer. »
Le veneur demanda à son maître le terri-
toire d'autant de villages qu'il pourrait tuer de
grosses bêtes depuis minuit jusqu'au prochain
lever du soleil. Le roi le lui accorda, et tous
— 213 ~
deux se couchèrent sous un grand chêne et s'en-
dormirent. Mais quand vint l'heure de minuit,
le veneur se leva tout doucement, sans éveil-
le roi, et partit pour la chasse avec deux pi-
queurs.
Quand le prince s'éveilla, au moment où les
oiseaux de la forêt saluaient l'aurore de leurs
chants, grande fut sa surprise en voyant à ses
pieds son grand veneur qui sommeillait sur la
mousse, ayant autour de lui quatre sangliers,
deux ours et deux cerfs, tués de sa main pen-
dant sa chasse nocturne. La vue de ces huit
pièces de gibier rappela au roi le service que
son veneur lui avait rendu et la récompense
qu'il lui avait promise. Alors, le tirant fami-
lièrement parla barbe pour le réveiller, il lui
dit en souriant : « Lève-toi, brave serviteur ;
pendant que ton maître dormait paresseuse-
ment, tu as gagné le territoire de huit villa-
ges. » Or, ces huit villages sont ceux qui se
trouvent dans cette partie du canton de Pier-
refontaine qu'on appelle encore aujourd'hui le
Champ du Veneur ou la terre de Vennes,
Au lieu même où le roi avait dormi, c'est-
à-dire au-dessus du rocher sous lequel le Des-
soubre prend sa source, le veneur fit bâtir le
beau manoir de Châtelneuf , fameux dans toute
la montagne par l'aventure merveilleuse qui
survint à Ottenin de Vennes, l'un des plus il-
14
— 214 —
lustres descendants du fondateur. (Voir ci-
après les traditions du canton de Pierre-
fontaine.)
24
Le Château de Silley
(Canton de Baume)
NTRE Es n an s et Fourbanne, sur la rive
gauche du Doubs, on aperçoit de loin,
au sommet de la montagne, un donjon
en ruine, couronné d'un arbre séculaire,
que Ton appelle le château de Silley.
Le nom des anciens possesseurs de ce ma-
noir s'est perdu dans la nuit des temps. On ra-
conte toutefois que vers 1 100, le seigmeur de
Silley était un haut baron, chasseur intrépide
et opprosseur implacable des paysans du voi-
sinage. Il foulait sans pitié dans ses grandes
chasses les prés, les champs et les vignes. On dit
même qu'un cerf, réfugié dans un oratoire, au-
rait été tué sur les degrés de l'autel par ce sei-
gneur impie.
Un soir de saint Hubert, il s'égara loin des
siens à la poursuite d'une louve. Brisé de fa-
tigue, il appelle en vain ses gens, en vain sa
trompe fait résonner les échos du val sombre
- 2i5 -
et désert : personne ne lui répond... Un sen-
tier, qu'il croit reconnaître, l'égaré et le con-
duit parmi des rochers, où les ronces et les
épines forment autour de lui des barrières in-
franchissables. Réduit, il s'assied sous un ar-
bre, la main sur son épée, et s'endort...
Vers minuit, il est réveillé par d'effroyables-
abois qui retentissent sous ses pieds dans la
forêt. Il ne tarde pas à apercevoir, à la clarté
douteuse de la lune qui venait de se lever,
une meute de chiens terribles. Un homme fuit
devant eux à toutes jambes. Derrière les chiens
un veneur à cheval les excite en sonnant une
telle fanfare qu'on eût cru que le tonnerre
était dans sa poitrine. Si ce n'était le diable,
c'était du moins quelqu'un des siens. Le châ-
telain de Silley suit d'un œil hagard cette
chasse infernale. Tout à coup, l'homme qui
fuyait devant la meute se trouve arrêté à quel-
ques pas de lui par de hideux squelettes ; il
tombe aux pieds des^chiens affamés. Le diabo-
lique veneur descend de cheval pour faire la
curée.
Alors, pour la première fois de sa vie, le
châtelain de Silley est saisi d'épouvante ; il
s'écrie aussitôt d'une voix éperdue : « Jésus
Dieu ! » A ces mots, chiens et veneurs, tout
disparaît, et le châtelain de Silley se trouve
face à face avec l'inconnu, qui s'approche et
-— 2l6 —
lui dit : « Jeune homme, reg*arde-moi, je suis
ton grand-père. Chasseur comme toi sur la
terre, j'ai persécuté sans pitié bêtes et gens ;
j'ai fait subir la mort à des villageois que mes
piqueurs avaient surpris en délit de bracon-
nage. Quand je mourus à mon tour, la ven-
geance de Dieu était prête. Depuis ce jour-là,
une bande de mes vassaux tués me chasse
avec ma meute par monts et par vaux. Chaque
nuit, quand je succombe, le diable jette aux
chiens mon corps en curée. Que mon exemple
te serve de leçon, mon enfant î prie Dieu pour
moi ; épargne la moisson et la vie du labou-
reur et n'oublie jamais que tous les hommes
sont frères. » Et le vieux seigneur disparut.
Au point du jour, les piqueurs du châtelain
de Silley retrouvèrent leur maître. Ils avaient
peine à le reconnaître. Sa barbe et ses che-
veux avaient blanchi ; dans une nuit il avait
vieilli de cinquante ans. Jamais il ne consentit
à rentrer dans le château de ses aïeux. Il en
fit murer la porte et combler les fossés ; il fit
mutiler son blason sur le mur pour que son
nom même fut à jamais effacé dans le souvenir
des hommes ; et il s'en alla pieds nus jusqu'à
Rome, en mendiant son pain. Il revint absous,
vendit tout ce qu'il possédait pour aider à
payer la rançon des chrétiens et pour fonder
dans le vallon solitaire, où il avait été témoin
— 217 —
de la chasse infernale, un vaste monastère, au-
quel le pape donna ce nom : la Grâce-Dieu.
L'histoire nous enseigne que l'abbaye de la
Grâce-Dieu a été fondée en n3g, par Ri-
chard II de Montfaucon.
22
Vénéla
(Canton de Baume)
L y avait autrefois à Baume un jeune
homme qu'une fée avait doué au ber-
ceau. Il ne paraissait pas destiné à
autre chose qu'à devenir un poète :
triste lot dans tous les siècles, où toujours
l'utile a prévalu sur l'agréable. Il s'appe-
lait André. Jamais, dans son enfance, il
n'eut d'entraînement pour les plaisirs qui
font le charme ordinaire de la jeunesse. Il
fuyait l'école routinière, aussi bien que les
jeux bruyants des enfants de son âge. Comme
le Minstrel écossais de Béattie, André n'ai-
mait que la solitude. Il passait des jours entiers
dans les bois, sur les rochers déserts, au bord
des fontaines ou des torrents, seul, toujours
seul. Cette vie sauvage était un mystère impé-
nétrable pour ses parents eux-mêmes. A quinze
— 2l8 —
ans, il semblait ignorer les choses les plus vul-
guaires, et quelquefois il étonnait par la jus-
tesse des observations qui lui échappaient. Où
donc avait-il appris cette langue poétique dont
il se servait ? Personne ne devinait. La fée qui
avait présidé à sa naissance, c'était Vénéla,
c'est-à-dire une muse. Elle le suivait partout.
Elle lui apparaissait dans la solitude sous mille
formes séduisantes. André eut bientôt pour
elle un culte dont rien ne semblait devoir le
détourner jamais. Comme il se donna tout en-
tier à la muse, elle se donna toute entière à
lui. Epris l'un de l'autre, ils vécurent heureux
pendant plusieurs années, dans un doux et
«chaste commerce. Ce fut le temps ou André
composa des vers, comme ceux des lakistes du
Nord, dans lesquels il se complaisait à décrire
les jolies scènes de rivières et de montagnes
que lui offraient à chaque pas les environs de
sa petite ville. Vénéla aurait sans doute ins-
piré au jeune André des chants dignes de la
postérité, s'il fût resté fidèle. Mais il voulut
courir le monde, et il ne tarda pas à oublier
celle à laquelle il devait le bienfait de son pre-
mier amour. Il négligea la poésie et perdit peu
à peu tous les secrets de cet art divin. Cepen-
dant Vénéla, qui avait fondé sur lui les plus
.belles espérance, s'abandonna au désespoir.
JElle renonça à ses droits immortels et se réfu-
— 219 —
gia, pour mourir seule, dans une grotte sau-
vage, où elle avait souvent accompagné
André et où il avait pour la première fois,
devant elle, déplier ses sentiments et ses pen-
sées aux douces lois du vers. Elle gémit si
longtemps et versa tant de larmes avant d'ex-
pirer, que ses pleurs formèrent au fond de la
grotte une source harmonieuse qui porte au-
jourd'hui son nom.
26
Jean de Cusance et la dame de Belvoir
(Canton de Baume)
%v XIIe siècle, Cusance-le-Châtel était
le centre d'une baronnie importante
possédée par Tune des plus nobles
^) familles du comté de Bourgogne.
On sait que ïhiébaut IV de Neuchâtel fit une
guerre à outrance à Gérard et à Jean de Cu-
sance. Il assiégea et prit d'assaut leur château,
ainsi que sept petites forteresses qui en dé-
pendaient, et ravagea tous les villages de la
seigneurie. Gérard et son frère Jean étant
tombés aux mains de Thiébaud, celui-ci les
enferma dans sa prison à Neuchâtel, fit mettre
Jean à mort et ne fit la paix avec Gérard qu'en
1277- I-a seigneurie de Cusance fut encore
ravagée et les forteresses brûlées en 1 33 7 par
les seigneurs ligués contre le duc Eudes IV.
Comme beaucoup d'autres maisons fortes de
notre contrée, Cusance-le-Châtel fut trois fois
pris et repris par les Français, sous Louis XI,
époque probable de sa ruine.
On sait d'autre part que Belvoir était un
bourg qui a donné son nom à une illustre fa-
mille, dont les membres figurèrent parmi les
principaux seigneurs du comté de Bourgo-
gne. Cette baronnie a passé de la maison de
Belvoir dans celle de V e rgy- Belvoir, puis
dans celle de Cusance. Le château de Belvoirr
accessible seulement du côté du nord, occu-
pait la pointe escarpée de la montagne qui do-
mine le val de Saucey. En 143 1 , des seigneurs
alsaciens tentèrent inutilement de s'en empa-
rer par escalade. Il résista encore en 1475 à
l'attaque des Ferretois et des Suisses. Mais il
fut pris et repris trois fois lors de la conquête
de la F ranche-Comté par Louis XL L'aile oc-
cidentale de cette forteresse est entièrement
tombée en ruine ; mais l'aile orientale existe
encore en son entier.
Voici la tradition chevaleresque de Jean de
Cusance et de la dame de Belvoir :
Un jour, Jean de Cusance, profitant de l'é-
loignement du sire de Belvoir, qui était allé
— 221 —
guerroyer en Allemagne avec le prince de
Montbéliard , vint à l'improviste mettre le
siège devant le château du baron, se flattant
de l'emporter aisément. Mais ce projet si peu
conforme à la loyauté chevaleresque trouva,
dans la fermeté d'une femme, des obstacles
qui le firent échouer. Le baron de Belvoir
avait laissé la garde de son castel à sa femme,
Jeanne de Montfaucon. Lorsque Jean de Cu-
sance s'approcha du château, qu'il croyait
sans défense, il ne fut pas peu surpris de trou-
ver les remparts et les tours gardés par les
femmes des guerriers qui avaient suivi le
baron en Allemagne. Cette troupe féminine
était sous les ordres de Jeanne, qui s'avança
hardiment à la rencontre du sire de Cusance,
l'épée à la main, le sein couvert d'une cui-
rasse et la tête cachée sous un casque, qui
laissait échapper les boucles blondes de ses
cheveux. « Chevalier, dit-elle, je n'ai ici avec
moi que des femmes, moins habiles à porter
les armes qu'à filer leur quenouille. Si pour-
tant vous vous obstinez à vouloir vous empa-
rer de cette forteresse dépourvue de défen-
seurs, nous tâcherons de suppléer par le cou-
rage à la force que la nature a refusée à notre
sexe. Si la victoire vous reste, votre gloire
sera petite ; mais si j'ai le bonheur de vous
vaincre, la mienne sera grande et passera â
— 222 —
mes derniers neveux. » — « Belle dame, ré-
pondit Jean de Cusance, Dieu me garde d'une
telle forfaiture envers vous : un grand blâme
en adviendrait à mon honneur. Je vous donne
quinze jours pour que vous fournissiez gens
nobles contre qui nous puissions combattre. »
Cela dit, Jean de Cusance s'éloigna et reprit
le chemin de son château. Deux jours avant
le terme prescrit, un envoyé de Jeanne de
Belvoir vint présenter à Jean de Cusance un
cartel ainsi conçu :
« Mon beau Cousin,
« Ce jour de saint Germain, du castel de la
Baume partira un noble chevalier pour faire
arme contre vous. Il montera ur. cheval blanc
et tiendra hache émoulue, dont il entend se
servir pour vous combattre. Si ne défaillez de
vous rendre à sa semonce, sans autre chevau-
chée que deux écuyers, car plus n'en aura. »
Le château de la Baume, où Jeanne assi-
gnait le sire de Cusance, est un antre situé
dans le flanc d'une roche escarpée, qui ferme
l'issue d'une longue vallée environnée de mon-
tagnes. Il existe une tradition qui fait de cet
antre, aussi appelée la Grotte des Fées, une
retraite sacrée. Cette grotte servait de refuge
au seigneur du pays et aux habitants de la
contrée dans les temps de guerre. Ce fut dans
ce lieu sauvage que Jean de Cusance vint
— 223 —
chercher son ennemi. A mesure qu'il appro-
chait de la roche du Dard, il distinguait les
préparatifs du combat. Dans un champ clos se
trouvait dressé le pavillon aux armes et cou-
leurs de Belvoir. Jean de Cusance fit dresser
sa tente dans l'endroit opposé de l'enceinte et
donna avis en même temps de son arrivée au
chevalier qui devait le combattre. Celui-ci pa-
rut aussitôt et pressa son cheval vers le pa-
villon de son ennemi, qui vint à sa rencontre.
Jean de Cusance remarqua que ce chevalier
tenait la visière de son casque baissée. « Ig~no-
rez-vous, lui dit-il, que dans le combat tout
loyal chevalier doit se montrer à découvert ?
Vous portez, il est vrai, les couleurs du sire
de Belvoir, mais je sais que ce seigneur est
présentement en Allemagne, et que personne
de sa lignée ne porte de couleurs semblables
aux siennes. Faites-vous donc connaître par
votre nom, messire, ou tout au moins jurez-
moi, par saint Georges, le bon chevalier, que
vous êtes de noble race et digne de faire arme
contre moi. — Je jure, répondit Jeanne en dé-
guisant sa voix, car c'était elle qui, cette fois
encore, s'était cachée sous un habit guerrier,
je jure par saint Georges, le bon chevalier, que
je ne vous le cède ni en noblesse ni en valeur.
— Je le veux croire, dit Jean de Cusance. Entre
donc qui pourra le premier de nous deux dans
— 224 —
la lice ; celui qui devancera l'autre commen-
cera le combat. »
Tous deux partirent en même temps ; mais
le cheval blanc de la dame de Belvoir arriva
en un clin d'œil à la barrière qu'il franchit.
Jeanne profite alors de ce premier avantage
et frappe de sa hache le chevalier qui l'a suivie
de près. La faiblesse du coup ne laisse qu'une
trace légère sur l'armure de Jean de Cusance.
Il reconnaît de suite le bras d'une femme ; et
ne voulant pas d'une victoire qui l'eût mis au
ban de la chevalerie, il feint courtoisement de
n'avoir pu résister à la force de son adversaire
et tombe vaincu aux pieds de la châtelaine, à
laquelle il dit, en rendant son épée : « Belle
dame, la coutume étant que les chevaliers dé-
fendent vos pareilles et non qu'ils les combat-
tent, je vous rends les armes. Qu'il soit fait
de moi selon votre volonté.
« — Eh bien ! mon beau cousin, ma volonté
est que votre fils soit dès aujourd'hui fiancé à
ma fille, en sorte que l'union de ces deux
enfants devienne pour leurs parents le gage
de la paix. » Jean de Cusance, trop heu-
reux d'accéder à ce désir de la victorieuse
châtelaine, voulut que le projet d'alliance en-
tre les deux maisons fut dressé séance tenante,
sur le lieu du combat. Ainsi il arriva qu'un
événement qui devait éterniser une querell
e
— 225 —
entre deux puissantes familles de ce temps-là
tourna à leur satisfaction commune. L'histoire
de Jean de Cusance et de la dame de Belvoir,
que nous venons de raconter, est, dit-on, attes-
tée par l'acte de donation de la terre de Bel-
voir, faite à Vauthier de Cusance, où Ton voit
que ce fut par cet événement que la baronnie
de Belvoir passa au successeur de Jean de
Cusance.
27
Le Manoir de Côte-Brune
(Canton de Baume)
^|)ôte-Brune, petit village du canton de
Baume, sur la route de Besançon à
Maîche, entre Aïssey et Bouclans, n'est
remarquable que par sa position élevée
et pittoresque, à l'entrée du val de la Grace-
Dieu. On distingue de loin, sur la colline où.
est bâti le village, les restes d'un château en-
touré de fossés ; on y voit encore une vieille
tour avec des fenêtres en ogives et des vesti-
ges de murs d'une grande épaisseur.
Nos savants archéologues pensent, et il faut
les en croire, que le manoir de Côte-Brune a
dû être construit du XIe au XIIe siècle. Quoi-
— 226 —
qu'il en soit de cette date peu certaine, ce châ-
teau a donné son nom à une famille noble et
puissante. On sait que Jean, sire de Côte-
Brune, fut chambellan du roi de France et
des ducs Jean et Philippe de Bourgogne, qu'il
fut élevé, en 1 4 1 8, à la dignité de maréchal de
Bourgogne, et qu'il mourut en 1422, C'est à
peu près tout ce que Ton sait de positif sur la
noble famille de Côte-Brune ; mais il est, à
côté de l'histoire, des récits populaires qui ne
sont point à dédaigner ; parce qu'ils la com-
plètent et qu'ils mêlent à l'aridité de ses ensei-
gnements quelques parfums de poésie naïve
et quelques souvenirs des mœurs et des croyan-
ces d'autrefois. Telle est la légende qu'on va
lire et qui a été chantée par un de nos poètes,
M. Louis Mercier.
« Au temps où les trouvères allaient chan-
tant leurs cantilènes aux belles dames des châ-
teaux, un jeune homme, vêtu d'un manteau
noir, vint un jour frapper à l'huis du manoir
de Côte-Brune. C'était un beau ménestrel, à
l'œil sombre, au teint pâle, dont la voix ravis-
sante charmait l'oreille et quelquefois troublait
le cœur par son extrême suavité. On ne con-
naissait pas cet étranger, mais on avait tant
de plaisir à l'ouïr chanter, que malgré je ne
sais quoi d'un peu louche dans son regard, nul
n'aurait osé mettre en doute sa loyauté. Eve
— 227 —
de Côte-Brune, la gentille châtelaine, sentit,
aux accents du ménestrel, une langueur indé-
finissable se glisser dans son cœur virginal.
Elle était fiancée à Raoul de Montfaucon,
qui l'aimait tendrement. Raoul était un
adroit chasseur et un vaillant champion dans
les tournois ; mais il ne chantait pas et le
théorbe était muet sous ses doigts inhabiles.
Chaque jour, porté plutôt sur les ailes de l'a-
mour que sur la selle de sa cavale, il venait de
Montfaucon à Côte-Brune faire une cour assi-
due à sa fiancée. Quand le ménestrel récitait
en sa présence quelque touchante histoire ou
quelque tendre villanelle, il prenait envie à
Raoul de couper la gorge à cet enchanteur .
Mais Eve le calmait d'un regard, et bientôt,
ensorcelé comme elle, il tendait sa main au
plus dangereux des rivaux.
« Un jour que la chapelle du château étin-
celait de mille feux et qu'Eve et Raoul, riche-
ment parés, étaient agenouillés devant l'autel,
où le vieux chapelain allait les unir, en présence
d'une foule de nobles seigneurs et de grandes
dames du voisinage, un orage épouvantable
éclate et gronde au dehors. L'effroi se répand
dans toutes les âmes. Le chanteur, que l'on
avait éconduit et que l'on croyait bien loin,
apparaît tout à coup au seuil du sanctuaire.
De son regard infernal, il contemple un ins-
tant le couple prosterné ; puis, d'un bond, il
se précipite sur eux, jette au loin Raoul sur
la dalle, et, d'une main irrésistible, emporte
Eve éperdue à la vue des assistants frappés de
stupeur. Il s'élance avec elle sur la croupe
d'un coursier rapide, qui les emporte aussitôt
dans un tourbillon de poussière. Au galop
effréné de leur monture, Eve et son ravisseur
avaient déjà franchi montagnes et vallées. En
vain le vent mugit autour d'eux, l'éclair brille
sur leurs têtes coupables, le tonnerre ébranle
au loin les échos des rochers : ils se croient à
l'abri de toute poursuite. Déjà le ravisseur
serrait sa victime dans ses bras, quand le sol
s'effondre et se transforme en un marécage
sans fond et sans bornes. Eve et le chanteur
maudit, car c'était le diable, disparaissent en-
gloutis avec leur monture dans les abîmes des
marais de Saône, qui se refermèrent sur eux
pour jamais.
Quand à Raoul de Montfaucon, après avoir
repris ses sens, il renonça pour toujours aux
vanités du monde et alla s'enterrer tout vivant
dans un monastère du voisinage. Là, il pria
tant pour sa chère fiancée, qu'à sa dernière
heure, un ange lui fit voir, les bras tendus vers
lui, Eve de Côte-Brune environnée d'une lu-
mière céleste.
28
Les Craquelins
(Canton de Baume)
fES méchants disent quelquefois que
Baume n'est remarquable que par ses
craquelins, ses pâtes de coings et ses
confitures. Ce qu'il y a de certain, -c'est
que la réputation de ces friandises remonte à
la plus haute antiquité.
Les premiers évêques de Besançon n'au-
raient-ils point envoyé de missionnaires du
côté de Baume et dans les montagnes des en-
virons avant le commencement du IVe siè-
cle ? Les historiens du diocèse avouent que
nul souvenir n'en est arrivé jusqu'à nous.
Celui que la tradition désigne comme y
ayant apporté le premier la lumière du chris-
tianisme serait le grand évêque de Tours,
saint Martin.
On suppose que le célèbre destructeur des
idoles, se rendant de Tours en Pannonie par
le passage des Alpes, et de Lyon à Trêves par
la Séquanie, se serait arrêté autour des châ-
teaux et des monuments païens de nos ancê-
tres, pour y faire la guerre aux démons.
— 230 —
Mes recherches sur les traditions populaires
de la province m'ont fourni à ce sujet plusieurs
récits variés sur lesquels je pourrai revenir en
temps et lieu. Je rappellerai seulement ici
qu'une fontaine, qui coule entre Orchamps et
Guyans-Vennes, porte le nom de saint Mar-
tin, et que les vieillards du canton de Pierre-
fontaine attribuent à cette source la vertu d'o-
pérer de miraculeuses guérisons, parce que
saint Martin, fatigué un soir de ses courses
évangéliques, serait venu se reposer au bord
de cette fontaine et aurait bu de son eau. Ce
qui est plus certain, c'est que nos pères ont
honoré de tout temps saint Martin d'un culte
spécial. Ils ont réglé sur sa fête les termes sti-
pulés dans leurs principaux contrats, ce qui
fait dire à un adage populaire que saint Mar-
tin est, de tous les saints du paradis, celui qui
est le plus endetté .
On croit aussi que saint Martin s'est arrêté
dans le val de Saucey, où, dès les temps les
plus reculés, s'est transmis l'usage d'offrir
des cierges allumés, le jour de la fête de saint
Martin, dans l'église qui lui est consacrée. Les
gens de Rahon prétendent à la préséance
dans la cérémonie, parce que ce village aurait
eu la bonne fortune d'ouïr le premier la parole
du grand saint. On montre encore à Rahon,
au pied d'un gros vieux chêne, l'endroit où la
— 231 —
foule venait entourer le saint tandis qu'il par-
lait.
On ne saurait dire si Baume fut visité par
saint Martin. Une vieille histoire rapporte tou-
tefois que ce grand saint, passant un jour à
Baume, attacha son âne à la porte du monas-
tère et y entra pour se rafraîchir. L'âne, trou-
vant le temps long, se détacha et s'égara dans
les environs. Saint Martin, désolé de ce con-
tre-temps, pria les vignerons de l'endroit de
l'aider à retrouver sa monture. On chercha
longtemps, en soufflant dans des cornets et
des arrosoirs, pour imiter le braiement de
l'âne, qui répondit enfin et que l'on retrouva
sur le soir, pâturant paisiblement au milieu de
la prairie. Il fut ramené dans les rues de la
ville, suivi d'une troupe d'enfants qui rem-
plissaient joyeusement leurs poches des crot-
tes que, dans sa détresse, le baudet laissait
tomber le long de son chemin. Il paraît, dit
ce conte populaire, que saint Martin, par re-
connaissance, avait miraculeusement trans-
formé la nourriture que son âne avait dérobée
en pâtisseries friandes auxquelles on donna
le nom de craquelins. En mémoire de ce fait,
les dames de Baume se mirent à faire des cra-
quelins semblables à ceux que l'on fabrique
encore dans cette ville, et qui sont, paraît-il,
les meilleurs du monde.
— 232 -
29
L'Ermite de Chatard
(Canton de Baume)
},N dit communément que quand le dia-
} ble devient vieux, il se fait ermite»
> Voici ce que Ton racontait à Baume, il
y a longtemps déjà. Un diable incarné
avait été autrefois condamné à passer sa jeu-
nesse à Baume, où existait alors un couvent
de nobles dames. Ce diable, dont l'histoire ne
dit pas le nom, après avoir fait plus de tours
que de miracles, fut un jour chassé ignominieu-
sement de la cité et poursuivi à coups de pier-
res par la marmaille, jusqu'au delà du pont.
Comme il se faisait vieux, il résolut de se
faire ermite, et, à cette fin, il alla chercher un
refuge dans les rochers abrupts du mont Cha-
tard. Du haut de sa retraite, ce diable d'er-
mite, qui ne priait guère, s'amusait à regarder
tout ce qui se passait à Baume, soit dans le
couvent, soit dans la ville ; et comme il voyait
même à travers les murs, sans lunette d'ap-
proche, rien ne lui échappait, ni le bien ni le
mal. Son instinct infernal faisait même qu'il
se complaisait plus volontiers à observer le
— 233 —
mal que le bien. Il tenait, dit-on, une corres-
pondance active avec un gazetier de ses amis,
qui lui ouvrait de temps en temps ses colonnes
pour y narrer quelque vilain scandale propre
à divertir les méchants du monde, ce qui fai-
sait toujours un peu le profit de l'enfer. Ce
malin diable, avant d'être rappelé définitive-
ment dans ses foyers, a prêté sa plume à de
mauvais grimauds qui en ont abusé d'une
façon sans doute moins habile, mais aussi cou-
pable que la sienne. Baume, comme toutes les
bonnes petites villes de province, vit de petits
cancans ; et toutes les fois qu'une méchante
histoire y court de bouche en bouche, sans
qu'il soit possible de découvrir l'auteur de la
médisance ou de la calomnie, on dit encore à
ceux qui s'en informent : « Adressez-vous à
l'Ermite de Chatard. »
30
Les Gueux de Bretigney
(Canton de Baume)
L y a dans le département du Doubs deux
Jj villages qui portent le nom de Breti-
^ gney : l'un dans le canton de Montbé-
liard et l'autre dans le canton de Baume,
— 234 —
à sept kilomètres de cette ville, sur la rive
gauche du Doubs, de l'autre côté du mont
Dommage ou montagne d'Esnans, et de l'an-
cien château-fort de Silley, qui figure sur la
carte de Gassendi. Bretigney, près de Baume,
est une commune d'environ deux cent cin-
quante habitants, dont l'église n'est pas très
ancienne. Le sol de ce village est assez fer-
tile ; mais avant les progrès que l'agriculture
a faits dans le cours de ce siècle, les habitants
de cette localité s'étaient acquis une singulière
et triste réputation. Un Bretigney ou un
gueux de profession, c'était synonyme. On les
appelait aussi les gueux ou les grille-besace
de Bretigney. Hâtons-nous d'affirmer que la
génération présente ne mérite point ces qua-
lificatifs injurieux. Aussi est-il intéressant de
comparer les mœurs actuelles des habitants de
Bretigney et de Silley, village voisin, avec le
tableau que Jean de Bry en a tracé, lorsqu'il
était préfet du Doubs, sous le premier empire.
« Il existe, disait-il, parmi les habitants de
Silley et de Bretigney un esprit de mendicité
particulier et si bien établi que tous les efforts
faits jusqu'ici pour le détruire ont été impuis-
sants. Ces gens ne mendient pas dans le pays;
ils jouissent même de la réputation de gens
•paisibles, tranquilles, incapables d'attenter à la
.sûreté des personnes et des propriétés de leurs
~ 235 —
voisins ; mais ils ont la manie d'aller parcou-
rir les départements éloignés, même les pays
étrangers, munis de certificats ou de passeports
qu'ils ont l'art de se procurer : l'un, sous le
titre de comte ou de marquis ruiné par l'effet
de la révolution ; l'autre, sous celui de négo-
ciant accablé sous le poids des vols qu'on lui
a faits et des banqueroutes qu'il a essuyées ;
un troisième, comme victime d'une épizootie,
d'une inondation, d'un incendie ou de quelque
autre accident propre à exciter la compassion
et la générosité. Plusieurs possèdent divers
idiomes et prennent chez les fripiers des habits
analogues au rôle qu'ils se proposent déjouer;
ils sont au courant de tous les événements dé-
sastreux dont les papiers publics font mention, et
se hâtent de se munir de tout ce qu'il faut pour
persuader que cela les regarde. Leurs courses
sont désignées sous le nom de tunes ; ce qu'ils
en rapportent est scrupuleusement employé à
payer les dettes qu'ils ont contractées. Un
affidé dans la commune reçoit leurs lettres de
change et leur rend compte, au retour, avec
fidélité. A les entendre, ils ont des parents
partout, et le prétexte le plus ordinaire qu'ils
emploient pour obtenir des passeports est d'al-
ler régler leurs affaires de famille. Cette cou-
tume est fort ancienne dans le pays de Breti-
gney. Avant la Révolution, les intendants de
— 236 —
la province en avaient été informés et avaient
songé à y porter remède. A cette fin, ils avaient
ordonné que chaque semaine on ferait l'appel
nominal dans la commune, et que ceux qui ne
se présenteraient pas seraient punis ; mais la
force de l'habitude l'a toujours emporté sur la
mesure de répression. »
Les gueux de Bretigney avaient aussi une
recette pour se couvrir le corps de plaies et
d'ulcères, au moyen desquels ils émouvaient
le peuple à compassion et se procuraient d'a-
bondantes aumônes. On dit qu'ils se servaient
à cette fin de la racine d'une espèce de renon-
cule qui croît dans la vallée de l'Audeux. Ces
fourbes s'en frottaient les bras, jambes et cuis-
ses, pour se les exulcérer, afin d'exciter la pitié
des passants.
31
Le porteur de Bannière
(Canton de Baume)
E proverbe suivant a cours dans l'arron-
dissement de Baume :
Gogney a porté la bannière, Go-
gney la r apporter a y ce qui veut dire
que celui qui a commencé une besogne doit la
— 237 —
finir. Voici de quelle manière l'historien de
l'abbaye de la Grâce-Dieu, l'abbé Richard,
explique l'origine de ce dicton. La paroisse de
Mont-de-Villers, ayant été processionnelle-
ment à la Grâce-Dieu, Goguey, qui avait
porté la bannière, se trouva fatigué et il y eut
dispute pour décider qui la rapporterait. Le
curé intervint et prononça la sentence qui
devint proverbiale.
Le Bal dans l'Eglise
(Canton de Baume)
N mémoire historique sur l'abbaye de
Baume -les- Dames venait d'être cou-
ronné, comme un chef-d'œuvre du
genre, par l'Académie de Besançon. Ce
livre n'était pourtant que l'essai timide d'un
jeune élève en théologie, qui avait à peine
revêtu la soutane, mais qui devait être un jour
le plus éloquent orateur du diocèse, sinon le
Bénigne de la Franche-Comté.
En ce temps-là, mon tuteur, ne sachant trop
que faire d'un garnement de mon espèce, avait
cru devoir me confier aux soins du bon père
Simon, instituteur communal et maître de*
pension, que la ville avait établi dans une
- 238 -
sorte de cage en bois, construite dans l'église
même de l'abbaye.
Le dortoir des pensionnaires avait la forme
d'un large corridor, éclairé par trois fenêtres
grillées prenant jour dans l'intérieur du monu-
ment, où le jeudi de chaque semaine se tenait
la foire aux grains.
Notre maître de pension cumulait avanta-
geusement avec sa fonction d'instituteur celle
de hallier-percepteur des droits de vente, pour
le compte de la ville, et nous avions un plaisir
extrême à le seconder dans la tenue de sa
halle. Le balayage, surtout, était la grande
récréation des pensionnaires , après chaque
marché ; sans parler du savoureux morceau de
fromage dont, ce jour-là, nous étions gratinés
à notre repas de quatre heures.
Mais l'ancienne église du monastère ne ser-
vait pas uniquement de halle aux blés ; elle
était affectée, comme elle l'est probablement
encore aujourd'hui, à une foule d'autres usages
publics ou privés.
C'était là, notamment, que les vignerons de
Baume donnaient chaque hiver, à la Saint-
Vincent, un bal honnête, auquel daignaient
prendre part les plus belles dames et les plus
élégants messieurs de la ville. Les comédiens
et les bateleurs de passage y dressaient aussi
de temps en temps leurs trétaux.
— 239 ~
Ces divertissements étaient pour nous autant
de spectacles gratuits ; car, des fenêtres de
notre dortoir, nous découvrions tout ce qui se
passait dans l'intérieur de la vieille église. Le
père wSimon ne manquait pas, à la vérité, de
nous adresser à ce sujet les plus sages avis et
les plus sévères recommandations ; mais tout
en faisant ce qu'il fallait pour obéir à notre
cher maître, nous ne perdions presque rien
des bons mots des comiques, des pirouettes
des paillasses et des éclats de rire de la foule.
Notre dortoir n'était vraiment, dans de telles
occasions, qu'une grande loge de théâtre avec
des lits durs en guise de fauteuils moelleux.
Jugez si Ton pouvait dormir en paix, quand il
y avait bal ou spectacle dans l'église.
Le père Simon avait été, dans sa jeunesse,
quelque peu frère de la doctrine chrétienne,
d'où lui était venu sans doute le surnom de
frère Ignace. Il nous exprimait souvent son
indignation, non de ce que l'église abbatiale
fût convertie en halle aux grains, ce qui faisait
assez bien son affaire, mais de ce que des bals
et des spectacles profanes se tenaient dans ce
même lieu, autrefois consacré aux plus saintes
cérémonies et où furent conservés si longtemps,
et avec tant de vénération, les reliques de saint
Germain et le voile miraculeux de sainte
Odille.
• — 240 —
« C'est une dérision, une impiété exécrable,,
disait-il, de conduire la danse et de jouer la
comédie là où l'on a célébré la messe ! On ne
voit pas ce qu'une pareille chose a d'horrible.
C'est un signe de la fin des temps ; c'est l'abo-
mination de la désolation! Je ne m'explique
pas comment Dieu permet que ses sanctuaires
soient ainsi profanés, et comment il n'use pas
de ses foudres pour nous anéantir. »
Il nous faisait trembler quand il parlait de
la sorte.
Un soir de mardi gras, il devait y avoir
grand bal paré et masqué dans l'église de l'ab-
baye. Obligé pour cela de transporter, hors
de la nef principale, une grande quantité de
sacs de blé et d'avoine restés en dépôt depuis
le dernier marché, notre maître avait été de
mauvaise humeur toute la journée. Le soir,
cependant, Mme Simon, comme une bonne
mère de famille à l'égard de ses pensionnaires,
nous avait fait des beignets et des gauffres,
pour fêter carnaval ; et le père Simon s'était
décidé à les arroser gravement d'une bouteille
de son meilleur vin blanc du Qtiin, côte des
environs, renommée par ses belles roches en
amphithéâtre, ses corneilles qui y nichent de
temps immémorial et son joli petit vin blanc
qui mousse naturellement.
Après avoir fait honneur à ces friandises et
— 241 —
dégusté cette fine bouteille, en jouant à l'oie
et aux lotos, il fallut bien ouïr une harangue
du père Simon.
« Messieurs, nous dit-il, vous allez à présent
gagner votre dortoir, où vous ne manquerez
pas d'entendre les grelots de la folie et la voix
du démon. J'espère que vous ne vous mêlerez
ni de cœur ni d'esprit à ces saturnales d'en-
bas ; que vous vous coucherez tranquillement
et que vous vous endormirez en priant Dieu
pour les pécheurs. »
Le sermon et la prière achevés, on se cou-
cha, non sans jeter à la dérobée plus d'un
regard indiscret dans l'enceinte de l'église
toute pleine de monde, de clartés et de bruits.
Nous dansions dans nos couchettes, à peu près
comme les autres sur le parquet de la halle.
Les lumières du bal éclairaient le dortoir,
mieux que ne l'eût fait le soleil en plein midi ;
et, malgré le rideau trop étroit que l'on avait
pourtant tiré ce soir-là avec une précaution
toute particulière, je voyais, de mon oreiller,
l'archet endiablé du père Roy, le chef d'or-
chestre, qui donnait le mouvement aux musi-
ciens et aux danseurs.
Je voyais aussi passer, dans le tourbillon qui
les emportait, des masques de toutes les cou-
leurs, dans des accoutrements plus bizarres
les uns que les autres. Je croyais assister à une
■ — 242 —
de ces rondes infernales du sabbat, que ma
marraine m'avait décrites dans ses histoires de
la veillée. Vingt fois j'essayai de m'endormir
en priant Dieu pour les pécheurs, ainsi que le
pieux père Simon nous l'avait recommandé.
Cependant le bal ne se prolongea guère au-
delà de onze heures. L'orchestre se tut ; la
foule se retira en murmurant quelques plain-
tes contre une autorité municipale trop pres-
sée de mettre fin à ses joyeux ébats. Le dernier
flambleau s'éteignit, et aussitôt le plus profond
silence et la plus épaisse obscurité régnèrent
dans la vieille église profanée.
Les autres pensionnaires ne tardèrent pas
à s'endormir profondément. J'en jugeai par
l'harmonieuse cadence qui marquait leur res-
piration. Quant à moi, je ne pouvais fermer
l'œil et j'enviais leur sort.
J'entendis sonner douze heures à l'horloge
lointaine de la tour Saint-Martin.
Bientôt il me sembla que la nef de la vieille
église abbatiale était illuminée de mille
feux. Ces feux n'étaient plus ceux qui avaient
éclairé le bal ; c'était une prodigieuse quantité
de cierges, que des anges aussi nombreux por-
taient dans leurs mains. Il y en avait depuis
le socle jusqu'à la frise de chaque pilier, et
même jusqu'à la clé de voûte de la coupole.
Un autel de marbre rose, richement orné, ocr-
— 243 —
cupait le centre du chœur, où la ronde des
masques s'était tenue quelques instants aupa-
ravant. Derrière l'autel apparaissait un réta-
ble gracieux, soutenu par des colonnes de
marbre blanc. A droite, je distinguai un mo-
nument funèbre, qui ne pouvait être que le
tombeau de Garnier, fondateur du monastère,
dont le père Simon nous avait lu la veille une
description détaillée, dans le mémoire du jeune
abbé, couronné par l'Académie. D'un autre
côté, les reliques de saint Germain étaient ex-
posées sur un autel spécial, dans un bras d'ar-
gent et dans un buste du saint en pareil métal.
Le voile de sainte Odille était déployé : deux
anges le soutenaient dans leurs mains radieu-
ses, à quelques pas en avant du grand autel.
Le monument tout entier paraissait rendu à
son antique splendeur.
Alors arrivèrent par des portes latérales
une longue file de prêtres et de lévites qui
chantaient des cantiques sacrés en répandant
de toutes parts l'eau sainte et en brûlant dans
des cassolettes d'argent et des urnes d'or des
parfums de myrrhe et d'encens. Une multi-
tude de chanoinesses, éclatantes de beauté,
mais d'une beauté toute céleste, s'avancèrent
et prirent place au chœur dans de magnifiques
stalles de bois sculpté. Elles avaient à leur
tête une abbesse vénérable qui portait une
— 244 —
crosse d'or. L'abbesse, avec sa crosse majes-
tueuse, s'assit précisément à la place qu'avait
occupé le chef d'orchestre, pendant le bal qui
avait précédé cette mystérieuse cérémonie.
Un prêtre à cheveux blancs monta dans une
chaire élevée, en face des chanoinesses. J'en-
tendis à peine sa voix affaiblie. Il me sembla
toutefois qu'il invoquait la clémence divine
et que les mots d'expiation et de purification
revenaient à certains intervalles dans son dis-
cours.
La cérémonie se termina par une oblation
du voile de sainte Odille. Chaque assistant
avait les yeux fixés sur ce lin précieux. A un
moment donné, les deux anges qui le tenaien t
entre leurs mains l'agitèrent doucement et il
en découla une goutte d'une eau miraculeuse,
qui eut la vertu de purifier toutes les souillu-
res de l'antique sanctuaire.
Alors l'abbesse éleva vers le ciel la crosse
d'or qu'elle portait et dit d'une voix forte ;
Benedicamus Domino !
A quoi tous les assistants répondirent : Deo
grattas !
Au même instant le père Simon me tirait
du lit par l'oreille. Il était cinq heures du ma-
tin, et la voix du maître venait de réveiller le
dortoir par la formule accoutumée, à laquelle
mes camarades seuls avaient répondu.
33
Le Chasseur de Lomqnt
(Canton de Baume)
N homme, entraîné par sa passion pour
la chasse, a profané le saint jour du di-
manche et lancé sa meute à travers le
champ de la veuve. Dieu le condamne
à chasser jusqu'à la fin des siècles, à courir
nuit et jour par les taillis, par les rochers après
un cerf qu'il n'atteindra jamais,
M. X. Marmier rapporte cette légende dans
son voyage pittoresque en Allemagne et il
ajoute :
« La même légende existe dans les contrées
4u Nord. On la retrouve aussi dans quelques-
unes de nos provinces, en Bretagne, par exem-
ple, et en Franche-Comté.
Cette légende du chasseur est en effet une
des premières que j'aie recueillies, On la ra-
conte encore à Lomont, dans le Doubs.
16
34
Le nid d'Hirondelles
(Canton de Baume)
NFANTS, ne touchez pas aux nids des
petits oiseaux : Dieu le défend !
A l'angle d'une étroite fenêtre, une gen-
tille hirondelle venait chaque printemps
bâtir son nid. C'est un présage de bonheur pour
la maison. Voilà qu'un jour un méchant enfant
s'arma d'un bâton et fit tomber dans la boue
le nid d'hirondelles à peine écloses. Au prin-
temps de l'année suivante, la gentille hiron-
delle ne revint pas bâtir son nid à l'angle de
l'étroite fenêtre ; elle n'y revint pas non plus
la seconde année ni la troisième. On la voyait
seulement, à l'époque habituelle de son retour,
passer et repasser dans son vol au-dessus de
la maison inhospitalière. Elle semblait la re-
garder un instant tristement, puis elle s'éloi-
gnait en jetant un cri d'effroi. Mais pendant
l'hiver de l'année suivante, l'enfant maudit,
qui avait détruit le nid et la jeune couvée,
mourut d'un mal cruel. Quelques mois après
sa mort, la gentille hirondelle reparut et rebâ-
tit son nid à l'angle de l'étroite fenêtre.
— 247 —
Enfants, ne touchez pas aux nids des petits
oiseaux : Dieu le défend !
(Dans le canton d'Argovie, Suisse, une légende sem-
blable se raconte au sujet des cygognes. — X. Marmier.
Académie de Besançon, août 1861, p. 181).
Voir aussi Nodier, Contes de la veillée, — M. de la
Mettrie.
35
La Prophétie d'un Bœuf
(Canton de Baume)
L y a des secrets qu'il est dangereux de
vouloir pénétrer. On croyait encore, il
n'y a pas bien longtemps, dans un vil-
lage des montagnes du Doubs que, pen-
dant la nuit de Noël, les bêtes recevaient le
don de la parole et causaient entre elles ami-
calement. Un paysan sceptique voulut une
fois vérifier le fait. Au lieu de se rendre-
comme les autres à la messe de minuit, il alla
donc dans son écurie. Ses bœufs mangeaient:
tranquillement le fourrage dont il avait rem-
pli leur râtelier la veille au soir. Après avoir
prêté attentivement f oreille un instant, il en-
tendit un de ses bœufs qui disait très distinc-
tement à son voisin : « Poumé, nos airans;
— 248 —
encou ne rude aipièie c'te semaine. —
Qu'ost-ce que c'ost, qu'ost-ce que te dis,
Rôsie ? répondit l'autre ; nf ans-no us pais fât
tout Vouvraidge de lai môsonpou c't'huva?
— Paire ô, reprit le Rôsie ; main nos air ans
ai condure ne bîre i c émet ère, paiche que
nôtemâtre det meuri devant tros joas. » A
ces mots, le paysan poussa un cri d'épouvante
et tomba quasi mort sur une botte de paille. Les
gens de la maison le relevèrent en rentrant de
l'église, le mirent au lit et ne purent le déter-
miner à faire avec eux le réveillon. Toutefois,
s'étant un peu ranimé, il raconta aux siens ce
qu'il avait entendu et à quelques jours de là,
un charriot attelé de deux bœufs le transpor-
tait au cimetière.
(M. Marmier a aussi trouvé en Suisse cette légende
et cette croyance populaire. — Voir Académie de Be-
sançon. Août 1861, p. 183).
36
Légende de la Vigne
(Canton de Baume)
E bon vieux curé de Cour-les-Baume
avait parfois des mouvements oratoires
empreints d'une telle vigueur et d'une
telle originalité que ses auditeurs en
étaient émus jusqu'au fond de leurs entrailles.
Un jour de saint Pierre, il voulait admonester
ses paroissiens et ses paroissiennes, réputés
d'ailleurs pour leur penchant très prononcé à
l'ivrognerie, et, à cette occasion, il leur fit cette*
singulière histoire de la vigne, que l'on se re-
dira longtemps de génération en génération :
« Savez-vous qui a planté la vigne sur vos-
coteaux ? Vous croyez peut-être que c'est le
bon Dieu ou un enfant du bon Dieu. Eh bien !
détrompez-vous. C'est le diable lui-même qui
l'a plantée, et qui, à sa sortie de la terre, l'a
arrosée avec du sang de paon ; c'est le diable
qui, lorsqu'elle a eu des feuilles, l'a arrosée
avec du sang de singe ; c'est le diable qui, à la
formation du raisin, Fa encore arrosée avec
du sang de lion ; c'est le diable enfin qui, à sa
maturité, l'a arrosée avec du sang de pour-
— 250 — .
ceau. Savez-vous maintenant pourquoi le dia-
ble a arrosé la vigne qu'il a plantée dans ce
village avec du sang de paon, de singe, de
lion et de pourceau. Jugez de la cause par l'ef-
fet. Je dis que le diable a d'abord arrosé vos
vignes avec du sang de paon, parce que quand
vous avez bu seulement quelques verres de
vin, vous êtes fiers comme des paons ; je dis
que le diable a arrosé vos vignes avec du sang
de singe, parce que quand vous avez bu da-
vantage, vous faites des grimaces et des gam-
bades comme les singes ; je dis que le diable a
arrosé vos vignes avec du sang de lion, parce
que quand vous avez trop bu, vous êtes intrai-
tables et furieux comme des lions ; je dis enfin
que le diable a arrosé les vignes de Cour avec
du sang de pourceau, parce que quand vous
avez bu du vin autant que vos cochons peu-
vent avaler d'eau de vaisselle ou de petit lait,
vous vous vautrez comme eux et vous leur res-
semblez. »
Récit de J.-B. Grammont, de Cour.
37
Le Bréviaire du Diable
(Canton de Baume)
armi les excellents conseils contenus
dans le cathéchisme de Mgr de Villef ran-
çon et de Mgr de Durfort, archevêques
de Besançon, que nous avons appris
dans notre jeunesse, mais que nous n'avons
pas toujours mis en pratique, il en est un
ainsi formulé dans l'instruction IVe : « 17 est
meilleur de ne point jouer du tout aux
cartes que d'y jouer quelquefois. »
De tout temps le clergé franc-comtois, qui
est cependant un clergé modèle au point de
vue des mœurs et de la discipline, a fait assez
peu de cas de cet avis des évêques concernant
le jeu de cartes.
On va voir pourtant, par l'histoire suivante
qui date du temps de Charles IX, que nos
évêques n'avaient pas tort. *
En ce temps-là, comme aujourd'hui, nos bons
curés se réunissaient pour conférer entre çux
des intérêts de la religion. Ces réunions, appe-
lées conférences, se passaient alors comme à
présent. On arrivait à la cure désignée pour
252 —
le lieu de la conférence entre onze heures et
midi. On devisait dans le jardin ou dans la
cour jusqu'à ce que V Angélus de midi eût
sonné et que le dîner fût servi. On dînait co-
pieusement et longtemps, puis on jouait aux
cartes jusqu'à la tombée de la nuit. Alors cha-
cun regagnait sa paroisse par le chemin le
plus court.
Une fois, le bon vieux curé de Cour revenait
de Baume où, ce jour-là, en particulier, il
avait montré pour le jeu une passion extraor-
dinaire. En suivant le chemin de traverse,
lieu dit en Vaudin, il se rappelait avec délice
les succès merveilleux qu'il avait eus dans
tout le cours de l'après-midi. Son imagina-
tion était remplie de cartons superbes qui
passaient et repassaient sans cesse devant lui.
Tout à coup un inconnu qui marchait à grands
pas derrière lui le devance en lui heurtant lé-
gèrement le bras. Comme cet inconnu n'avait
dit ni bonsoir ni excuse, le bon curé l'inter-
pella par ces mots : « Mais, mon brave hom-
me, vous passez bien fièrement. » Sur quoi
l'inconnu répondit d'une voix singulière :
« Curé ! vous portez un jeu de cartes sous
votre bras. » Et il continua sa route à pas pré-
cipités. Le pauvre prêtre qui croyait porter
son bréviaire sous le bras , s'aperçut avec confu-
sion qu'il portait effectivement un jeu de car-
~ 253 ~
tes. Il crut, sans aucun doute, que le diable en
passant près de lui lui avait pris son bréviaire
et l'avait remplacé par des cartes. Il se hâta
de brûler ce jeu en rentrant chez lui et onc
depuis il ne voulut jouer aux cartes. En ra-
contant cette aventure il ne manquait pas de
répéter ces paroles : « // est meilleur de ne
Point jouer du tout aux cartes que d'y
jouer quelquefois. »
Récit de M. Ebelmen.
Le Revers au Diable, a Lomont
(Canton de Baume)
NE jeune fille de Lomont avait un jour
conduit le bétail de son père au pâtu-
rage, dans un enclos, sur le revers oc-
cidental de la montagne la plus élevée
du pays. Au coucher du soleil elle vit venir à
elle un vieillard pauvrement vêtu qu'elle prit
d'abord pour un mendiant du Val. Celui-ci
s'arrêta près de la bergère et se mit à causer.
Tandis qu'il parlait, la bergère remarqua que
la figure du vieux devenait souriante, gra-
cieuse ; elle prit plaisir à l'écouter. Bientôt
— 254 —
elle s'aperçut que ce prétendu vieillard n'était
qu'un jeune homme, qu'il avait de beaux
yeux, de belles dents, de belles et fraîches
couleurs et que ses cheveux blancs n'étaient
plus que de belles boucles noires encadrant à
merveille la plus jolie figure qu'elle eût jamais
vue. A la place des haillons qu'elle avait cru
remarquer sur le corps de cet individu, elle
vit un riche costume qui allait à ravir sur une
taille superbe. L'inconnu lui prit la main avec
tendresse et l'approcha de ses lèvres comme
pour y déposer un baiser. Une frayeur subite
s'empara de la bergère. Elle se leva, prit
congé de l'inconnu et ramena son bétail dans
la maison de son père. Toute la nuit, elle revit
dans ses rêves ce singulier personnage. Il lui
faisait les promesses les plus séduisantes si
elle consentait à le suivre et à partager son
destin. « Je reviendrai vous voir, avait-il dit
en la quittant, et une autre fois vous serez
sans doute moins sauvage. »
La journée ne se passa point sans que la
pauvre fille n'allât se confesser et elle révéla
à son directeur ce qui lui était arrivé la veille.
Celui-ci n'hésita point à lui faire comprendre
que le mystérieux séducteur auquel elle avait
eu affaire, n'était autre que le diable lui-même
qui voulait la perdre et l'entraîner avec lui
dans l'enfer. Une légère marque de rougeur
— 255 ~
était d'ailleurs restée visible sur la main de la
jeune fille que le diable avait touchée.
Alors elle renonça au monde et alla s'ense-
velir pour jamais dans un lointain couvent.
Le diable, car c'était lui, revient encore sou-
vent errer dans l'enclos à toute heure du jour
et de la nuit. Il y épie les bergères et semble
attendre toujours celle dont il a perdu la trace.
On l'entend quelquefois gémir dans les buis-
sons ; et c'est depuis cette époque que les ber-
gers de Lomont ont appelé Rêver s-au- Diable
le pâturage que l'on aperçoit du pont de
Baume à l'extrême sommet de la montagne.
39
Le grand Crucifix, a Hyètre
(Canton de Baume)
,U pied de la montagne de Chaillon,
sur le bord de la route qui conduit du
village d'Hyèvre-Paroisse à la petite
ville de ClervaL, il existait de temps
immémorial un crucifix abrité sous un rocher.
En 1793, dit une tradition locale, un jeune
homme du pays, qui partait pour la guerre,
s'avisa de briser les deux bras de ce Christ. Ses
camarades, moins irréli^.eux que lui, lui re-
— 256 —
prochèrent vivement cet acte d'impiété : « Il
t' arrivera malheur », lui dirent-ils ; et leur
prophétie ne tarda pas à se réaliser, car à la
première bataille qui se livra sur la frontière,
le malheureux jeune homme eut les deux bras
emportés par la mitraille de l'ennemi. Alors il
se souvint de ce qu'il avait fait et de la me-
nace prophétique de ses camarades. Il n'hésita
pas à reconnaître le châtiment du ciel dans
cette mutilation subite et semblable à celle
qu'il avait lui-même fait éprouver d'une ma-
nière si lâche et si brutale au grand Crucifix
d'Hyèvre. Il se repentit de sa faute, et le prê-
tre auquel il la confessa le détermina pour la
réparer à faire replacer, dès qu'il le pourrait,
un Crucifix semblable à l'ancien sous la roche
de Chaillon, ce qui eut lieu en effet peu de
temps après.
Aujourd'hui, le Grand Crucifix d'Hyèvre
est encore à la même place et depuis il n'a
cessé d'être en grande vénération parmi les
habitants de la contrée.
(Récit de M. Huot, de Clerval.)
40
La Boudeuse de la Rue des Juifs
• (Canton de Baume)
« Cherche^ et vous trouvère^.
Deux époux de mon voisinage,
Après un mois de mariage,
Se querellèrent pour un mot :
C'est chose qui n'advient que trop.
Dans la leur, depuis ma mansarde,
Sans rien voir, d'abord j'entendis
Ces propos : Tais-toi donc, bavarde,
Tu ne sais pas ce que tu dis !
Après cette sotte querelle,
L'épouse, sans se désoler,
Résolut de ne plus parler ,
A son mari. C'était bien elle
Qu'elle punissait gravement ;
Car, pour la femme, quel tourment
Et quelle rude pénitence,
Que de garder pareil silence !
Un jour se passa, même deux,
Sans qu'un son sortit de sa bouche.
Aisément, elle prend la mouche,
Pensa l'homme ; à présent, je veux,
Quoi qu'elle fasse ou qu'elle dise,
Ne jamais la contrarier.
Vivre ainsi, c'est de la sottise :
11 faut se réconcilier.
Quand la table devient muette,
Le lit bientôt devient glacé.
Ce mari-là n'était pas bête.
Aussi, jouant au plus rusé,
Le soir même, quand la boudeuse,
Toujours bouche close, filait,
Notre homme, d'une voix piteuse.
Tout haut, à lui-même, parlait,
Disant : Qu'en aurai-je donc fait ?
Il s'adresse d'amers reproches ;
Il cherche dans toutes ses poches ;
Il fouille avec anxiété
Dans les tiroirs, dans les armoires
Dans les papiers, dans les grimoires.
Rien, dit-il, c'est fatalité !
Qu'en ai-je fait ? Il prend la lampe ;
Sous la table se glisse et rampe ;
Vient même chercher à tâtons,
Au risque de brûler sa femme,
Jusques par dessous ses jupons.
Que cherches-tu donc, dit la dame
Vivement ? As-tu le projet
De me rôtir, mauvais sujet ?
Attends, je vais par mon vacarme
Sur l'heure appeler le gendarme
— 259 —
A mon secours. — Dieu soit béni !
Enfin ! s'écria le mari.
Je cherchais ta langue perdue
Depuis deux jours, et la voilà
Retrouvée, encore bien pendue,
Toute prête à crier holà !
Les deux époux se regardèrent,
Sourirent et puis s'embrassèrent.
On dit même qu'un beau poupon,
Neuf mois après venant au monde,
Démontra, par induction,
Combien fut sincère et féconde
La réconciliation.
41
La Demoiselle d'Or
(Canton de Baume)
/M|e soir-là, Abel, le fils d'Huberte la fer-
4\^(S) mière s'était couché de bonne heure
f^^J dans sa berce d'osier. Abel était déjà
y* grand garçon, puisqu'il allait à l'école
du village voisin, pourtant il dormait encore
dans un berceau, tant sa mère l'avait gâté 1
— ■ 2Ô0 — •
Ce soir-là, son aïeule, la vieille Marguerite,
était seule auprès de lui ; et quoique le soleil
eût disparu depuis longtemps derrière les col-
lines de Chatard, les gens de la ferme n'é-
taient pas revenus de la moisson. On enten-
dait bien parfois sous la rustique fenêtre les
génisses qui rentraient du pâturage en fai-
sant sonner leur campaines, et de temps à au-
tre, un char attelé de bœufs et chargé de ger-
bes qui criait dans le chemin pierreux de la
métairie ; mais ce n'était point celui de Claude
Hubert, le fermier ; car la vieille Marguerite
avait l'ouïe assez claire, et, Dieu merci, quand
Hubert récriait ses bœufs, on pouvait l'en-
tendre de loin.
— Dors et sois sage, Abel, disait la vieille
grand'mère ; les petits oiseaux dorment dans
leurs nids depuis longtemps.
— Non, disait Abel en pleurant, je ne veux
pas dormir, grand'mère, si vous ne quittez vo-
tre quenouille et votre fuseau.
— Sois sage, disait la grand'mère ; vois
dans le ciel rétoile de la Vierge Marie qui se
lève et qui te regarde !
— Non, grand'mère, je ne veux pas être
sage si vous ne me bercez un peu pour m'en-
dormir. — Et le petit Abel soulevait la cou-
verture de sa couchette et s'agitait comme un
petit lutin.
— 261. —,
La grand'mère le berça et lui dit : ^
— Ecoute ! IL' Angélus tinte à Villers ; les.
follets et les esprits sont en campagne, prends
garde qu'ils ne t'entendent !
. — Je ne saurais dormir, grand'mère, dit
encore Abel, si vous ne me chantez le cantique;
des Bergers.
La grand'mère se mit à chanter ; mais elle,
dit au méchant enfant :
— Si tu ne dors maintenant, j'appelle les
sylphes malins et les fées qui volent dans l'air
du crépuscule. — Et elle ouvrit la fenêtre de
la chaumière pour accomplir sa menace.
Abel se tut cette fois ; il ne voulait point
être emporté par les Esprits de la vallée ; et la
vieille Marguerite, tout en filant sa quenouille
de chanvre, le berçait et chantait le cantique
des Bergers. C'était un vieux Noël qui avait
bien cent ans et autant de couplets qu'il y a
de jours entre Pâques et la saint Martin ; mais
il avait autrefois endormi Huberte, la mère
d'Abel, et il accompagnait bien le balance-
ment doux et monotone du berceau. La voix
4e l'aïeule était bien faible et bien cassée •
mais elle appela bientôt le sommeil sur le$
paupières roses du petit mutin. Alors le balan-
cement s'arrêta.
Marguerite se tut au milieu de son noël
qu'elle n'avait peut-être jamais chanté jus-
— 2Ô2
qu'au bout ; et comme tout était paisible, la
quenouille retomba doucement vers la terre et
la bonne vieille s'endormit aussi.
Cependant la fenêtre était entr'ouverte. La
lune qui se levait alors, laissait tomber sa lu-
mière argentée sur le petit dormeur et la brise
agitait doucement les rideaux. Les Esprits
entrèrent-ils dans la chaumière pour nouer le
chanvre que l'aïeule laissait pendre à terre ou
pour rompre et entortiller les fils du fuseau
qu'elle abandonnait ? Certes, ils avaient beau
jeu, et ils sont capables de cent malices plus
grandes encore. Avaient-ils entendu Abel
pleurer dans leurs courses aériennes ? On ne
sait. Mais quand la vieille Marguerite sortit de
son léger assoupissement, elle vit avec effroi
le berceau qui s'agitait de lui-même et virait
de ci de là comme le balancier d'une horloge.
Sans doute il se mouvait ainsi sous la main in-
visible de quelque farfadet ; mais ce qui sur-
prit bien plus la vieille, c'est que de berceau
était vide. Abel demi-nu se traînait à quelques
pas delà sur ses genoux et ses petites mains et
s'avançait avec précaution et sans bruit vers
un des coins obscurs de la chambre.
— - Que fais-tu donc, Abel, dit la grande-
mère effrayée. — Eh ! ne le voyez-vous
pas, grand'mère, dit Abel en continuant sa
marche singulière ; je vais prendre cette belle
— 263 —
mouche dorée qui a les ailes si longues et qui
me regarde.
La grand'mère se leva en se signant et sou-
dain le berceau' s'arrêta. Un bruissement
étrange se fit entendre, et Marguerite recula
devant un grand insecte, lumineux comme
une luciole, qui s'éleva en bourdonnant du
fond de la chambre et se mit à voltiger au-
dessus de Marguerite. La vieille agita sa que-
nouille pour le faire fuir ; mais l'insecte moins
effrayé que la vieille n'en voltigeait que de
plus belle. Il tournoyait, tourbillonnait autour
de sa tête au point de l'étourdir et semblait se
rire de la quenouille impuissante qu'elle bran-
dissait comme une Ménade furieuse eût fait
de son thyrse. Enfin la mouche merveilleuse
lasse de tant de tumulte s'enfuit par la fenêtre
au grand déplaisir d'Abel qui voyait s'envoler
avec elle Fespoir de la posséder. Mais la
grand'mère se repentit d'avoir ouvert la fe-
nêtre. Les fées avaient entendu Abel, pensait-
elle. Cet insecte n'était rien autre qu'une fée
et les fées portent quelquefois malheur
*
Certes, il est dur d'aller à l'école par une
belle matinée de juin, surtout quand on doit
traverser pour s'y rendre de beaux champs.
— 264 —
tout jaunes de moissons. Comme le ciel d'azur
paraît beau ! comme l'air frais qui se joue
dans les blés est doux à respirer ! qu'ils sont
heureux tous ces petits oiseaux qui babillent
dans les arbres du chemin, ou s'ébattent par
volées sur les champs de seigle et de froment !
Ilssontlibres, au moins, et ne vontpasàl'école !
• Ainsi pensait Abel, le lendemain matin,
tandis qu'il suivait tristement le sentier qui
mène de la métairie au village. Il portait au
bras le panier que son grand frère Jean lui
avait tressé dans les veillées d'automne avec
les sautées cueillies au bord de la rivière.
Dans ce panier la bonne Huberte avait caché
mainte friandise ; mais hélas ! sur ces bonnes
choses était posé le livre des leçons qu'on n'a-
vait pas étudiées et que certainement on ne
savait pas. Abel était mutin, nous le savons ;
mais il était aussi très paresseux ; il savait à
peine ses lettres, et s'il connaissait son âge,
c'était parce qu'il avait autant d'années que
de doigts à Tune de ses petites mains.
Le maître avait cent fois dit qu'il avait la
tête légère comme un linot, et quand on par-
lait de lui à sa mère. — Il est méchant comme
un lutin, disait-elle, Quel dommage pourtant !
Abel était blond et joli comme un petit ange.
Il est vrai que sa mère l'embrassait toujours
en disant cela.
~ 265 —
Cependant l'air devenait chaud, l'ombre des!
arbres moins grande, et le soleil marquait au
moins neuf heures. Abel voyait poindre lè
clocher de Villers au-dessus des blés, aussi
n'avait-il garde de se presser ; mais ses pas;
pour être petits, ne le conduisaient pas moins
au but.
Le sentier qu'il suivait longeait le village
par derrière les vergers et courait se perdre
dans le bois. Insensiblement Abel était arrivé
derrière la maison d'école, sous les gros noyers
qu'il pouvait voir depuis sa place et dont les
branches touchaient presque aux fenêtres de
la salle d'études. Les fenêtres étaient juste-*
ment ouvertes à l'air frais et pur d'une mati-
née de printemps, et certes la maison était
bruyante et sonore. Les voix de petits garçons
qui épelaient, la faisait bourdonner comme
une ruche d'abeilles.
Abel indécis, cueillait encore pour gagner
du temps de jolis bluets et quelques-unes de
ces belles et longues marguerites des blés
posées sur des tiges presque aussi grandes que
lui ; mais en entendant ses petits camarades
plus sages que lui répéter leur leçon avec une
ardeur si bruyante, il rougissait de sa paresse.
Il allait donc entrer en classe avec des senti-
ments tout nouveaux ; il allait travailler à de-
venir savant ; il allait..., mais toutes ces réso-
— 2Ô6 —
lutions s'évanouissent soudain. Un magnifi-
que insecte aux longries ailes s'envole d'un
épi de blé et vient effleurer la joue d'Abel.
Abel le reconnaît. Adieu études, livres et ca-
marades ! Le petit écolier court vers le bois
en poursuivant l'insecte merveilleux — .
Il y a dans le bois de Villers une grotte
creusée dans les rochers de la montagne et
qu'on appelle la Baume des fées. Les voûtes
en sont humides et pleines de stalactites, et de
ses profondeurs sort le ruisseau d'un moulin.
Elle renferme, dit-on, bien des merveilles ;
mais personne jusqu'ici n'a pénétré dans son
enceinte ténébreuse. La source abondante
qui s'échappe de son sein forme devant elle un
large bassin qu'une barque seule peut franchir,
et la grotte ainsi baignée de toutes parts res-
semble assez au portique d'un palais enchanté.
Cet étang repose au milieu d'un bouquet de
hêtres et de charmilles qui se mirent dans sa
paisible surface ; il est rempli de l'eau la plus
belle et la plus claire qu'on puisse voir ; mais
il est si profond que cette eau paraît verte
comme l'émeraude malgré sa parfaite limpi-
dité. A l'aspect de cette solitude à la fois riante
— 267 —
et sauvage, on comprend sans peine que des
fées et des ondines viennent se jouer suw
l'herbe verte et fine de la rive et se baigner
dans les eaux du lac par une belle nuit d'été,
quand la lune se lève sereine au-dessus des
arbres de la forêt.
Or, le petit Abel, après avoir battu le bois,
était arrivé las et accablé de chaleur sous les
arbres qui ombragent l'étang de la Baume.
Après s'être avidement désaltéré, il s'assied ;
et comme l'appétit se faisait sentir, il vida son
petit panier sur l'herbe et mangea toutes ses
friandises. Il devint tout à coup silencieux et
pensif. Peut-être avait-il quelques remords de
sa conduite si peu sage
Mais bientôt un murmure doux et harmo-
nieux se fait entendre, Abel écoute. Il croît
ouïr une musique lointaine. Le murmure vient
des profondeurs de la grotte, il approche,
approche encore, et voilà que de la retraite
mystérieuse s'élance un essaim de grandes de-
moiselles vertes, bleues et de toutes couleurs
qui voltigent, tourbillonnent, sautillent sur la
surface de l'étang. Elles étaient grosses com-
me des corolles d'iris ; mais l'une d'elles plus
grande et plus belle que les autres était toute
dorée. En volant au soleil, elle brillait comme
une étoile. Ses longues ailes éblouissantes fai^
saient en s'agitant un bruit pareil au cliquetis
<Tune feuille d'or. Et les autres demoiselles
voltigeaient, tourbillonnaient, sautillaient au-
tour d'elle, comme des abeilles autour de leur
reine. Mais voici que la grande demoiselle
s'arrête soudain sur un nénuphar ; et les au-
tres suspendent aussi leur vol et se posent
ainsi que des fleurs vivantes sur la pointe des
roseaux d'alentour.
' Abel était dans le ravissement. Et tandis
qu'il regardait, la demoiselle brillante change
de forme et grandit à ses yeux. Son corsage
étincelant s'arrondit, une robe merveilleuse
l'enveloppe ; sa tète est celle d'une jeune fille
aux blonds cheveux ; ses ailes retombent sur
ses épaules comme les longs plis d'un voile de
gaze doré, et les deux globes qu'on prenait
pour ses yeux ne sont que deux pierreries ver-
tes à sa couronne d'or. Et les autres demoisel-
les deviennent aussi des jeunes filles. Elles se
parent soudain de longues robes et de voiles
nuancés comme les fleurs d'iris, et leurs pieds
se cachent dans les roseaux du lac.
. — - Viens, lui dit la plus belle des fées, —
car c'étaient des fées— viens, je suis la Demoi-
selle d'or, Cest moi qui suis allée te chercher
dans ton berceau, et c'est moi que tu as pour-
suivie jusqu'ici à travers les blés et les arbres
de la forêt.
— Viens, lui disaient les autres jeunes féesr
— 269 —
viens avec nous ; nous avons des perles étf
nous te ferons des colliers ; nous avons des
pierreries et nous te ferons des bracelets.
^ Elles parlaient et souriaient, et leurs voix
étaient douces comme leurs sourires. Leurs
voiles flottaient au soleil, et les arbres agités
doucement par des brises magiques murmu-
raient comme des harpes autour du lac.
Abel fasciné se glissa sur l'herbe jusqu'au
bord de l'eau, La nappe brillante du mirage
sembla- se replier. L'eau devint si claire, si
claire qu'elle était à peine bleue et qu'on l'eût
prise pour de l'air. Sous ce voile flottant et
diaphanes, Abel vit une vallée verte et som-
bre, qui était au fond du lac. Le chemin qui
y conduisait commençait à la rive et semblait
parsemé de cristaux et de pierres brillantes,
et les fées s'enfoncèrent doucement dans cette
vallée mystérieuse.
Abel aussi voulut y descendre, et l'eau sub-
tile et légère qui l'entourait lui sembla plus
fraîche que l'air. Il vit alors la vallée profonde
qui s'étendait jusque sous la grotte, et, dans
le fond, un beau palais transparent comme
l'améthyste.
— Viens, lui disaient les fées en voltigeant
dans le fluide aérien, descends près de nous !
Nous avons entendu la voix de ton aïeule qui
.chantait vers ton berceau ; mais notre voix est
— 270 —
bien plus douce ; nous te bercerons sur nos
genoux et nous t'endormirons dans nos bras.
Abel descendit encore. L'ombre devenait
plus grande, et le soleil qu'il regarda en ce
moment lui apparaissait dans le ciel comme
une belle lune d'été. La demoiselle d'or lui
souriait et les fées étaient si belles qu'il des-
cendit jusqu'au fond de la vallée et les fées
l'emportèrent dans leur palais...
Le lendemain, des bûcherons trouvèrent sur
le bord du lac de la Baume, le corps d'un en-
fant, les cheveux et les membres entrelacés
d'herbes aquatiques. — C'était le corps d'Abel.
• — Les fées avaient déposé son corps sur la
rive, car elles ne voulaient que son âme, et
l'on sait que les âmes qu'elles ravissent res-
tent mille ans avant d'aller ,en paradis.
42
Le vieux Crucifix de Vaudrivillers
(Canton de Baume)
wï5S)A petite église de Vaudrivillers possède
^wrp un des plus anciens crucifix du dio-
°^se ^e Besançon. Sa valeur ne con-
siste pas seulement dans son antiquité ;
mais aussi dans la vénération qu'il inspira
— 271 —
toujours depuis le fait miraculeux qui s'est
passé à l'enterrement de Jean Colin.
Avant l'inhumation, on avait déposé, com-
me c'est l'usage, le corps du défunt dans la
nef de l'église, tandis que l'on en recomman-
dait l'âme avec les prières ordinaires. Pendant
que l'on chantait le libéra^ l'image du Christ
détacha ses mains de la croix pour se boucher
les oreilles. Tous les assistants demeurant stu-
péfaits, le curé interpréta la chose de cette
manière : Souvenez-vous que pendant sa vie,
Jean Colin a été blâmé pour sa répugnance à
entendre la parole de Dieu. Il dormait pen-
dant le prône où sortait de l'église pour aller
vaquer à quelque besogne servile. Voilà que
J.-C. lui rend la pareille en refusant d'écouter
ceux qui prient pour lui. L'histoire ajoute que
Jean Colin ne fut point inhumé en terre sainte
et que son cadavre, comme celui d'un réprou-
vé,, fut livré à la pâture des corbeaux ou « que
sa charogne fut jetée à la voirie. »
(On peut encore retrouver de semblables récits daiïs,
les vieux sermonnaires).
19
La légende de Gaston de la Roche
(Canton de Baume)
« Voici ce que contaient les
« chastes bernardines en confa-
a bulant au réfectoire. »
L. Du SILLET.
Voilà ce qu'on disait chez les Dames de Baume :
Vers douze cent cinquante, un jeune gentilhomme,.
Qui s'appelait Gaston de la Roche, vivait
Au goût du monde, au sein des plaisirs ; il avait
Toutefois conservé la dévote habitude
De dire chaque jour, avec exactitude,
Une courte prière, un Ave Maria
A celle que jamais en vain Ton ne pria.
A l'abbaye, un jour qu'il était de passage,
Un mal soudain le prit, à la fleur de son âge.
Il était venu voir Nicolette, sa sœur,
— 273 -~
•Qui, dans ce temps, tenait la crosse avec honneur.
Rien ne put prolonger la fragile existence
De Gaston qui mourut sans faire pénitence.
Depuis quelques instants, sur son funèbre lit,
Il gisait, les yeux clos, le visage pâli.
Seule, avec sa douleur, la paupière mouillée,
La Révérende Dame était agenouillée
Dans la chambre et priait pour son frère Gaston,
Pour lui de FEternel implorant le pardon.
Tout à coup, au moment où la pieuse Dame
Récitait un Ave, Gaston reprend son âme
Et ses sens. D'une voix douce, il dit : « Chère sœur,
« Me voici de retour en vie. Un confesseur,
« Sans retard, s'il vous plaît. Sachez qu'à l'instant même
« Je viens de comparaître au Tribunal suprême.
« Du supplice éternel, que j'avais mérité,
« L'arrêt irrévocable allait être porté,
a Lorsque la bonne Vierge, accourant à mon aide,
« Près de son Divin fils pour moi-même intercède.
« O prodige ! elle obtient que mon âme à mon corps
« Soit un instant rendue, afin que de mes torts
« Je puisse requérir le pardon d'un saint prêtre. »
On vit Messire Henry de Saint-Léger paraître. •
C'était du monastère un humble desservant.
Il confessa Gaston, qui put, encore vivant, .
Recevoir de ses mains une grâce plénière,
Une grâce efficace, à son heure dernière.
Puis, Gaston trépassa, plein de tranquillité,
Avec la paix de Dieu pour son éternité (i).
44
Notre-Dame des Fleurs
(Canton de Baume)
« Nunc et in h or a mortis. »
Au temps de ma jeunesse, on pouvait voir encore
Sur le mont Saint-Ligier, du côté de l'aurore,
Dans le flanc du rocher bordant un vieux chemin,
D'où l'œil avec effroi plonge dans le ravin,
Une niche grillée, abri d'une madone
Qui de fleurs sur le front portait une couronne.
Pour les petits bergers et pour les voyageurs,
C'était, il m'en souvient, Notre-Dame des Fleurs.
D'où peut venir ce nom ? Une sainte légende,
Que j'appris autrefois, répond à la demande.
C'était vers le milieu du dernier siècle, autant
(i) L'histoire rapporte seulement que Nicole de la Roche fut
abbesse de Baume en 1266, et qu'en 127 1 , Henri de Saint-Léger,
curé de Villers-le-Sec, était un des desservants du monastère.
~ 275 ™
Que Ton peut préciser ce point en cet instant.
Tous les jours, on voyait une jeune bergère
Guider vers Saint-Ligier sa chevrette légère,
Et former un bouquet dans sa petite main
Des fleurs qu'elle cueillait le long de son chemin ;
Puis, lorsqu'elle passait auprès de l'oratoire,
Voulant faire sans doute une oeuvre méritoire,
Aux mailles de la grille elle attachait ses fleurs,
Offrande de parfums et de fraîches couleurs.
Comme elle descendait un soir de la colline,
Quelqu'un lui dit : « Enfant, vous êtes orpheline. »
Sa mère, que toujours elle entendait gémir,
Pour ne plus s'éveiller, venait de s'endormir.
Ah ! d'une enfant si jeune, au sort abandonnée,
Savons-nous plaindre assez la triste destinée ?
Dès lors, sur la montagne on ne la re.vit pas ;
Nul ne sut vers quels bords elle porta ses pas ;
Mais les dernières fleurs qu'elle avait attachées
Restèrent bien des jours à la grille penchées.
Aux pieds de la madone, on eût dit, à les voir,
Qu'elles pleuraient, ces fleurs, du matin jusqu'au soin
A quelque temps de là, vingt ans après peut-être,
A Saint-Roch de Paris on vint mander un prêtre,
A l'effet d'assister, c-ans ses derniers moments,
Une mourante en proie aux plus cruels tourments. «
Cette femme habitait une riche demeure ;
Mais là, comme .partout, la mort entre à son heure ;
— 2/6 —
Parfois, .elle interrompt les plus joyeux ébats ;
Car le bruit des plaisirs ne l'intimide pas.
Quelle était, dira-t-on, cette femme du monde,
Si belle hier encore, aujourd'hui moribonde?
Plus d'une fois, sans doute, elle avait raconté
Qu'elle était née au fond de la Fr a n che-C o m té ;
Qu'elle avait essuyé des fortunes diverses ;
Que sa vie. avait eu de terribles traverses ;
Que son cœur, trop sensible, avait souffert beaucoup,
Et que, bergère, un soir, elle eut grand peur du loup.
N'ayant rien à manger, quand sa mère fut morte,
Elle avait mendié son pain de porte en porte ;
Pour gagner quelques sous, elle avait, de ses doigts,
Pilé du grès et fait des balais dans les bois.
Pour un vieux chiffonnier qui lui donnait des croûtes,
Elle allait ramasser les ordures des routes.
Ne pouvant surmonter on ne sait quel dégoût,
Le désespoir un jour la jetait dans l'égout ! . . .
Et comme elle appelait à son secours, un ange,
Sans doute, était venu la tirer de la fange ;
Gar elle ne sut point le nom de son sauveur,
Et ne revit jamais ce discret bienfaiteur. „
Elle avouait qu'aussi, dans le monde lancée,
De plus d'un grand seigneur on la crut fiancée.
Elle avait des chevaux, des valets ; sa maison
Ne .manquait même pas d'un semblant de blason
Comme on voit ruisseler la lave d'un cratère,
Elle vit à ses pieds couler l'or de la terre ; L
- 277 ~
Au caprice. inconstant des volages désirs,
Partout elle courait au devant des plaisirs.
Ce n'étaient jour et nuit que fêtes enivrantes...
Un soir, qu'en un festin les coupes écumantes
S'entre-choquaient aux mains de convives joyeux,
Et que la volupté brillait dans tous les yeux,
Elle chantait Soudain une couleur mortelle
Se répand sur son front. On s'empresse autour d'elle*
« Madame ! qu'avez-vous ? Une telle pâleur
Est l'indice certain d'une immense douleur. »
C'en est fait de la joie. Aussitôt on l'emporte ;
Sur sa couche étendue on eût dit une morte,
En vain, pour la sauver, à Fart on a recours ;
L'art ne peut apporter qu'un impuissant secours.
C'est alors qu'une femme, une pauvre servante,
Que, par dérision. Ton nommait la savante,
Jugeant que sa maîtresse allait bientôt mourir,
A l'église Saint-Roch se hâta de courir.
Quand le prêtre eut gravi les degrés de l'estrade
Du grand lit de velours où gisait la malade,
Elle le regarda d'un œil épouvanté.
« C'est la mort, pensa-t-elle, avec l'éternité !
— Non, dit le prêtre, c'est la vie et l'espérance ;
C'est le baume du ciel calmant toute souffrance.
D'avoir offensé Dieu vous vous repentez bien ? »
Elle baissa la tête et ne répondit rien.
Le prêtre insiste. Alors, d'un accent lamentable,
Elle s'écrie : « Hélas ! combien je suis coupable !
Dieu ne saurait m 'aimer, je l'ai trop oublié !
— 278 —
J'ai toujours fait le mal et n'ai jamais prié
— Pauvre âme, dont l'état malheureux se devine,
Ne désespérez point de la bonté divine ;
Croyez au Dieu clément, reprit le confesseur,
Et sa paix va descendre au fond de votre cœur.
Vous n'avez, dites-vous, jamais prié. Peut-être
Aurez-vous autrefois, en quelque lieu champêtre,
De la vierge Marie invoqué le saint nom,
Quand la cloche du soir sonnait Y Angélus ? — • Non,
Fit-elle tristement ; mais j'ai bien souvenance
D'avoir avec bonheur, aux jours de mon enfance,
Quand je menais aux champs ma chèvre et son chevreau,
Sur Saint-Ligier, au flanc d'un aride coteau,
Orné de quelques fleurs les mailles d'un grillage
Protégeant dans sa niche une pieuse image.
Que je voudrais revoir, avec mes yeux en pleurs,
Sur le mont Saint-Ligier Notre-Dame des Fleurs !
— Mais c'est elle qui vient, dans sa grâce infinie,
Vous chercher, mon enfant ; oh ! oui, soyez bénie ! »
La dame pour parler fit un suprême effort,
Et Dieu pardonna tout, à l'heure de la mort.
44
Notre-Dame de la Grange-Ravey
(Canton de Baume)
NTRE Baume -les- Dames et Hyèvre,
quand on a traversé le joli hameau de
la Grange-Ravey, la route passe au bord
du Doubs sous un rocher gigantesque.
On dirait le portique d'une cathédrale. A la
voûte de ce porche naturel, le voyageur re-
marque, enfermée dans une petite cage de fer
maillé, une madone antique, aux pieds de la-
quelle venaient autrefois s'agenouiller de nom-
breux pèlerins ; car cette madone est miracu-
leuse, ainsi que beaucoup d'autres du pays qui
représentent comme elle la Vierge pleine de
grâces.
Parmi les récits merveilleux que Ton pou-
vait recueillir jadis, en passant sous ce roc
formidable, il y avait celui-ci que racontait
naïvement la bonne mère Pauthier, de la
Grange :
Un homme d'Hyèvre, dont elle citait le
nom et qui s'appelait Couleau ou Poulot in-
différemment, avait un jour été pris par les
gendarmes, à la suite des brigandages de tou-
— 280 —
tes sortes dont il s'était rendu coupable. Ce
misérable avait, disait-on, renoncé au Fils de
Dieu et à tous les sacrements de l'Eglise, sous
l'espérance que le diable lui avait donnée de
le sauver de l'échafaud. On assurait toutefois
que ce mauvais drôle n'avait jamais passé une
seule fois de sa vie sous le rocher de la
Grange-Ravey sans réciter dévotement un
Ave Maria, seule prière de son enfance dont
il eût gardé le souvenir, et qu'il avait toujours
refusé de consentir à la demande que lui fai-
sait le démon de renier la sainte Vierge. Il
s'en trouva bien ; car, ayant aperçu l'image
de Notre-Dame suspendue à la voûte du ro-
cher, comme on le conduisait à la prison de
Baume, il lui adressa cette supplication :
« Marie, pleine de grâces, vous seule en qui
j'espère, sauvez-moi par miracle. Je me re-
pends de tout le mal que j'ai fait. Conjurez
pour moi la miséricorde éternelle de Dieu. Je
suis si coupable que je n'ose moi-même m'a-
dresser à lui pour implorer mon pardon. » Il
n'avait pas fini de prier que la sainte Vierge,
touchée de la sincérité de son repentir, rompit
miraculeusement les chaînes qui le tenaient
attaché au poitrail des chevaux de ses conduc-
teurs, lesquels prirent le galop en abandon-
nant le prisonnier qu'on ne put jamais retrou-
ver.
~ 28l —
Il s'en alla dans les montagnes, où il se tint
caché pendant de longues années, puis il se
fit ermite dans un creux de rocher. Ses crimes
étaient depuis longtemps expiés et oubliés des
hommes et de Dieu, lorsqu'une nuit d'hiver
son cœur usé ayant cessé de battre, les anges
vinrent chercher son âme pour l'emporter au
ciel.
A quelque temps de là, on retrouva son ca-
davre gelé au fond de sa grotte. La légende
ajoute que quand on vint le lendemain pour
en faire la levée et lui rendre les honneurs de
la sépulture, il n'y était plus. On trouva bien
étrange cette disparition sur laquelle on ne
put donner aucune explication satisfaisante.
La petite caverne qui a été la dernière de-
meure du solitaire est bien connue des enfants
de Baume et on l'appelle encore la Cave Cou-
leau ou Cave Poulot.
45
Le Songe de sainte Brigitte
(Canton de Baume)
Plantes au doux parfum, aux vivaces racines,
Les légendes, dit-on, sont les fleurs des ruines.
Recueillons-les partout, au bord de ces chemins,
Où le vent de la foi les sème à pleines mains.
Pour les pauvres pécheurs, humbles et repentants,
Sainte Brigitte, un soir, avait prié longtemps,
Et s'était endormie en faisant sa prière.
Voilà qu'environné des anges de lumière,
Elle aperçoit Jésus, offrant avec douceur
Une grâce plénière à Satan, si son cœur
Veut enfin mettre un terme à sa haine insensée.
Il ne demande rien qu'une bonne pensée,
Un regard vers le ciel, un élan spontané,
Un mot de repentir et tout est pardonné.
Non , non, hurle Satan, la paix est impossible !
Bu maudit pour jamais l'orgueil est invincible.
Brigitte se reveille et, dans l'obscurité,
Une voix répétait : Enfer ! Eternité !
- 283 -
46
Légende du Château de Montfort
(Canton de Clerval)
UR la rive droite du Doubs, au couchant
delà petite ville de Clerval, on trouve, au
sommet de la montagne appelée Roche-
Rouge, les ruines d'un château féodal.
Ce château était celui du comte de Montfort.
On raconte à Clerval que la comtesse de
Montfort était avare et peu charitable. On dit
même encore, avec ironie, d'une personne
gourmande : Elle est comme la comtesse de
Montfort ; elle mangerait bien des fèves au
lard. En ce temps-là, ajoute la légende, la
comtesse de Montfort était grosse. Une men-
diante se présente à la porte du château. La
comtesse elle-même qui regardait paître dans
le préau une laie avec ses sept petits, ouvre
la porte à la mendiante et l'éconduit dure-
ment. Celle-ci, étendant aussitôt vers la com-
tesse une main menaçante s'écrie d'une voix
sentencieuse : Mou de lai faute ! que fen
feuse autant que c'te true qu'en meune
sept ! Ce qui veut dire en français : Je te mau-
dis ! Puisse-tu faire autant d'enfants que cette
~~~ 284 —
laie qui en conduit sept ! Peu de temps après,
la comtesse de Montfort accouchait, en l'ab-
sence de son mari, de sept enfants, tous bien
viables. Le désespoir de la châtelaine lui sug-
gère la pensée d'en faire périr six. Elle com-
mande donc à la chambrière qui l'assistait
d'aller sur-le-champ, et sous peine de mort,
jeter six des nouveaux-nés dans la rivière .
Obéissant à regret à cet ordre cruel, mais sans
réplique, la chambrière place dans une cor-
beille les six enfants voués à la mort et prend
le plus court chemin pour aller les noyer dans
le Doubs. Arrivée presque au bas du sentier,
elle rencontre fortuitement le comte de Mont-
fort, qui rentrait de voyage, et qui devine au
trouble bien visible de la servante qu'elle porte
quelque chose de suspect. Il veut savoir. La
servante est contrainte de tout révéler . A son
tour le comte lui fait jurer, sous peine de mort,
de garder le secret de ce qu'il va faire. Les.
six enfants destinés à mourir sont placés aus-
sitôt parles soins du comte entre bonnes mains.
Pendant sept ans, soit dans le château, soit au
dehors, le plus profond secret fut gardé sur
Faccouchement extraordinaire de la comtesse
et sur le sort des six enfants que leur mère
croyait détruits.
Un certain jour, le comte de Montfort réunit
une nombreuse compagnie dans son château.
- 285 -
Un grand festin est préparé. Parmi les convi-
ves, on remarque le jeune enfant gardé par la
comtesse et six autres petits garçons de même
taille ressemblant tous au premier d'une ma-
nière surprenante. Tous les hôtes expriment
au comte de Montfort leur étonnement et leur
admiration. Celui-ci se lève et leur dit : Sei-
gneurs, que penseriez-vous de la personne
qui aurait ordonné la mort de ces enfants le
jour de leur naissance ? Tous de s'écrier :
Cette personne mériterait elle-même le der-
nier des châtiments.
A ces mots, la comtesse coupable tombe
mortellement frappée comme par une main
invisible. Les sept enfants du comte de Mont-
fort devinrent plus tard sept grands saints qui
sont : saint Loup, saint Remy, saint Frémy,
saint Vandelin, saint Lupicin, saint Ermenfroi
et... le nom du septième est inconnu.
(Récit du père Huot de Clerval.)
Il ne serait pas sans intérêt de comparer ce
récit fabuleux avec la tradition allemande des
Huit Bruno rapportée par les frères Grimm
(tome II, page 436), avec celle qui a pour titre
(même volume, page 447) Autant d'enfants
que de jours dans Vannée, et surtout avec
celle qui est intitulée : Origine des W elfes
(même volume, page 280) ; mais il nous se m-
— 286 —
ble plus intéressant encore de rapprocher cette
tradition de Montfort, canton de Clerval,
d'une autre tradition franc-comtoise recueillie
à Besançon par Clovis Guyornaud et à la-
quelle il a donné ce titre : Origine merveil-
leuse des Porcelets. (Voir ci-dessus arrondis-
sement de Besançon.)
47
Le Serpent de la Femme de Saint-
George
(Canton de Clerval)
I^^Ieux femmes se querellaient un jour sur
)û){ la place de Saint-Georg-e-les-Clerval.
L'une d'elle dit à l'autre dans sa colère :
Ta Que lou serpent te tosse, que le ser-
pent te téte ! A l'instant, un serpent se jeta
sur la femme maudite et s'attacha à son sein.
Par aucun moyen, on ne put arracher ce rep-
tile du sein de la femme, qui se desséchait à
vue d'œil. Cette malheureuse et son mari en-
treprirent ensemble un pèlerinag-e à Notre-
Dame des Ermites. Comme ils passaient la
frontière, voilà que le serpent se détache et
s'enfuit. La femme se croyant guérie voulait
déjà revenir. Le mari insiste pour aller jus-
— 287 —
qu'à Einsiedeln où il fit ses dévotions. La
femme fit aussi les siennes, mais à contre-
cœur et probablement sans avoir pardonné à
celle qui avait jeté sur elle sa malédiction. En
repassant la frontière, pour revenir à Saint-
George, le serpent se jeta de nouveau à son
.sein et s'y attacha comme il avait fait aupara-
vant. On eut recours alors, pour chasser ce
maudit animal, au moyen de la grande excom-
munication. La cérémonie faite, le serpent se
retira ; mais la femme mourut peu de temps
après.
48
L'Homme au Crapaud
(St-George, canton de Clerval)
près l'histoire du serpent de la femme
de Saint-George vient naturellement
celle de l'homme au crapaud.
Un homme riche de Saint-George
avait un fils unique qu'il éleva comme un en-
fant gâté jusqu'au temps où il fallut le marier.
Il demanda donc pour ce fils la main d'une
fille encore plus riche que lui, qu'on lui accorda
à la condition qu'il donnerait tout son bien à
son fils par contrat de mariage, à charge par
— 288 —
ce dernier et la future de l'entretenir sa vie
durant. Il eut de la peine à s'y résoudre, parce
qu'il avait souvent entendu raconter à son
père l'histoire du Legs de Jean Gros bois ;
mais l'importunité de son fils, les instan-
ces de ses amis et l'avantage du parti l'y firent
consentir. Ce ne fut pas sans s'en repentir peu
après, car quoiqu'il eût au commencement
tout le meilleur traitement qu'il eût pu sou-
haiter, on se relâcha peu à peu envers lui, au
point que dès la quatrième année, sa bru l'en-
voya loger dans une petite cheminée (cabane)
au vis-à-vis de la maison, afin que la pauvreté
de son beau-père ne lui fit point honte. On
promit au vieux de lui envoyer tous les jours
plus de vivres qu'il ne lui en faudrait. Il fallut
en passer par là pour avoir la paix ; mais il
souffrit toujours beaucoup en cette pauvre ca-
bane du peu de soins qu'on avait de lui, sans
qu'il osât aller demander son nécessaire autre-
ment que par l'entremise d'un petit garçon
qu'on renvoyait bien souvent les mains vides.
Un jour que le pauvre vieux avait aperçu à
travers la rue que l'on faisait bonne cuisine
chez son fils, il s'avisa d'aller prendre place à
table, afin de faire au moins un bon repas
après une si longue diette ; mais aussitôt
qu'on le vit entrer, on cacha un poulet que
l'on rôtissait, jusqu'à ce que le vieux se fût
— 289 —
retiré, après quoi on acheva la cuission de
la volaille.
Mais voici que quand on vint à la présenter
sur la table, un crapaud énorme parut sur le
ventre delà bête, de quoi la jeune dame poussa
un cri terrible. Son mari voulant chasser ce
crapaud, il lui sauta au visage où il s'attacha
si fortement qu'il lui fut impossible de Tôter
de là, quelque moyen qu'il y employât ; et la
merveille était d'autant plus grande que lui-
même ne pouvait souffrir qu'on offençât cet
affreux animal, parce qu'aussitôt qu'on le tou-
chait pour le tuer, le coup lui était sensible,
comme si on l'eût frappé au cœur lui-même,
ce qui le contraignit à demeurer ainsi hideu-
sement masqué et à aller avec confusion et
pour pénitence à travers les villages voisins
et la ville de Clerval afin de servir d'exemple
à tous les enfants ingrats envers leurs pères.
La tradition ajoute, il est vrai, qu'à la fin il
fut quitte de cet horrible châtiment au re-
tour d'un pèlerinage qu'il ht à Notre-Dame de
Cusance, et que lors ce montrueux crapaud
disparut sans qu'on sût ce qu'il était devenu.
L'auteur du Bon laboureur met sur le nez
d'un gentilhomme de Normandie une histoire
à peu près semblable à celle de notre paysan
de Saint-George.
49
La Grotte des Fées
(Canton de Clerval)
u sud du village de Sancey-le-Grand,
il existe une masse circulaire de ro-
chers à pic appelée le Dard. Sur la
droite de ces rochers s'ouvre une ca-
verne connue depuis des siècles sous le nom
de Grotte des Fées. On raconte que cette
grotte était autrefois la demeure de trois fées
bienfaisantes dont les habitants de la contrée
ressentirent longtemps la douce influence. La
tradition abonde en détails charmants ; comme
à Rochejean, où il y a aussi la Grotte aux
Fées, comme à Romain - Mouthier, où se
trouve la Cave aux Fées ; comme aux Ver-
rières de Joiix, où l'on montre la Côte aux
Fées. Ici, entre autres choses, la légende rap-
porte que ces bonnes fées faisaient la pluie et
le beau temps, au gré des cultivateurs ; qu'elles
faisaient prospérer la famille de ceux qui les
en priaient ; qu'elles donnaient de beaux et
bons maris à toutes les jeunes filles qui leur
faisaient quelque offrande et qui surtout leur
promettaient d'être bien sages. Malheureuse-
— 291 —
ment, une d'entre elles leur fit une vaine pro-
messe et se conduisit mal. Les garçons s'en
moquèrent, et comme on savait qu'elle était
allée faire un pèlerinage à la Grotte des Fées
pour demander un épouseur, on tourna en dé-
rision le pouvoir des bonnes fées, qui en éprou-
vèrent tant de peine qu'elles s'éloignèrent
pour jamais du pays. C'est depuis ce temps-là
que l'on dit en commun proverbe, en parlant
d'une fille qui se trouve dans une fâcheuse po-
sition : Elle est allée faire un pèlerinage
à la Grotte des Fées,
(Voir Journal de la Franche-Comté du 20 Janvier
1872, etc., un article de M. Dupau.)
Légende de la Croix
(Canton de Clerval)
DAM, couché sur son lit de mort et sen-
tant venir sa dernière heure, appela
Seth et lui dit : Mon fils, je vais mou-
rir. La mort est la punition du péché.
Seth se mit à pleurer amèrement. Puis, es-
suyant ses larmes, il s'écria : « Non, mon
père, vous ne mourrez point. Il existe sans
— 292 -•-
doute quelque part un remède contre la mort.
Où qu'il soit, je le trouverai. Adam bénit
une dernière fois son fils, et Seth s'en alla,
.cherchant partout le remède contre la mort.
Il ne tarda pas à arriver à la porte de l'Eden,
où il trouva Tangue de Dieu, armé d'une épée
flamboyante. — Fils d'Adam, lui dit l'Ange,
que viens-tu faire ici ? — Je cherche, lui ré-
pondit Seth un remède contre la mort ; car
Adam, mon pauvre père, est sur le point de
mourir. — Tiens, mon enfant, lui dit alors
l'ange de Dieu ; prends cette amande qui pro-
vient de l'arbre de vie et retourne vers ton
père que tu trouveras mort. Tu enseveliras
toi-même son corps, et, avant de le mettre au
tombeau, tu placeras l'amande que je te donne
dans la bouche d'Adam. Cette amande pro-
duira un arbre qui un jour rendra la vie aux
hommes. — Et Seth revint vers son père qui
ne vivait plus, et il fit ce que l'ange lui avait
commandé ; il plaça l'amande de f arbre de vie
dans la bouche d'Adam, avant d'ensevelir son
-corps et de le mettre au tombeau. Bientôt,
on vit croître sur la tombe du premier homme
un grand arbre dont les rameaux abritèrent
longtemps ceux de ses enfants qui vinrent
prier le Seigneur en cet endroit. Mais les
hommes se multiplièrent et devinrent mé-
chants. L'arbre fut abattu et l'on en fit un pont
— 293 ~
que Ton jeta sur le ruisseau du chemin. Bien
des générations passèrent sur ce pont. Tous
ceux qui y passaient pour la première fois sen-
taient leur cœur saisi d'une émotion étrange.
Ce pont fut submergé comme le reste de la
terre par les eaux du déluge ; mais quand les
eaux se furent retirées, on trouva le pont à la
même place sur le torrent du chemin. Dès lors
la tradition conserva l'histoire de cet arbre
merveilleux.
La nuit même où l'arrêt de Jésus fut pro-
noncé, un juif se le rappela. Ce bois, dit-il,
est bien imbibé d'eau ; il est dur comme la
pierre ; nul autre ne convient mieux pour fa-
briquer une lourde croix. Et l'arbre fut déterré
.et il servit à composer la croix de Jésus.
JElle était si pesante que trois fois le divin cru-
cifié succomba sous son fardeau. C'est ainsi
que de la tombe du premier homme sortit l'ar-
bre qui, suivant la promesse de l'ange, de-
vait rendre la vie à l'Humanité.
19
5i
L'Ours de Crosey
(Canton de Clerval)
E sire de Crosey était d'une humeur si
peu sociable que ses voisins l'avaient
surnommé Y Ours de Crosey. On dit
qu'en temps de paix comme en temps
de guerre, ce seigneur se tenait enfermé dans
son château hérissé de tours. Jamais à ses fe-
nêtres on ne le voyait promener ses regards
sur les vertes prairies d'alentour et si de temps
à autre, il se montrait au-dessus du donjon,
c'était la nuit, à l'heure où les morts sortent
de leurs sépulcres et où leurs fantômes se pro-
mènent enveloppés de leurs linceuls.
Un jour que le libre baron de Mon tj oie,
dont le château était voisin de celui de Crosey,
célébrait les noces de son fils, il échappa à ce
jeune seigneur de dire qu'il saurait bien faire
sortir Y Ours de Crosey de sa tanière. Il prit
donc ses armes, monta à cheval et se rendit
devant le château du sire de Crosey. D'abord il
l'invita poliment au tournoi que le baron de
Montjoie, son père, allait donner à l'occasion
de son mariage ; mais, voyant qu'il ne dai-
gnait pas même lui répondre, il l'assaillit de
— 295 ™
moqueries et d'injures, allant jusqu'à le traiter
de chevalier lâche et couard. Or, à peine ces
mots étaient-ils sortis de la bouche de l'impru-
dent agresseur que le pont-levis du château
s'abaissa, et qu'un homme d'une taille colos-
sale, couvert de fer, et monté sur un grand
cheval noir apparut à ses yeux. « Jeune insen-
sé, lui dit-il, je crois qu'au lieu d'un lit de no-
ces, tes parents eussent mieux fait de te pré-
parer une bière. » Ayant dit ces mots, le sire
de Crosey marcha la lance levée contre le jeune
baron de Mon tj oie, et à peine ce dernier avait-
il eu le temps de se mettre en défense, que,
frappé par son terrible adversaire et enlevé
de son coursier, il alla rouler à vingt pas plus
loin avec une telle violence que le bruit de sa
chute parvint jusqu'aux oreilles de sa jeune
épouse qui accourait vers le lieu du combat.
En vain, cette jeune dame, arrivée au mo-
ment même où l'épée du sire de Crosey allait
trancher les jours de son époux, se jeta-t-elle
aux genoux du vainqueur pour le prier d'é-
pargner le jeune chevalier ; on dit que pour
toute réponse, après avoir égorgé son adver-
saire, le sire de Crosey laissa froidement sortir
de sa bouche ces paroles qu'il prit ensuite pour
devise :
« Je terrasse
Qui m'agace. »
— 296 —
- La tradition ajoute que c'est depuis ce temps-
là que les sires de Crosey eurent un ours dans
leurs armoiries. Je trouve en effet dans la liste
des chevaliers de Saint-George donnée par
M. de Saint-Mauris, n° 699, un m es sire An-
toine-François de Crosey, seigneur dudit lieu,
marié à Péronne de Ron chaux, lequel fut
Teçu chevalier de Saint-George en 1 635. Ce
-seigneur est mort en 1668. Il portait d'argent,
à l'ours menaçant de sable. Sa devise était :
« Je terrasse qui m'agace » et il avait pour
-quartiers : i° Crosey ; 20 Moustier ; 3° Alle-
mand ; 40 Saint-Maurice en Montagne.
52
Le Serpent de Jean Ducrou
(Canton de Clerval)
ean Ducrou était petit. Sa mère lui don-
nait chaque matin un bol de lait frais,
que l'enfant buvait, assis devant la
porte de la maison. Un jour, la mère,
qui vaquait d'ordinaire pendant ce temps-là
aux soins de son intérieur, entendit le petit
Jean parler et dire à haute voix : « Mange !
c'est à ton tour, —r Assez ! C'est à moi mainte-
nant. — - Ah ! si tu vas trop vite, je te battrai . »
— 297 ~
La mère regarda par la fenêtre et vit Jean qui
donnait des coups de sa cuillère à un serpent
dont la tête se trouvait au niveau du vase de.,
lait. La frayeur empêcha la mère de crier.
Elle s'arma d'un bâton, se précipita sur l'ani-
mal et le tua. Jean se mit alors à pleurer à
chaudes larmes, en reprochant à sa mère d'a-
voir tué son ami, qui venait tous les jours dé-
jeuner avec lui.
La mère ne réussit point à calmer le chagrin
de son enfant qui mourut peu de jours après
de la griesse (du chag-rin) que lui causa la
mort de cet étrange compagnon.
53
Le Puits de Pougery
(Canton de Clerval)
UR le territoire de Crosey, il existe une:
vaste lande déserte, d'où l'œil n'aperçoit
c^fi, ni village ni hameau. C'est au milieu de
A9 ce fi nage désolé que se trouve le Puits
de Pougery, au fond d'une combe sauvage,
remplie de ronces et d'épines.
Le Puits de Pougery est un abîme affreux,,
au fond duquel personne n'a jamais pénétré.
On y a jeté tant de pierres depuis des siècles
298 —
qu'il n'y en a plus dans les environs, quoique
le pays en soit généralement bien pourvu.
Aujourd'hui, quand quelqu'un veut en jeter
une par curiosité, il doit l'apporter de fort
loin. La pierre lancée dans le Puits de Pou-
gery, roule longtemps de roc en roc, et on
l'entend retentir à des profondeurs effroya-
bles. Quelquefois, on la croit parvenue au
fond du précipice ; mais, si l'on prête l'oreille
attentivement, on entend encore longtemps
après, et à la suite d'intervalles plus ou moins
prolongés, des coups sourds que l'éloigné-
ment finit par. rendre imperceptible à l'obser-
vateur.
Il est rare que l'imagination populaire ne
joigne pas quelque histoire merveilleuse à
l'existence de ces sortes de curiosités natu-
relles.
Ici, on suppose que le Puits de Pougery est
un des entonnoirs de l'enfer, et à ce sujet on
raconte l'aventure que voici :
Une jeune fille de Crosey, qui avait été j us-
qu'à l'âge de vingt ans aussi sage que belle,
commit par faiblesse une de ces fautes qui dé-
shonorent à jamais la plus intéressante créa-
ture qui s'y abandonne. Maudite à la fois par
son père et par sa mère, elle fut chassée
comme une brebis galeuse de la demeure de
jses parents.
— 299 —
C'était le soir. Elle porta machinalement ses
pas du côté du Puits de Pougery, où le diable
l'attendait. Comme elle se trouvait en état de
péché mortel et qu'en cas de mort son âme
devait être acquise à l'enfer, le diable lui per-
suada sans peine d'échapper à l'opprobe qui
l'accablait en se précipitant avec lui dans le
Puits de Pougery. Elle y consent ; mais elle
n'a pas plus tôt quitté la terre que le repentir,
la touche et que le mot pardon s'échappe de
ses lèvres. Grâce à ce retour, elle n'alla point
jusqu'en enfer. Elle fut seulement condamnée
à faire pendant mille ans son purgatoire dans
le Puits de Pougery. Et Ton assure que cha-
que fois qu'un chasseur jette en passant une
pierre dans cet abîme, elle la reçoit sur la tête,(
et que ce n'est pas le bruit de cette pierre qui
se fait entendre dans les profondeurs du sou-*
terrain, mais bien la voix dolente de la pur-«
gatorienne que l'on doit ouïr ainsi jusqu'à
l'heure de sa délivrance.
54
Simon de Poue-Fenau
(Canton de Clerval)
E Poue-Fenau ou puits sans fond, de
Chazot, est un de ces merveilleux abîmes
dont nos terrains jurassiques sont si ri-
chement pourvus, un de ces grands en-
tonnoirs sans lesquels la plupart de nos riches
vallées seraient transformées en lacs.
~ En temps ordinaire, il absorbe l'eau de trois
ruisseaux qui s'y engouffrent pour aller pro-
bablement se déverser à 1 5 kilomètres de là, par
des couloirs souterrains, dans la vallée de
Cuisançin. Mais après les grandes pluies, les
couloirs ne suffisant plus à débiter les eaux,
l'abîme regorge et ne tarde pas à inonder les
territoires d'Qrve et de Chazot et à se répan-
dre en torrent dans la vallée des Allods.
On assure que le bétail ne veut plus manger
d'une herbe qui aurait été touchée par l'inon-
dation ; comme si tout ce qui sort de ce puits
d'enfer était empoisonné.
On y entend parfois, comme au Creux sous
roche, à de grandes profondeurs, des bruits
formidables , des détonations sourdes , des
— 3oi —
grondements de tonnerre. On croirait vrai-
ment que cinq cent mille diables se trémous-
sent et tambourinent sous terre, roulant des
chars, secouant le sol et mugissant à tout faire
trembler.
Les naturalistes vous soutiendront que ce
Sont là des phénomènes d'acoustique ; que ces
bruits étranges proviennent du retentissement
des cavernes profondes ; qu'ils augmentent
d'intensité avec la rapidité et le volume du
courant d'eau qui se produit, etc.
Je ne dis pas non. Mais pourtant personne,
que je sache, n'est allé au fond du gouffre in-
fernal pour savoir au juste ce qui s'y passe,
et personne non plus n'en est revenu pour
nous rapprendre.
Ceux qui en sont sortis vivants, comme le
mendiant légendaire dont nous allons parler,
sont restés muets là-dessus.
Un soir de matines, les hommes de Chazot
jouaient aux cartes. A la fin d'une partie, il
s'éleva sur un coup une contestation qui dégé-
néra bien vite en dispute. Un des joueurs,
nommé Simon, qui était accusé de tricherie,
s'en défendait avec assez d'énergie, en protes-
tant qu'il avait joué loyalement. Bref, pour
— 302 —
couper court à l'accusation par un jurement
solennel, il s'écria tout haut : Que le diable
m'emporte au fin fond de Poue-Fenau si
j'ai menti /...
Sur ces entrefaites, justement les matines
sonnaient.
Chacun quitta la table de jeu sans prendre
garde que déjà Simon avait disparu.
Simon n'assista pas à l'office de nuit, ni à
l'office du matin, ce qui n'étonna personne,
mais comme il fut invisible toute la sainte
journée et encore le jour suivant, on se mit en
devoir de le chercher. Où avait-il passé ? Qu'é-
tait-il devenu ?...
On se le demandait.
On était bien loin de soupçonner les mystè-
res de cette disparition.
Simon resta introuvable.
A quelque temps de là, comme les petits pâ-
tres de Chazot s'amusaient à jeter dés pierres
dans le Po ne- F en au , ce qu'ils font souvent pour
les entendre se perdre dans les profondeurs
de l'abîme en ricochant contre les parois ro-
cheuses et en tombant de rebançon en re-
bançon, ils entendent des gémissements. On
dirait que quelqu'un crie et appelle au fond
— 3°3 —
du puits. Oui, c'est la voix d'un homme ! c'est
la voix de quelqu'un !
Mais cette voix, ils croient la reconnaître:
c'est la voix de Simon, de Simon qu'on croyait
perdu !
La peur les prend et ils se sauvent en di-
sant aux gens qu'ils rencontraient : Pour
sûr, c'est Simon que nous avons perdu /...
C'est Simon, pour sûr, ou bien son esprit
qui crie au fond de Poue-Fenau /...
Une foule ne tarda pas à se porter sur les
bords du puits. On appelle à réitérées fois le
pauvre Simon : Est-ce toi, est-ce toi, Simon ?
- — Oui, c'est moi /...
Plus de doute, c'était bien lui.
: On courut au village pour se procurer au-
tant de cordes qu'on pourrait en trouver, des
cordes longues et suffisamment fortes ; on dé-
tacha même celle du clocher pour servir au
sauvetage.
On les assemble, on les rappond les unes
aux autres au moyen de bouts nœuds, on atta-
che un fallot et on laisse descendre l'appareil
le long des parois où l'on supposait que devait
se tenir Simon. .
On lui crie d'empoigner la corde au passage
et de s'y attacher solidement en l'enroulant
autour de son corps. Et cela fait, chacun se
met à tirer.
— 304 ~
On ramène au jour le pauvre Simon qui n'en
pouvait plus d'émotion et de besoin, tout
abruti, aussi mort que vif,
*
On Ta toujours appelé depuis Simon du
Poue-Fenau.
Mais comme il était changé !
On essaya de le faire parler; on lui demanda
par quel miracle il avait pu être transporté
dans l'abîme, ce qu'il y avait vu ; ce qu'il y
avait fait ; de quoi il avait vécu, etc. Ce fut
en vain. Il demeura absolument taciturne. Il
ne put ou ne voulut jamais rien répondre à ce
sujet.
• Comme on sait, le diable est toujours aux
écoutes.
Est-ce lui qui ayant entendu Simon l'invo-
quer le soir des matines, l'avait emporté dans
le puits sans fonds ?...
On Ta toujours cru.
~ Est-ce aussi le diable qui lui aura fait dé-
fense absolue de révéler quoi que ce soit de
ce qu'il y avait vu et appris ? C'est encore dans
l'ordre des choses possibles.
Le pauvre homme s'en est allé depuis avec
un âne, mendiant son pain de village en vil-*
— 3°5 —
Jage. Les vieilles gens de Rahon, d'Orve, die
Belvoir et des pays circonvoisins s'en souvien-
nent encore, quoi qu'il y ait déjà beau temps
de cela.
En tout cas, voilà une invocation téméraire
qui a coûté terriblement cher à celui qui Ta
faite !
Trichez au jeu si vous voulez, mais ne jurez
pas : Ne dites j aima : que lou diale m'em-
potche ! C'est la morale de cette petite lé-
gende.
(Dr Perron. Extrait du Journal Les Gandes, n° 25, du
J octobre 1890.
55
LeFeloutot
(Canton de Clerval)
ES habitants du Petit-Crosey redoutent"
beaucoup pour leur bétail l'influence du
Feloufot. C'est à tel point, qu'afin de
: ,31 rendre service à ses concitoyens, un
homme capable de l'endroit a dû étudier les
mœurs de ce méchant Feloutot, pour savoir
comment on pourrait s'en débarrasser,
r Cet homme capable affirme que le Feloutot,:
— 3o6 —
feu follet ou feu lutin, est un être invisible et
malfaisant qui ne se plaît qu'à faire des mali-
ces aux pauvres cultivateurs de Crosey, où il
paraît avoir fixé depuis longtemps sa résidence.
Il est vrai qu'il change souvent de domicile ;
mais, dans les fermes où il va se nicher, il
choisit d'ordinaire sa retraite dans quelque
coin de la grange ou de l'écurie.
Quand donc une vache perd son lait ou ne
peut pas faire son veau, on va quérir l'homme
capable qui se rend de bonne grâce, mais avec
gravité, dans la maison hantée par le Felou-
tôt. Après avoir examiné les lieux attentive-
ment, il procède aux cérémonies de l'exorcis-
me de la manière suivante :
Il prend d'abord une touffe de poils sur la
tête de la bête ensorcelée (s'il prenait cette
touffe de poils sur le flanc ou sur le dos de la
vache, cela ne vaudrait rien). Il fait ensuite
avec une vrille un trou dans la première co-
lonne de la grange (dans la seconde ou dans
les autres colonnes, cela ne vaudrait rien). Il
met dans ce trou le poil de la vache et le ren-
ferme-là avec une cheville de bois de coudrier
(avec une cheville de bois de chêne ou d'autre
essence, cela ne vaudrait rien). Pendant cette
opération entourée de beaucoup de mystère et
accompagnée de plusieurs coups de marteau
formidables, il éloigne les gens, ou bien les
— 307 —
fait mettre à genoux dans l'écurie (dans la cui-
sine ou dans la poêle, cela ne vaudrait rien).
Les parenthèses qui émaillent ce récit sont
reproduites, telles qu'elles sortent de la bou-
che du narrateur, originaire du Petit-Crosey,
lequel n'est autre que l'empirique lui-même.
Croit-il sincèrement à l'influence du Feloutot
et à l'efficacité de ses exorcismes ? C'est ce que
j'ignore ; mais, des personnes dignes de foi,
m'ont assuré que la croyance au Feloutot est
encore aujourd'hui enracinée dans l'esprit de
la plupart des habitants du Petit et du Grand-
Crosey.
56
La Chapelle de Sainte- Anne, a Grand-
Crosey
(Canton de Clerval)
E me fais un plaisir de vous redire ce que
m'ont raconté bien des gens âgés.
Vers l'année 1720, le père de Pierre-
François Bourqueney se trouvant seul à
à la chasse dans le bois de la commune, lieu
dit au Lomont, fit rencontre d'un sanglier qu'il
blessa'd'un coup de feu. La bête se précipita
sur .lui qui, saisi de crainte, se recommanda à
- 3o8 -
Sainte-Anne et fit vœu de construire une cha-
pelle sur le lieu même s'il obtenait la grâce de
sa délivrance. A l'instant, f animal furieux
qui avait déjà déchiré les vêtements du chas-
seur se retire comme obéissant à une voix di-
vine.
Alors, pour accomplir son vœu, Bourque-
ney fit construire au sommet du Lomont une
chapelle en l'honneur de Sainte-Anne, que
l'on voit distinctement depuis le village de
Grand-Crosey. Cette chapelle a été entretenue
longtemps par les descendants du fondateur.
En 1854, alors que le choléra sévissait d'une
manière terrible dans les communes du voisi-
nage, le curé de Grand-Crosey mit sa paroisse
sous la protection de Sainte-Anne. Il fit vœu
au nom de ses paroissiens de réparer cette
chapelle et d'y faire chaque année une proces-
sion solennelle le dimanche qui suit le 26
juillet.
Comme le chemin qui conduit à la chapelle
est très abrupt, les hommes seuls se rendent
jusqu'au seuil, les femmes restent au bas de
la côte, à l'entrée du bois.
La dévotion à Sainte-Anne est très grande
dans la commune et dans les environs, et on
signale beaucoup de grâces obtenues par son
intercession. On raconte, entre autres faits,
qu'un nommé Biaise de Loye avait, il y a
— 309 —
environ quarante ans, un enfant âgé de neuf
ans qui n'avait jamais parlé. Le père et lâ
mère serendirent à Sainte-Anne. Pendant le
voyage, l'enfant qui n'avait jamais articulé
un mot, demanda du pain très distinctement
et a toujours parlé depuis.
(Récit de M. Mougey, instituteur du Grand-Crosey).
57
Légende de l'abbaye des Trois-Rois
(Canton de l'Isle-sur-le-Doubs)
'Ci
errière le maître-auteul de la cathé-
drale de Cologne, dans une magnifique
châsse en argent doré, soutenue par des
colonnes d'émail enrichies de pierreries,
on voit encore les crânes des trois mages,
Gaspar, Melchior et Balthazar, s'il faut en
croire les noms inscrits sur leurs couronnes,.
On raconte qu'Hélène, mère du grand Cons-
tantin, les ayant fait apporter de Perse à
Constantinople dans l'église de Sainte-Sophie,
.saint Eustorge les transféra à Milan, et que
lors de la prise et du sac de cette ville, en
ii 62, Frédéric Barberousse les donna à Rey-
nold, archevêque de Cologne, qui les déposa
dans sa cathédrale. Ces reliques passèrent par
20
— 3io —
la Franche-Comté et reposèrent quelque temps
à l'abbaye de Lieu-Croissant qui dès lors a
pris le nom d'Abbaye des Tr ois-Roi s.
De là aussi la devise des sires de Gram-
mont, protecteurs de ce monastère : « Dieu
AIDE AU GARDIEN DES ROIS ! »
(A. Demesmay. Trad., page 370).
58
Les Carottiers de Soye (1)
(Canton de l'Isle-sur-le-Doubs)
Ce n'est pas en vain, je le crois,
Que de nos jours, comme autrefois,
Un commun proverbe s'emploie.
On dit : Les Carottiers de Soye.
Désirez-vous savoir pourquoi ?
Eh bien ! alors, écoutez-moi.
(1) Soye, gros village du canton de Tlsle-sur-le-
Doubs, qui figure déjà dans un titre de 1040. C'était le
chef-lieu d'une seigneurie qui a donné son nom à une
riche et noble famille. Payen de Soye vivait en 1130. Il
est fait mention de libéralités faites par cette famille à
l'abbaye de Lieu-Croissant, située dans le voisinage.
Ce fut probablement cette maison qui érigea l'ancien
château de Soye, dont il ne reste aucune trace. Un
autre plus moderne, quoique d'une époque reculée,
a été élevé sur l'emplacement de l'ancien par la maison
j
— 311 —
Un paysan de ce village,
Touchant à son dernier moment,
Voulut, suivant un bon usage,
A sa femme, par testament,
Donner un petit témoignage
De son fidèle attachement.
« Je lèg-ue », dit-il, « à ma femme,
« Mon bon cheval et mon vieux chien.
(C'était le plus clair de son bien.)
« Mais je dois songer à mon âme !
« Le cheval a de la valeur,
« Si le chien ne vaut pas grand'chose.
« Pour ma femme, de très bon cœur,
« De l'un et l'autre je dispose ;
« Mais à ma disposition,
« Elle permettra que je pose
« Une simple condition.
« Je m'explique : elle devra vendre
« Le cheval, et sans rien en prendre,
« Verser tout le prix, en passant,
« Au bon prieur de Lieu-Croissant,
« Afin que pour mon âme il prie.
de Jouffroy, à laquelle appartint la seigneurie de Soye.
Les murs de ce château, qui existe encore, ont deux
mètres d'épaisseur. Deux gracieuses tourelles sont
placées à la porte principale. Quoiqu'il en soit de ces
châteaux, de cette terre de Soye et de son histoire
assez peu intéressante du reste, il existe un dicton po-
pulaire qui se perpétue avec ténacité sur les habitants
de ce pays. On les appelle les Carottiers de Soye.
— 312 —
« Quant au vieux chien, elle en fera,
« Sans que cela me contrarie,
« Tout ce que bon lui semblera ».
Peu de temps après, le digne homme
Mourut vraiment, et Dieu sait comme
Sa pauvre femme le pleura !
<( Que le bon Dieu le mette en gloire ! »
Disait-elle avec charité ;
Et par respect, comme on peut croire,
Pour sa dernière volonté,
Elle conduisit à la foire
La plus prochaine de Clerval,
Ou de l'Isle, chien et cheval.
Un homme du pays d'Ajoie (i),
Qui circulait sur le marché,
Du cheval s 'étant approché,
Offrit à la femme de Soye
Cent écus de cet animal.
« Voici », dit-elle, « un bon apôtre !
« Mais je ne vends pas l'un sans l'autre;
« Prenez le chien et le cheval ».
a De votre chien je n'ai que faire »,
(i) Le pays d'Ajoie, arrondissement de Montbéliard,
On nomme Ajoulots les habitants de cette contrée*
Une ancienne danse particulière à ce pays était appe-
lée YAjouIotte. Elle était défendue sévèrement et on
était, pai ait-il, bien coupable quand on avait dansé
une ajoulotte.
— 3i3 —
Fit l'Ajoulot, « je ne veux rien
« Du tout vous en offrir », — Eh bien \
« Nous allons arranger l'affaire »,
Reprit-elle, « et voici comment
« Nous pourrons tous deux nous entendre*:
« Pour cent écus, vous allez prendre
« Le chien ; et pour un, seulement,
« Vous aurez le cheval ». — « La bride.
« Est neuve », observe l'Ajoulot ;
« Le collier a même un grelot.
« Tapons ! » dit-il, « je me décide..
« Quoique bizarrement tranché,
« Je fais encore un bon marché ».
Quant à la trop fine héritière,
Elle ne remit, en passant,
Au bon prieur de Lieu-Croissant,
Qu'un écu pour une prière,
Disant : « C'est le prix du cheval ;
» De mon mari, tant bien que malr
« J'ai fait la volonté dernière ».
On en parla fort dans l'endroit ;
Et depuis, ce fut à bon droit
Qu'on l'appela la Carottière,
Ce nom gagna bien des quartiers,
De proche en proche et d'âge en âge ;
Et les méchants du voisinage
Nomment aujourd'hui Carottiers
Tous les habitants du village.
59
Légende de Notre-Dame de Consolation
l (Canton de Pierrefontaine)
j}E seigneur de Varambon, de Châtelneuf-
en-Vennes et de Villersexel, gémissait
depuis longtemps dans les fers des infi-
dèles. Un jour, il se voua à la sainte
Vierge ; et, s'étant endormi dans sa prison, il
se trouva, à son réveil, près du château de
Châtelneuf. En reconnaissance d'un si grand,
bienfait, il bâtit près de ce château, dans une
espèce de précipice, un ermitage en l'honneur
de la Vierge, qui avait miraculeusement brisé
ses fers. Les seigneurs de la Pal lu y placèrent
deux chapelins, auxquels ont succédé les P.P.
Minimes en 1670, appelés par Mme de Rye,
alors dame de Châtelneuf-en-V ennes. Leur
couvent est situé sur la petite rivière du Des-
soubre. Un tableau de Laumosnier représen-
tant le sire de Varambon chargé de chaînes et
priant la Vierge, se trouve dans une chapelle
latérale de l'église S ai n t-Fra n çoi s-X a vi er , à
Besançon.
(Voir almanach de Besançon pour 1784, p. 380 ; l'ou-
vrage de M. Aug. Demesmay sur les traditions po-
pulaires de Franche-Comté, page 446, note 49e)©
~ 3i5 —
6o
Le sire de Varambon
(Canton de Pierrefontaine)
rançois de la Palu, sire de Varambon,
ayant suivi en Orient la bannière de la
chrétienté, portait à son cou dans les com
bats une image de la Vierge qu'il invo-
quait chaque jour et dans les instants de périls!
Fait prisonnier, on l'enchaîne et on le traîne
captif dans un désert brûlant. Il y passe de lon-
gues années de souffrances, loin de sa chère pa-
trie, de sa femme et de son fils qu'il n'espérait
plus revoir. Un soir qu'il avait prié avec plus
de ferveur, il s'endormit profondément. Voilà
qu'à son réveil il se trouve au pied même de
son château sur les bords du Dessoubre. Ses
fers étaient brisés. « Si c'est un rêve, dit-il, ô
mon Dieu ! laissez-moi rêver. Si c'est un mi-
racle, je fais vœu de consacrer un autel à la
sainte Vierge. » Il gravit le chemin qui con-
duit à son manoir. Mais vieilli par la souf-
france et couvert de haillons, qui le reconnaî-
tra? Comme il arrivait au seuil de la porte, un
jeune homme l'aperçoit. « Entrez, bon vieil-
xard, lui dit le jeune seigneur, nous allons cé-
— 3i6 —
lébrer une grande fête : ma mère se marie. — -
Votre mère ? Et François de la Palu, sire de
Varambon, votre père ? — Il est mort en
Palestine. »
Bientôt, au milieu d'un brillant cortège, le
vieillard voit passer son rival. Tout est pré-
paré pour l'hymen ; mais la fiancée où donc
est-elle ? On l'appelle ; on la cherche partout,
on ne peut la trouver. Elle était en prières
dans la chapelle. Un page vint lui dire : Ma-
dame, on n'attend plus que vous. Elle ne se
dérange point. Son fils vient sur l'heure et
l'avertit tout bas qu'un pauvre voyageur, un
vieillard étranger demande à lui parler. Trem-
blante, elle répond : « Faites-le venir, mon
fils ». Le vieillard est amené. « Priez Dieu
que je meure, lui dit-elle, en lui donnant de
l'or et que tout soit fini. » Des pleurs d'at-
tendrissement et de bonheur coulent des yeux
du vieillard. « Jeanne, s'écrie-t-il, reconnais-
tu François ? - — C'est toi ! cher et glorieux
époux ! mes vœux sont accomplis. Elle se jeta
dans ses bras et mourut en le pressant contre
son cœur.
La fin du récit relatif à la fondation de l'ermitage se
trouve dans la légende qui précède.
M. I). Monnier a composé une ballade dont cette
dernière version est le sujet. Cette ballade a été impri-
mée dans la Revue de la Franche-Comte qui se publiait
à Lons-le-Saunier en 1838, ire année, page 279.
— 3*7 —
Voir aussi Rougebief, un fleuron de la France, p. 234.
Comparer à nos traditions du sire de Varambon la
tradition allemande intitulée Henri le Lion, dans le
recueil de Grimm, t. 2, p. 289. Malgré des différences
essentielles, la légende allemande a quelque analogie,
avec les nôtres. On ne saurait dire cependant que l'une
soit fille de l'autre. Voir aussi celle intitulée le Pèlerin
nage du noble Mœringer, Grimm, t, 2, p. 304.
6l
Relation du Frère Claude
(Canton de Pierrefontaine)
A relation suivante fait suite à la déli-
vrance miraculeuse du sire de Varam-
bon.
« En l'an 1509, le dernier jour de jan-
vier, frère Claude de Savegney, hermite de-
meurant auprès de Baume, étant en Allema-
gne et faisant un , voyage, se mit sur l'eau d'un
lac auprès d'une ville nommée Sevraine, et
lui étant dans un batal tout seul, en passant
ledit lac, rencontra un autre batal, qui donna
un si très-grand coup à celui-là où était ledit
hermite, qu'il renversa ledit batal sans dessus
dessous, en sorte que ledit hermite chut en
l'eau, cuidant être en péril et perdu. Et lui
estant en si très grand danger, éleva les yeux
- 3i8 -
en haut et vit contre une maison l'image de
Notre-Dame, eut souvenance de Notre-Dame
de Consolation, qui est auprès de Châtel-neuf,
que autrefois, il y avait demeuré, et fit son
oraison à Dieu premièrement et à sa glorieuse
mère Notre-Dame de Consolation dévotement,
et que si pouvait échapper et être délivré de ce
danger, qui viendrait visiter l'église et par-
faire son voyage de N.-D. de Consolation dé-
votement, et après avoir fait son vœu, incon-
tinent alla au plus profond de l'eau et perdit
l'air, demeura assez de temps en l'eau, et puis
après revint au-dessus de l'eau. Et survint un
marchand d'aventures qui menaitun batal, vit
icelui hermite sur l'eau, s'approcha de lui et le
prit par sa courroie et le mit en son batal
sain et en bon point. »
(Voir les Hautes-Montagnes du Doubs, par l'abbé
Narbey, page 183, dans le chapitre où il est traité de
la Délivrance du sire de Varambon).
(Voir encore annuaire du Doubs, 1846, commune de
Guyans-Vennes.)
62
Le Géant du Dessoubre
(Canton de Pierrefontaine)
L y avait autrefois un géant des monta-
gnes du Doubs, qui se nommait Dessou-
bre. Il avait établi sa résidence dans la
grande vallée que parcourt la rivière
qui porte le même nom. Il arrêtait les voya-
geurs et les mangeait. Un jour qu'il reposait
tranquillement endormi dans sa caverne, un
prêtre du voisinage, exorciseur en grand re-
nom, se présenta devant sa retraite, et fit
tomber devant sa porte un rocher si pesant
et si hermétiquement joint au rocher de la
'grotte, que le g'éant y resta prisonnier, et
qu'il y restera enfermé jusqu'à la fin des siècles.
Dessoubre y fait d'inutiles efforts pour enfon-
cer cette porte inexorable ; et il ruisselle de
son corps une telle quantité de sueur qu'elle
forme un des affluents de la rivière de son
nom. On dit aussi que le prêtre qui avait exor-
cicé Dessoubre, s'établit dans la vallée, où il
vécut pendant quelques années des offrandes
que lui faisaient volontairement les gens du
pays, pour le récompenser de f éminent ser-
— 320 —
vice qu'il leur avait rendu en enfermant le
géant Dessoubre. Mais il ne jouit pas long-
temps de leur reconnaissance ; car, comme il
revenait un soir de la montagne, les mauvais,
esprits, irrités de ce qu'il avait fait à leur ami
Dessoubre, l'attirèrent au bord d'un abîme,
où ils le précipitèrent. Quelques jours après,
les pâtres de la vallée retrouvèrent dans le
ravin son cadavre tout brisé. C'est depuis ce
temps-là que la roche d'où il a été jeté s'appelle
la Roche du Prêtre.
63
Le Sacrilège et le Châtiment
(Canton de Pierrefontaine)
ENDANT la Révolution, le brigadier
Demante, commandant la brigade de
Valclohon, était allé avec deux de ses
gendarmes faire une perquisition dans
le village d'Ouvans. Il entra dans l'église
monté sur son cheval et suivit de ses deux
compagnons. Il attacha son cheval à la table
de la communion, monta sur l'autel, effondra
le tabernacle et, prenant le saint-ciboire, vint
communier son cheval.
Les deux gendarmes, muets d'étonnement,,
— 321 —
le regardaient faire. De retour au Valdohon,
l'un d'eux raconta à sa femme l'horrible scène
-dont il venait d'être témoin. Cette femme fut
prise d'un tremblement nerveux et affirma que
le brigadier aurait une triste fin. En effet,
quelques années plus tard, les mêmes gen-
darmes étaient allés, avec M. Dutois, maire
de la Villedieu, dans un village voisin. C'était
au printemps. Un orage les ayant retenus
longtemps chez leur hôte, nommé Débiez, ils
prirent des chemins de traverse pour arriver
au Valdohon avant la nuit.
Les chevaux allaient vite. Celui du brigadier
était en tête. Arrivés dans un bas-fond où se
trouvait une flaque d'eau peu profonde et
recouverte d'une poudrée de grésil, le cheval
du brigadier s'arrêta, se renversa sur son cava-
lier, le broya en se roulant sur lui dans la
neige et dans la boue ; ensuite, se frappant
lui-même la tète, cette tête qui avait été corn-
muniée, il s'assomma sur le corps de son
maître, sans que les efforts et les coups
des autres gendarmes et de M. Dutois, qui
étaient accourus à leurs cris, fussent capables
de l'arrêter.
(Sauzay, t. VI, p. 209. — L'abbé Narbey rapporte
aussi ce récit.)
64
La Roche Barschey
(Canton de Pierrefontaine)
NTRE Loray et Orchamps-Vennes est la
roche Barschey, c'est-à-dire percée, py-
ramide de pierre semblable à un menhir
ou pierre dressée, objet de la vénération
des Gaulois. Une caverne s'ouvre en face de
cette pyramide et a son issue, à plus de vingt
pieds au-dessus, au centre d'une esplanade.
Des rigoles taillées de main d'homme sur le
roc vif conduisent en serpentant auprès du
menhir qui est élevé d'environ six mètres. On
y remarque des entailles ou escaliers informes
par lesquels on peut monter au sommet du
rocher. La tradition place en cet endroit des
réunions de sorciers qui, depuis des siècles, y
auraient tenu le sabbat ; ce qui, au rapport de
bien des savants, est un souvenir de quelque
vieille superstition des Druides.
(Montagnes du Doubs, par l'abbé Narbey, p. 4).
65
Le Peu de Laviron
(Canton de Pierrefontaine)
E Peu de Laviron est une caverne en
forme d'entonnoir au fond duquel s'en-
gouffrent les eaux de la montagne. Cette
caverne est fameuse dans les traditions
de la contrée pour les pratiques de magie et
les assemblées du sabbat, dont elle aurait été
le centre dès la plus haute antiquité et dont
l'origine remonte apparemment aux Druides.
(Montagnes du Doubs, par l'abbé Narbey, p. 7).
66
La Roche^ du Prêtre
et la Chapelle du Sire
(Canton de Pierrefontaine)
î;N 141 5, l'abbaye de Notre-Dame de
Consolation avait pour archiviste un
moine appelé le père Sévérin. C'était
le plus savant clerc que Ton eût jamais
vu. Cependant malgré cette grande science du
— 324 —
père Sévérin, l'abbé du couvent n'estimait pas
beaucoup le moine chroniqueur et le regardait
presque comme un mécréant.
Un jour de Saint-Liétard, après l'office des
Vêpres, Sévérin était occupé à écrire le récit
du miracle auquel la chapelle de Guyans doit
sa fondation.
Souvent, en écrivant cette légende, il se
prenait à dire : A tout ceci je ne crois mie,
car si jamais la Vierge a eu si grande puis-
sance, elle en userait encore aujourd'hui aper-
tement. Voilà que soudain il entendit une
voix sèche et âpre lui crier : « Il est bien vrai,
révérend père, que ce miracle n'est point dû à
la Vierge et je m'offre à vous en montrer la
preuve dans ce parchemin. » Le moine ébahi
leva les yeux, et vit devant la table un homme
inconnu en costume de pèlerin.
Fax Domini sit tecum, dit Sévérin, à peine
revenu de sa surprise.
A cette formule, l'étranger fit un mouvement
convulsif ; tout son corps frémit sous un frisson
nerveux ; mais il se remit si prestement que le
moine n'y prit garde.
Voici ce qu'il y avait sur ce parchemin :
« Le quinzième jour de mai 1114, Enguer-
rand de V ergy, seigneur de Varambon,
Guyans, Laval et autres lieux circonvoisins,
partit avec les hommes d'armes de sa châtelle-
— 325 —
nie pour porter assistance à Godefroi de
Bouillon, roi de Jérusalem. La valeur d'En-
guerrand de Vergy fut fatale à plus d'un sar-
rasin. Notre-Dame lui venait en aide dans les
combats et il en sortait toujours sain et sauf.
Il est vrai que le sire priait chaque matin
Marie de l'assister dans le péril. Des médi-
sants jaloux disaient seuls pour rabaisser la
gloire du chevalier qu'il s'était donné au dia-^
ble. Et il était si vrai que la Vierge le sauvait
de toute malencontre, qu'un jour, un seul jour,
le vendredi d'avant saints Ferréolet Fergeux,
Enguerrand ayant omis sa prière, fut désar-
çonné et pris par un cavalier ennemi. Il fut
jeté dans une prison humide, d'où il pouvait
voir par la fente d'une meurtrière le bras si-
nistre du gibet où pendait le cadavre d'un
croisé.
Demain, pensa-t-il avec horreur, le corps
d'Enguerrand sera aussi là, pendu entre ciel
et terre.
Il allait se mettre en prière, lorsqu'il enten-
dit glisser un pas sur la dalle.
Un chevalier se tenait là, devant lui, le
corps couvert d'une armure sombre et le vi-
sage caché sous un masque de mailles d'acier
dont trois plus relâchées laissaient passage au
souffle et à la lumière.
— Enguerrand de V ergy, veux-tu la liberté ?
— 32Ô —
— Oui, à tout prix, fors celui de mon
âme.
— Ton âme, dit le chevalier d'une voix
sourdement accentuée, il n'est pas l'heure d'en
parler. Jure seulement de me venir visiter en
ma châtellenie d'Apremont, à deux ans d'ici...
et tu es libre.
La voix qui disait ces paroles avait un ac-
cent si étrange et la renommée du sire d'Apre-
mont était si suspecte qu'Enguerrand hésitait
à répondre. Mais, levant les yeux à la meur-
trière, il vit le gibet et sa hideuse proie.
Il jura.
Le visiteur disparut aussitôt, et Enguer-
rand, qui avait succombé à un sommeil irré-
sistible, se réveilla sur le glacis de son castel
de Guyans-Vennes.
On fêta joyeusement son merveilleux re-
tour, et le peuple cria miracle. Enguerrand
qui reniait l'assistance du chevalier d'Apre-
mont, la soupçonnant bien venir d'enfer, di-
rait à tout venant qu'il avait été miraculeuse-
ment délivré des mains de l'infidèle par la
sainte Vierge, sa patronne chérie. Pour lui
rendre grâce de sa bonne aide, il lui consacra
une jolie chapelle.
Deux ans après, Guichard de Châlon donna
dans son manoir d'Etrabonne un brillant pas
d'armes auquel Enguerrand prit part et où il
— 327 —
eut l'honneur d'être proclamé le mieux fai-
sant. La lice allait être fermée, quand un che-
valier couvert d'une armure sombre et le vi-
sage caché sous un masque de mailles d'acier
vint réclamer duel à outrance contre Enguer-
rand, comme félon, déloyal et traître à la pro-
messe jurée.
Enguerrand frissonne en reconnaissant le
châtelain d'Apremont.
Tous deux, après avoir juré que leurs
armes étaient sans maléfices et enchantements,
lui, avec une prière mentale à la mère de
Dieu, l'autre avec un vilain grimacement,
courent l'un sur Fautre. Malgré la vaillance
et les prouesses d'Enguerrand, il ne put lutter
longtemps avec avantage contre son infernal
adversaire. Renversé sur la croupe de son pa-
lefroi, il allait faillir et trépasser quand il lui
vint en pensée de jeter au fer de sa lance les
annelets bénits d'un rosaire.
Bien fit-il, car onc on ne vit plus prompte
départie que celle du chevalier noir. Il poussa
incontinent des hurlements épouvantables et
se sauva si vite en criant : Merci, merci de
moi !... que les archers du guet, à l'entrée du
Carroussel, ne le virent pas même traverser
la barrière...»
Prou, prou ! dit le Minime, en interrompant
la lecture du manuscrit. Je n'ai pas plus de
- 328 -
créance aux miracles du diable qu'à tous les
autres.
— Tu te ris du diable et de sa puissance,
fit alors le pèlerin. J'aurai souvenance de ton
dire, Sévérin.
Et il disparut.
A quelque temps de là, par une nuit som-
bre, Sévérin avait dû quitter ses labeurs sco-
lastiques pour aller réconcilier un malade avec
le ciel et l'aider à mourir. A peine fut-il sur
la crête des rochers, qu'un orage épouvantable
mêlé de trombe et de tonnerre vient à éclater»
Le lendemain, on retrouva le cadavre du
moine gisant au pied d'une roche et déchiré
par la foudre. Quand on voulut le soulever
pour le transporter au couvent, il tomba en
poussière de souffre et une flamme voletant
tout autour arda quiconque ne se tint pas à
notable distance.
Et voilà pourquoi la roche d'où a été préci-
pité Sévérin a nom Roche du Prêtre, comme
la chapelle édifiée près du moutier des Mini-
mes par le dévotieux Enguerrand, s'appelle
la Chapelle du Sire.
(Wuillemin, p. 83.)
67
La Fontaine de Saint-Martin
(Canton de Pierrefontaine)
U bord d'un sentier qui conduit de
Guyans à Orchamps, on rencontre la
Fontaine de Saint-Martin, où Ton
vient encore en pèlerinage chercher
remède à certains maux. La tradition locale
rapporte que, dans un bois à quelques pas de
là, et sur un rocher affaissé, avaient lieu la
ronde du sabbat et la danse du diable aux
pieds de bouc, et que saint Martin, venant vi-
siter f église de Sainte-Colombe au val de
Vennes, fut arrêté par les affreux ébats du
démon ; son cheval recula épouvanté, s'abat-
tit, et son genoux s'imprima dans le roc vif.
Martin se signa, frappa la terre, une source
apparut, et aussitôt le cheval étanchant sa
soif ardente, se releva et transporta son maî-
tre au lieu saint.
(Annuaire du Doubs 1846, page 131.)
68
Le Château des Sarrasins
(Canton de Pierrefontaine)
uyans- Vennes, acculé à des abîmes
inaccessibles, est ouvert seulement au
midi. Il aurait dû, ce semble, être à l'a-
^ bri des invasions et des maux que les
guerres entraînent après elles ; il n'en a pas
été ainsi : on voit les restes d'enceinte de deux
vastes camps retranchés, aux Fauteys et aux
Jormans, dans les plaines de Grand-Chaux, et
la tradition locale rapporte qu'il s'est livré en
ce lieu de sanglants combats, contre les Sar-
rasins répandus à travers la campagne. A
l'entrée des Ages, au territoire d'Orchamps,
sur un des rochers qui dominent la voie con-
duisant au Val de Vennes, ces farouches en-
nemis bâtirent une forteresse, dont les ruines
-portent encore le nom de Château des Sar-
rasins.
■(Annuaire du Doubs, 1846, page 131.)
69
Les Grottes du Lançot et de Maurepos*
a Guyans-Vennes
(Canton de Pierrefontaine)
N i636 ou 1637, le bruit se répandit de
l'arrivée des hordes suédoises et jeta l'a-t
larme dans le val de Vennes. On se
hâta de conduire les troupeaux dans les
lieux déserts des Erranges, Cernençot et Bief-
Géméney. On cacha les femmes, les vieillards
et les enfants avec les approvisionnements en
denrées, dans les Grottes du Lançot sous
les voûtes caverneuses du Maurepos.
« Morpeau, en face de Château-Neuf fut
toujours, dit une tradition, l'asile de tout être
craignant la lumière, esprit ou corps, mâle ou
femelle. C'était notamment au milieu du XIVe
siècle, le réceptacle de Folleteau, le roi des
esprits de la contrée, de Folleteau avec ses
griffes, ses ongles et ses ergots ; des spectres
aux os décharnés ; des fées à la baguette de
coudrier ; des chauves-souris aux ailes putri-
des ; des revenants aux suaires sanglants ; des;
sorciers passant par le trou des serrures ; de>
la Dame-Verte traînant son drap blanc et d'un ?
— 332 —
diable appelé le Noireaud. C'est de là qu'à cer-
taines heures de la nuit, cette infinité de
monstres de la terre, des airs et de l'enfer,
sortait pour errer sous les tours maudites du
manoir féodal, alors que l'homme du guet,
grelottant au pied de la M aie-Tour entendait
les gémissements d'une infortunée captive.
Clotilde, chaste et belle châtelaine, que jamais
souillure n'avait flétrie, avait été victime
d'une accusation calomnieuse. A force d'avoir
pleuré, ses yeux brûlants ne pouvaient plus
répandre de larmes. Tout espoir étant perdu
pour elle ici-bas, elle mourut après avoir bien
des fois répété d'une voix plaintive :
Doucelette Vierge Marie,
Je moite et moite vos prie ;
Voyez
Ame pauvrette en transe
En vos pose espérance
Oyez ! »
Les hommes valides défendirent Châtel-
Neuf ; mais en vain. L'ennemi lui-même fit
subir au lâche gardien qui livra les clefs de
la forteresse le châtiment de sa trahison ; il
fut cloué à la porte par les oreilles, et brûlé
avec le château. Le village tout entier avait
été détruit par les flammes et ne se releva
qu'avec peine de ses ruines, lorsque, l'ennemi
— 333 —
s'étant éloigné, les habitants des Grottes du.
Lançot et de Maurepos purent enfin sortir de
leur retraite.
(Annuaire du Doubs, 1846, page 133.)
70
La Grotte de l'Ermite, a Plaimbois
(Canton de Pierrefontaine)
,^^UR le territoire de Plaimbois, canton de
Pierrefontaine, il existe plusieurs grot-
c^fi tes curieuses. La première est située à
J'\° environ deux kilomètres du village du
côté du Levant. On y arrive depuis le sommet
des roches qui dominent cette agreste contrée,
par un sentier escarpé, étroit et dangereux.
Cette grotte est célèbre dans le pays par le
séjour qu'y fit un solitaire, et c'est pour cela
qu'on l'appelle encore la Grotte de l'Ermite*
Voici ce que la tradition locale rapporte sur
cet homme dont l'existence fut enveloppée du
plus profond mystère. En 1747, un homme de
trente-cinq ans environ, de taille moyenne,
et d'un extérieur honnête, apparut .dans la
commune. Il n'avait aucun papier ; mais il
avait des manières si bienveillantes qu'on lui
fit bon accueil à Plaimbois, et que cet étranger
— 334 —
qui disait s'appeler Pierre, n'inspira jamais
ni soupçon ni méfiance. Il chantait et jouait
du violon agréablement , et trouvait des
moyens de subsistance dans l'exercice de son
talent et dans le travail journalier qu'on lui
procurait. Se voyant admis dans les familles
et fêté des jeunes gens, à cause de la douceur
de son caractère, il ne craignit point d'être in-
quiété dans le projet de retraite qu'il avait
conçu et se retira tout à coup dans la caverne
appelée encore aujourd'hui la Grotte de V Er-
mite, qui lui servit d'habitation pendant qua-
rante-cinq ans. Sa piété et son humilité lui ga-
gnèrent tous les cœurs ; plusieurs familles le
chargèrent, à diverses époques, de pèlerina-
ges à Notre-Dame des Ermites. La régularité et
l'austérité de son genre de vie firent penser
qu'il accomplissait un vœu de pénitence. De-
puis l'époque de sa retraite dans la grotte, il
avait abandonné les chants et le violon et y:
avait substitué le silence et la mortification.
Pierre travaillait toujours pour les gens de
Plaimbois dans la culture des champs ; mais il
ne voulait recevoir aucun salaire en argent. Il
n'acceptait que du pain, du lait, des pommes
de terre et quelques légumes. Plus tard il ne3
voulut vivre que d'aumônes, et se confina plus'
étroitement dans sa retraite, où la prière de-
vint sa principale occupation. Dans ses mo-
~ 335 —
ments de repos, il confectionnait de l'ama-
dou avec l'agaric de chêne, et façonnait
des Christ et de petites Vierges avec du bois
de tilleul, qu'il distribuait gratuitement aux
gens de Plaimbois, en allant aux offices aux-
quels il assistait régulièrement et où il servait
d'exemple par sa piété. On trouve encore au-
jourd'hui de ces petites madones dans plu-
sieurs maisons de Plaimbois, où elles sont
conservées comme de précieuses reliques.
Pierre n'avait pas de costume religieux et ne
laissait point croître sa barbe ; pourtant, son
costume était toujours le même, il consistait en
un habit bleu et un espèce de manteau par-
dessus. Jamais on ne l'a vu déshabillé, pas
même dans les plus fortes chaleurs, ce qui a
fait présumer qu'il portait un silice au lieu de
linge. Ce solitaire fut bientôt en grande véné-
ration dans le pays ; sa vie régulière et ses
austérités inspiraient à tous le plus grand res-
pect et sa réputation de sainteté s'étendit au
loin en peu de temps, il était simple dans ses
manières , mais paraissait avoir connu une-
situation meilleure.
Quelques paroles échappées de sa bouche
ont pu faire penser même qu'il avait vécu
dans le monde au milieu des classes aisées.
Mais il était extrêmement réservé dans ses
discours et ne parlait jamais ni de son pays
— 33^ —
ni de sa famille. Il recevait des aumônes en
comestibles grossiers, mais refusait constam-
ment les dons en argent. Un jour, une dame
charitable de Besançon, accompagnée de
M. Lambert, curé de Plaimbois, étant venue
le visiter, fut touchée de sa misère et de ses
privations. Elle lui offrit une somme de neuf
francs pour subvenir à ses besoins. Il refusa
d'abord ; puis, sur les observations du pas-
teur, il s'humilia et consentit à accepter cette
somme ; mais après le départ de cette dame,
des scrupules s' étant élevés dans son âme, il
alla enfouir cet argent hors de sa grotte, dans
un lieu qu'il désigna quelques jours avant sa
mort, en parlant de la fidélité à accomplir les
vœux qu'il avait faits. Après son décès, on re-
trouva la somme au lieu indiqué.
Ce pieux anachorète vivait de la- manière la
plus dure, s'im posant des privations excessi-
ves. Il jeûnait tous les jours et faisait un uni-
que repas, vers le soleil couchant, lequel con-
sistait dans un pain g*rossier qu'il laissait sé-
cher et moisir, pour qu'il ne fût pas trop
savoureux ; quelques légumes et un peu de
lait aigre complétaient sa nourriture. Il priait
ou chantait des psaumes pendant ses long*ues
nuits, afin de ne point céder au sommeil ; et,
quand il était nécessaire qu'il donnât un peu
dè repos à ses membres fatigués, il s'étendai
— 337 —
sur une couchette garnie de sciure de bois, et
reposait sa tète sur un sac de cendres.
Malgré l'austérité de ce régime, Pierre at-
teignit sa 80e année. Il conserva toujours une
sérénité qui annonçait la résignation d'un
sage. Il était souvent visité par les prêtres des
environs qui le vénéraient comme un saint.
L'un des premiers dimanches de janvier
1792, Pierre, si assidu aux offices de la pa-
roisse, ne parut pas. Le service divin en fut
troublé. Chacun demandait pourquoi l'ermite
n'était pas descendu. On courut à sa grotte, et
on le trouva en défaillance, annonçant que sa
dernière heure était venue. Le jour même, il
reçut l'Extrême-Onction des mains du curé de
Plaimbois, qui obtint de lui la permission de
le faire transporter dans une maison du vil-
lage, où il fut reçu avec empressement, en
présence de tous les habitants en pleurs.
En quittant sa grotte, il tourna ses yeux
demi-éteints vers elle, et s'écria douloureuse-
ment : «. Adieu, asile de paix, adieu grotte
chérie, je ne te reverrai plus ! » Après cet élan
du cœur, il se recueillit, puis parut vivement
ému de quelques souvenirs. Alors ses yeux se
mouillèrent de larmes ; mais il ne proféra au-
cune parole et sembla réprimer avec effort un
mouvement involontaire de sensibilité. A
peine arrivé dans la maison du sieur Sébastien
- 333 -
Lambert, il pria avec calme son hôte géné-
reux de l'avertir du moment où il serait prêt
de rendre le dernier soupir ; mais on ne le
put, car il s'éteignit paisiblement sans agonie.
Sa mort fut un deuil public. Plus de vingt-cinq
prêtres des environs assistèrent à son enterre-
ment. Il fut inhumé dans l'église même de
Plaimbois, au devant de la chapelle dédiée à
saint François-Xavier, après un touchant dis-
cours prononcé par le missionnaire Girardot.
La grotte fut ensuite visitée. On n'y trouva
aucun papier. Quelques brochures religieuses,
la vie de saint François-Xavier et celles des
Pères du Désert composaient sa bibliothèque.
Une cruche, une mauvaise couchette, un petit
fourneau en terre et quelques instruments
pour couper le bois ou cultiver la terre for-
maient l'ensemble de son mobilier avec le cru-
cifix qu'on y voyait encore en 1 847.
D'après les courtes conversations du soli-
taire, on a cru qu'il se nommait Pierre Gardien
et qu'il était originaire de Peyratte dans le
Poitou. D'autres supposèrent qu'il était le fils
d'un notaire de Provence ; mais on ne saurait
rien affirmer à cet égard. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que quelques restes d'habitudes du
monde semblaient annoncer qu'il était nç dans
l'aisance. La cause de la résolution extraordi-
naire qu'il avait prise, n'a jamais été connue.
— 339 ~
L'entrée de la grotte de l'Ermite a im66 de
hauteur, la voûte s'élève dans l'intérieur jus-
qu'à 2m6o ; sa profondeur est de 4m95.
A droite, en entrant, on voit un petit béni-
tier taillé dans le roc par le pieux solitaire.
Pendant que l'ermite l'occupait, elle était
fermée par trois portes. Un marteau était
attaché à la porte extérieure. Le solitaire
n'ouvrait aux visiteurs que quand les coups
répétés du marteau l'avertissaient qu'on dési-
rait l'entretenir.
A quarante pas de cette grotte, on en re-
marque une autre, dite la Roche aux Prêtres,
qui servit d'asile à plusieurs prêtres pendant
la Révolution. Elle n'est accessible que par un
sentier difficile. Sa profondeur est de 6 mètres.
Une troisième caverne existe sur les mêmes
revers de la montagne. On l'appelle la Roche
à Veau, parce qu'il existe au milieu de cette
grotte un petit bassin d'eau limpide, où l'er-
mite venait chaque jour remplir sa cruche. Il y
arrivait en descendant une vingtaine de pas et
en traversant entre deux rochers un passage
fort dangereux. Cette dernière excavation
n'est qu'un couloir de 30™ de longueur sur
im65 de largeur, dont la voûte est très basse.
; (Annuaire du Doubs, 1847. Commune de Plaîmbois).
— 340 —
7i
Notre-Dame des Neiges a Cubrial
(Canton de Rougemont)
"<^ff L y a longtemps que Jean Thiébaud, de
y-yMj Cubrial, n'est plus de ce monde. On
^jrco raconte qu'un jour d'hiver, il avait dû se
^ rendre à Baume, à pied, pour une affaire
urgente. En partant de chez lui, le matin, il
avait dit à sa femme et à ses enfants qu'il
rentrerait de bonne heure. Cependant, il se
faisait tard, la nuit était venue, le vent soufflait
au dehors, il neigeait, et Jean Thiébaud n'était
pas de retour...
Remplie d'inquiétude, la femme fait mettre
à genoux les enfants et tous prient avec ar-
deur...
Il était minuit; la neige tombait toujours et
Jean Thiébaud n'était pas revenu...
Vaincus par le sommeil, les enfants s'étaient
endormis, après avoir prié et pleuré longtemps
avec leur mère. La pauvre femme, qui veillait
seule dans l'anxiété la plus cruelle, ouvre
doucement son armoire, y prend un cierge
bénit, Tallume ainsi que la tronche de Noël,
qui d'une année à l'autre ne quitte pas l'angle
— 34i —
du foyer, où on la rallume seulement quand on
craint quelque fléau ou quelque grand mal-
heur ; et, agenouillée devant une sainte image,
elle fait vœu d'ériger une chapelle à la sainte
Vierg-e, si Jean revient sain et sauf. Puis elle
redit son chapelet, peut-être pour la centième
fois.
Jean Thiébaud, qui n'avait pu terminer soii
affaire à Baume que bien tard, et qui s'était
peut-être oublié au cabaret ou au jeu de quilles,
n'arriva pas au col de la Boussenotte avant la
nuit. La neige tombait à g*ros flocons et le sol
en était couvert d'un pied en pleine chute.
Arrivé aux Mondrevaux, sorte de désert qui
s'étend d'Autechaux à Mésandans. Jean Thié-
baud ne tarda pas à s'égarer. Il s'aperçoit
qu'il a quitté la route et il marche à travers
champs, au milieu d'un épais tourbillon de
vent et de neige, sans savoir où il va. Il erre
ainsi pendant de longues heures, ayant par»
fois de la neige jusqu'à la ceinture. Enfin les
forces viennent à lui manquer. Il pense tris-
tement à sa femme et à ses enfants qu'il ne
verra plus et recommande son âme à Dieu, c<t
la Vierge et à tous les saints du paradis. t
Il allait se coucher pour mourir au pied d'un
arbre solitaire, lorsqu'il croit apercevoir à
travers le tourbillon qui l'enveloppait toujours,
une femme portant dans ses bras un petit en-
22
— 342 —
fant et lui faisant signe de se diriger de son
côté. Il recueille alors un dernier reste de cou-
rage et ne tarde pas à arriver au-dessus de
Mésandans où il retrouve sa route. Les forces
lui sont revenues avec cette pensée qu'il ne
périra pas et qu'il marche sous la protection
de la reine du ciel. Il rentre enfin chez lui, où
les siens, qui n'espéraient plus le revoir, le
reçoivent avec effusion. Sa femme lui fait
part du vœu qu'elle a formé. Lui-même ra-
conte son aventure auxMondrevaux et l'appa-
rition de la Vierge qu'il a eue dans sa dé-
tresse.
Cette famille pieuse et reconnaissante, qui
compte encore à présent un grand nombre de
représentants dans le pays, fit construire à
l'entrée du village de Cubrial un oratoire où
fut placée une blanche statue, haute d'un
mètre environ, représentant la Vierge assise
et portant dans ses bras l'enfant Jésus.
Cet oratoire rustique subsista jusqu'à la cons-
truction de l'église de Cubrial, en 1841, épo-
que à laquelle la madone, qui a été de tous
temps l'objet d'une vénération singulière dans
la contrée, fut placée dans une petite chapelle
latérale de l'église, au bas de la nef gauche,
où on la voit encore et où la piété des fidèles
se plaît souvent à l'orner de cierges et de
fleurs.
— 343 —
Chaque année, le lendemain du tirage au
sort, les conscrits apportent aux pieds de N.-D.
des Neiges les fleurs et les rubans qui ornaient
leurs têtes la veille.
On ne se souvient plus que vaguement de
l'histoire de Jean Thiébaud ; mais on appelle
encore aujourd'hui cette madone : La Notre-
Dame des Neiges.
72
La Vouivre de Cubry
(Canton de Rougemont)
uelques personnes de Cubry racontent
encore qu'autrefois il existait une Voui-
vre aux environs de ce village. On
^ disait qu'elle hantait surtout les forêts
du mont Bleuchin. Cette Vouivre, dont la
cruauté était devenue proverbiale, faisait la
terreur du voisinage. Dans la crainte de sa
rencontre, on n'osait traverser de nuit la forêt
de Bleuchin et ceux qui y passaient de jour
n'étaient pas toujours exempts de souci et
d'appréhension. Cependant un seigneur du
pays, qui était un de Moustier, fit vœu de
purger la contrée de ce monstre. Il invoqua
saint George, son patron, et lui promit, en cas
__ 344 —
de succès, d'ériger un château sur la montagne
du Bleuchin, aussitôt que la Vouivre serait
exterminée. Après avoir longtemps épié les
allures de la bête, le sire de Moustier parvint
enfin à engager avec elle une lutte terrible
dans laquelle on assure qu'il lui perça le cœur
du fer de sa lance en la foulant aux pieds de
son cheval. Après cela, le sire de Moustier, qui
était seigneur de Cubry, Nans, Bermont et
beaucoup d'autres lieux, fit bâtir un château
sur la montagne de Bleuchin. Ce château
reçut le nom de Bournel, mot dont la signifi-
cation primitive est aujourd'hui inconnue, mais
qui ne doit pas être étrangère à la présente
histoire, comme on le croit du moins.
Lorsque M. le Mis de Moustier construisait
naguère à Bournel son château neuf monu-
mental, il fit placer dans une niche, au-dessus
de la porte d'entrée, la statue équestre de
saint George qui terrasse un dragon représen-
tant l'islamisme. La présence de cette statue
au frontispice du château Bournel a bien sa
raison d'être. On sait en effet que saint George,
fameux martyr d'Orient, devint le patron de
la noblesse et que les gentilshommes de Fran-
che-Comté formèrent une association connue
sous le nom de Confrérie de saint George
pour le soutien du trône et de l'autel.
Plusieurs membres de la famille de Moustier
— 345 ~
firent partie de cette association et en devinrent
les gouverneurs. Mais le peuple qui ne sait pas
du tout cela et qui ignore aussi qu'un de
Moustier est mort comme saint George en
Palestine, croit bonnement que la statue qu'on
voit au château Bournel a été mise là pour
perpétuer le souvenir de la Vouivre de Cubry,
tuée jadis par un sire de Moustier. Ceci prouve
l'inconvénient des monuments allégoriques et
le danger que court un artiste dans l'emploi
des figures morales.
73
Le Mont du Ciel
(Canton de Rougemont)
u sud de Mésandans, il y a une mon-
tagne élevée qui se nomme le Mont
du Ciel.
La tradition rapporte qu'à certaines-
époques de l'année, on avait coutume autrefois
d'allumer sur cette hauteur de grands feux de
joie, autour desquels le peuple dansait en
chantant. Cet usage était, dit-on, un reste
d'anciennes coutumes gauloises.
Une autre tradition dit que c'est du haut de
cette montagne que les âmes des justes pren—
— 34^ —
nent leur essor vers le ciel, et que souvent il
s'y livre de terribles combats entre les anges
et les démons.
Voici un récit qu'on attribue à une ancienne
bergère du pays :
« Une fois que je gardais mon troupeau de
moutons sur le mont du ciel (c'était le jour de
la mort d'une personne que je ne veux pas
nommer), j'ai vu, à travers le brouillard, un
fantôme blanc que se disputèrent longtemps
deux autres fantômes dont l'un ressemblait à
un ange et dont l'autre était certainement le
diable. Vingt fois le diable arracha le fantôme
à l'ange, qui vingt fois lui reprit sa proie au
moment où il remportait. Tout à coup, je vis
venir du fond de la vallée une innombrable
quantité de diables qui entourèrent les com-
battants et qui auraient arraché sans peine au
bon ange l'âme qu'il avait tant de fois reprise
au démon ; mais une légion d'autres anges
arrivèrent du côté de l'orient avec une telle
rapidité que la troupe de démons fut refoulée
dans les forêts du Mont de Vaux, où tout
disparut. Mes moutons avaient eu peur, et ils
bêlaient tellement sans vouloir manger que
j'ai dû les ramener au village plus tôt que de
coutume. »
74
Le Père Eternel
(Canton de Rougemont)
UR le territoire de Gondenans-les-Mou-
lins, paroisse de Cuse, il existe, au sud-
c^rfi est du village, entre le ruisseau et la
A9 route qui côtoie le flanc du mont Pizolet,
un monticule couvert de broussailles au som-
met duquel s'élève une chapelle antique appe-!
lée le Père Eternel. Dans cette petite église
restaurée en 1618 (comme on le voit par cette
inscription gravée sur une pierre polie, à
droite du sanctuaire : Dominus JOA. Nico-
LIN PBR PRIOR PRIORATUS DE CALCE ET CO
NOMINE PARTIM HUJUS PAGI DNS TEMPORALIS
ET SOLUS HUJUS ORATORII COLATOR, QUOD
PROPIIS SUMPTIBUS A FUNDAMENTIS RESTATJ-
RARI CURAVIT, ANNO 1 61 8) », il y a sur l'au-
tel une statue rustique représentant le Père
Eternel, avec une longue barbe blanche.
La tradition locale rapporte qu'autrefois on
avait voulu transférer dans l'église paroissiale
de Cuse cette imag*e, objet de la vénération
populaire, et que, le lendemain de sa transla-
tion, elle avait disparu et était retournée
- 348 -
d'elle-même sur le monticule de Gondenans-
les-Moulins, où d'ancienneté, elle avait été
honorée d'un culte public.
Ce fut, dit-on, en mémoire de ce merveil-
leux événement, commun à plusieurs localités
de notre province (Vitreux, Cusance, Remo-
not, etc.) que Ton bâtit la chapelle qui existe
encore aujourd'ui à la place d'un oratoire très
ancien tombé en ruines. Les habitants de Gon-
denans n'ont pas cessé depuis d'honorer en ce
lieu le Père Eternel, et quoique la paroisse de
Cuse ait saint Pierre pour vocable, le village
de Gondenans-les-Moulins célèbre toujours sa
fête patronale le dimanche de la Trinité.
75
Le Pont de la Vogeotte
(Petite Dame-Verte)
(Canton de Rougemont)
N trouve en Franche-Comté une quan-
tité considérable de traditions ayant
trait au mythe de la Dame-Verte, à la-
quelle on fait jouer des rôles divers,
suivant le site où l'on place sa résidence.
La Dame-Verte est quelquefois la reine des
prairies et des bois, la déesse-fée des arbres
— 349 —
et des fleurs, à la taille svelte et gracieuse,
aux grands et doux yeux bleus, au doux sou-
rire. Quand elle passe, les fleurs s'inclinent
devant elle, Fherbe se parfume sous son pied
de rose et les ramures des arbres l'effleurent
avec un frémissement de bonheur.
Entre Cuse et Adrisans, il existe un petit
pont sur le ruisseau, où l'on dit que se tient
toujours cachée une petite dame verte appelée
la Vogeotte. Jalouse de toutes les mères qui
ont de beaux enfants, elle épie à toute heure
les petits êtres blonds et roses qui vont folâ-
trer seuls sur le pont et sur le bord du ruis-
seau.
- On assure que la Vogeotte est armée de
longs crochets, dit grappins, avec lesquels
elle peut saisir les enfants par les plis de
leurs blouses, pour les attirer dans l'eau et les
faire manger à ses poissons.
76
Les Chênes Bénits
(Canton de Rougemont)
e culte des arbres, ou Dendrolâtrie, pa-
raît avoir été universellement répandu
chez les peuples anciens . Dans la Gaule,
le culte des arbres, qui y était fort enra-
ciné, s'y maintint encore longtemps après la
conversion de cette contrée au christianisme.
Il fut proscrit par les conciles d'Arles et d'Au-
xerre et par quatre capitulaires de Charlema-
gne. Comme transaction entre les usages
païens et ceux du christianisme, saint Martin
de Tours aurait eu, dit-on, le premier, l'idée
de placer des madones et des crucifix dans le
tronc des vieux arbres, objets de la vénération
populaire, afin d'habituer insensiblement les
idolâtres à prier le vrai Dieu, là, où ils avaient
coutume de fléchir le genou pour adorer une
fausse divinité. C'est aussi peut-être dans le
même but que des temples et des autels païens
furent conservés pour devenir des autels et
des temples chrétiens. (Eglise de Naon, dol-
men de Norvaux, pierre qui vire de Cléron,
N.-D. du Chêne, près d'Ornans, etc., etc.)
- 35i ™
Un reste de Dendrolâtrie paraît avoir sub-
sisté à Cuse jusqu'à nos jours. Au couchant de
ce beau village, à gauche de la route qui
mène à Cubrial, il existait encore, avant 1830,
une forêt aujourd'hui extirpée, dans laquelle,
depuis bien des siècles, on respectait une dou-
zaine de chênes énormes que l'on appelait :
Les Chênes bénits. On y venait en proces-
sion et en pèlerinage. On les regardait comme
des divinités protectrices et on les priait avec
ferveur. Il est vrai que plusieurs de ces arbres
vénérés avaient été ornés de croix et de ma-
dones ; mais tous étaient également nommés
par le peuple les Chênes bénits.
Aux pieds de ces mêmes arbres, où le pas-
teur donnait à chaque Fête-Dieu la bénédic-
tion avec l'ostensoir, on voyait à la Saint-
Pierre s'élever une autre estrade d'où le mé-
nétrier faisait danser la jeunesse au son du
violon.
L'administration crut devoir les faire abat-
tre vers 1802. Les bonnes femmes de Cuse
considérèrent cette mesure comme une impiété,
et elles allaient disant tristement : On a coupé
nos Chênes bénits ; nous allons avoir de
mauvaises années. En effet, plusieurs récoltes
mauvaises se succédèrent dans le pays, ce qui
ne contribua pas peu à faire vivre dans la
mémoire du peuple le souvenir de ces arbres.
— 352 —
Une vieille femme disait encore, il n'y a
pas longtemps, avec une expression touchante
de sincérité : Depuis que nos Chênes bénits
ont été coupés, nous n'avons jamais fait
d'aussi abondantes moissons et d'aussi bonnes
vendanges qu'auparavant.
77
Une Gageure de Maçons
(Canton de Rougemont)
A maison de Montmartin, éteinte sur la
fin du XVIe siècle, était au rang de la
plus haute noblesse de notre province,
dès les temps les plus reculés.
Les sires de Montmartin avaient bâti leur
demeure fortifiée à la pointe même de la mon-
tagne qui porte aujourd'hui leur nom, ainsi
que le village auquel a vraisemblablement
donné naissance la fortune de ces hauts et
puissants seigneurs.
Sur remplacement de l'ancien château-
fort de Montmartin, dont il existe encore quel-
ques vestiges de murailles et un puits creusé
dans le roc, lequel venait prendre l'eau dans
le bas du vallon, où se réunissent les ruis-
seaux de la source du Vernois, de la fontaine
— 353 ~
de Vaubourg, de Trouvans, de Romain, de
Mésandans et d'Huanne, on a construit vers
1760 un château moderne entouré de jardins
spacieux. Ce château a été vendu plusieurs
fois depuis un siècle à divers particuliers. Il
est possédé et occupé aujourd'hui par la com-
munauté des Ursulines, dont une colonie est
venue prendre à Baume la direction de réta-
blissement nouvellement fondé dans cette
ville pour Finstruction et l'éducation des jeu-
nes filles. Il est aujourd'hui laïcisé.
Au pied de la montagne où les sires de
Montmartin avaient leur maison forte, il exis-
tait au moyen-âge un couvent de moines rou-
ges dont l'histoire n'a pas encore été retrou-
vée par nos savants annalistes. Ce couvent
élevé à l'abri du château de Montmartin, a été
probablement fondé par quelque seigneur de
cette puissante maison. Il devait être impor-
tant, puisque de ses ruines sans doute est sorti
le village dTIuanne. Une partie de la chapelle
du couvent, qui était sous le vocable de saint
Jean l'Evangéliste, subsiste encore : c'est le
clocher et la grande nef de l'église d'Huanne,
servant aujourd'hui d'église paroissiale aux
six communes d'Huanne, Montmartin, Pues-
sans, Trouvans, Mésandans et Gouhelans.
Le portail du clocher est d'une architecture
remarquable. Quelques personnes prétendent
~ 354 —
qu'il appartient pour partie au XIe siècle.
Notre pays ne possède que peu de vestiges de
l'architecture de cette époque.
Lorsqu'un étranger est conduit pour la pre-
mière fois à la messe par un paroissien
d'Huanne, celui-ci ne manque pas de lui faire
remarquer une grosse pierre saillante et ar-
rondie que Ton aperçoit à une hauteur d'en-
viron quinze mètres à l'extérieur de la tourelle
ronde qui flanque au nord le clocher de l'é-
glise.
Cette pierre a son histoire que la tradition
locale a conservée.
En même temps que Ton bâtissait le clocher
du prieuré d'Huanne, dit cette tradition, on
travaillait à la construction du clocher de
Rougemont. Celui-ci s'élevait déjà à plusieurs
mètres du sol, que les fondations du clocher
d'Huanne n'étaient pas encore terminées. Les
constr acteurs de ces deux édifices étaient jaloux
et présomptueux. Ils se vantaient réciproque-
ment de travailler vite, et ils convinrent
entre eux que ceux qui atteindraient les pre-
miers une certaine élévation placeraient à cette
hauteur une pierre en saillie, représentant un
objet ridicule pour faire honte aux autres.
Ceux de Rougemont croyaient g*agner la par-
tie. Persuadés du succès, ils avaient préparé à
l'avance une pierre sculptée en forme de figure
- 355 ~
humaine, tirant une langue monstrueuse ; mais
ils furent punis de leur fanfaronnade, car
ceux d'Huanne parvinrent les premiers à la
hauteur convenue et y placèrent, en regard de
Rougemont, cette pierre ronde qui affecte
encore grossièrement la forme des deux mus-
cles postérieurs du corps de l'homme. Le len-
demain, ceux de Rougemont placèrent en
regard d'Huanne leur figure avec sa langue
tirée démesurément. Quelle fut leur honte,
lorsqu'ils apprirent le plaisant tour qui leur
avait été joué la veille par les maçons d'Huan-
ne! On rit encore aujourd'hui de leur décon-
venue dans tout le val de Montmartin.
78
Le Château de la Roche
(Canton de Rougemont)
hez nous, comme en Allemagne, un
grand nombre de Traditions tiennent à
l'existence des grottes et des cavernes
qui y abondent de tous côtés. A l'est du
village de Nans, canton de Rougemont, il
existe une roche perpendiculairement arrêtée,
au flanc de laquelle, en 1847, M. le Marquis
de Moustier a fait restaurer une vieille forte-
- 35^ —
resse des plus particulières, consistant dans
une caverne que la nature a pratiquée au milieu
même du rocher. Pour y parvenir, il faut se
servir d'échelles d'une longueur démesurée, ou
s'y faire descendre par des cordes du haut de
la montagne. Une fois les échelles et les cordes
enlevées, il n'y a plus aucune communication
possible avec le reste du monde. Une forteresse
du même g*enre, connue sous le nom de Chiuse
(Kiousé), était signalée autrefois, comme une
curiosité, par les voyageurs, aux environs de
Bassano. On raconte qu'en 1475, lors de
l'invasion des Suisses-Allemands dans notre
pays (d'autres disent lors de celle des Suédois,
d'autres disent encore lors de celle des Sarra-
sins), les habitants de Nans se réfugièrent
dans cette caverne, avec une quantité considé-
rable de provisions. L'ennemi, qui trouva le
village déserté, y mit le feu et ne tarda pas à
connaître le lieu où les habitants s'étaient
retirés. Mais, jugeant leur retraite inexpu-
gnable, il ne songea qu'à les réduire par la
faim et la soif. « Vous avez emporté là-haut
votre bon vin, criaient les soldats du fond de
la vallée ; mais quand vous l'aurez bu entière-
ment, il faudra bien que vous vous rendiez. »
Pour toute réponse, les habitants de la grotte
lancèrent des sceaux d'eau sur la tête des
soldats. Ceux-ci comprirent alors que dans la
— 357 —
caverne il y avait une fontaine, et qu'à défaut
de vin, les réfugiés pourraient y vivre encore
indéfiniment. On dit qu'en désespoir de cause
les Suisses s'éloignèrent et ne reparurent plus
à Nans jusqu'à la fin de la guerre.
A Gondenans-les-Moulins, village voisin de
Nans, la même tradition existe au sujet des
Suédois et de la grotte qui se trouve au midi
de ce village, dans le flanc escarpé du mont
Pizolet.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en 1475 ces
deux villages furent rendus inhabitables à la
.suite de l'invasion des Suisses- Allemands.
79
Les Dames des Prés
(Canton de Rougemont)
ntre le bourg de Rougemont et le village
de Cuze, il existe au bord de la chaussée
une source appelée la Fontaine-Major.
Ce lieu est fréquenté la nuit par les
Dames des Prés. Plus d'une fois les passants
attardés ont aperçu, à travers le rideau des
saules et des peupliers de la prairie, les formes
mobiles de ces mystérieux fantômes. On dit
que les Dames des prés sont plusieurs jeunes
- 35» -
filles dont les fiancés seraient morts glorieu-
sement et auraient été ensevelis non loin de
là, il y a mille ans et plus. Elles reviendraient
de temps en temps en ce lieu pour y renouveler,
aux mânes de leurs fiancés, la promesse qu'elles
leur firent un jour, de leur rester fidèles dans
la mort comme dans la vie.
Le père Rabolin de Rougemont, qui faisait
ce récit, avait découvert, en ouvrant une car-
rière de pierres à chaux sur le coteau des
Cuzottes, à peu de distance de l'endroit signalé
comme étant le théâtre des apparitions, une
sépulture considérable. On croit qu'elle date
de l'époque où les Bourguignons s'établirent
dans notre pays. Les cadavres sont sur deux
rangs, les pieds tournés du côté de l'Est. Les
ossements sont tous d'une taille colossale. Ce
sont apparemment des guerriers qui furent
inhumés dans ce lieu à la suite de quelque
mêlée sanglante.
48
La Ruelle du Sabbat
(Canton de Rougemont)
E bourg de Rougemont, dans l'ancien
comté de Bourgogne, possède depuis le
XIVe siècle une rue qui porte le nom de
Rue des Juifs, à cause des établisse-
ments de commerce que des juifs marchands y
avaient faits à cette époque. A l'extrémité de
cette rue, le plan cadastral figure une ruelle
étroite, tortueuse et rapide, qui aboutit, à l'est
du cimetière, sur la hauteur de Rougemontot
et desGratteries. Cette ruelle est appelée d'an-
cienneté la Ruelle du Sabbat.
Voici de quelle façon on explique l'origine
de cette singulière dénomination.
Il y a cent ans, et plus, qu'une femme sur-
nommée la sorcière a été trouvée morte un
dimanche matin, dans cette ruelle, qui ne por-
tait alors aucun nom. Appelé à faire la levée
du cadavre, le prévôt de Montbozon s'enquit
des faits et gestes habituels de la défunte et
des dernières circonstances de sa vie.
Elle était étrangère au pays et veuve, soi-
_ 36o —
disant, depuis longtemps, d'un sieur Grégoire;
mais c'était le cas de dire comme la chanson :
« D'un certain époux,
« Bien qu'elle pleurât la mémoire,
« Personne de nous
« N'avait connu défunt Grégoire. »
Elle avait une figure qui faisait peur aux
enfants du quartier, surtout lorsqu'elle leur ra-
contait des histoires de sorciers et de revenants .
Comme elle parlait souvent du sabbat et
qu'elle dépeignait avec des détails minutieux
les prétendues scènes de ces comédies diabo-
liques, affirmant que le sabbat se tenait le sa-
medi de chaque semaine, à minuit, sur un
grand poirier qui existait alors au-dessus des
Gratteries, et que bien des gens de Rouge-
mont y allaient, des hommes à l'insu de leurs
femmes et des femmes à l'insu de leurs maris,
on l'avait surnommée la sorcière et on l'accu-
sait tout bas de hanter le sabbat. La veille au
soir, on avait entendu chez elle des bruits ex-
traordinaires : les voisins en avaient été ré-
veillés en sursauts dans leurs lits ; plusieurs
pierres de la cheminée gisaient dans les cen-
dres de l'âtre, et avaient dû y tomber pendant
la nuit. On voyait encore sur ces cendres l'em-
preinte du pied de la défunte près d'une mar-
mite renversée, et, tout à côté une empreinte
moins nette, que plusieurs témoins dirent être
— 361 —
celle d'une griffe ou d'un pied fourchu. Enfin,
une commère fit remarquer aux sergents, dans
l'angle de la cheminée, une remesse (un balai)
qui paraissait veuve de son manche depuis
peu de temps. On trouva aussi dans un petit
pot caché dans une niche, près de l'âtre, une
graisse rance, dont il semblait qu'un doigt
crochu avait nag-uère enlevé une partie nota-
ble.
Les interrogats du prévôt étant achevés, le
peuple crut sans peine que la sorcière avait été
emportée par le diable, et qu'elle s'était rompu
le cou en revenant du sabbat ou en y allant,
dans cette ruelle, voisine de sa demeure. On
ne jugea pas toutefois opportun de faire le
procès au cadavre de la sorcière qui fut, sub
conditioner enterrée au son de la cloche et
avec les pompes et les prières de l'Eglise ;
mais en souvenir de cette tragique histoire, la
ruelle sans nom, où le corps de la sorcière fut
trouvé gisant, s'est appelée depuis la Ruelle
du Sabbat,
8i
L'Eglise de Naon
(Canton de Rouge m ont)
L existe sur le territoire de Rougemont
une petite église (i) sous le vocable de
saint H il aire de Poitiers, qui se trouve
isolée comme un ermitage au milieu des
champs et qui a un porche du XVe et un clo-
cheton du IXe siècle à son entrée. Elle n'est
depuis très longtemps qu'une annexe de l'é-
glise de Rougemont et sert de paroisse à deux
petits villages voisins, Chazelot et Montfer-
ney. Une tradition locale rapporte qu'autre-
fois il existait un village important, d'autres
disent une ville appelée Nahon autour de
cette église. Cette expression de ville s'expli-
(i) Suivant d'anciennes chartes, dit Perreciot dans sa
description historique du Doyenné de Rougemont
(almanach de 1789, p. 195), on appelait cette église
V église de Naon; vraisemblablement du grec naos, qui
signifie temple. Peut-être, ajoutc-t-il, il y avait dans
cet endroit, au temple du pagamisme, un temple célè-
bre auquel on aurait par la suite, substitué une église
chrétienne.
Quoiqu'il en soit, les habitants de Chazelot et de
Montferney croient que leur église a mille ans d'exis-
tence.
— 363 —
que. On désignait par ce nom au moyen-âge le
villag'e ouvert qui existait en dehors de l'en-
ceinte murée d'un bourg, et Rougemont était
à cette époque un bourg fortifié. La tradition
ajoute qu'au temps d'une invasion dont on ne
peut préciser la date, mais bien antérieure à
celle des Suédois, les habitants de Nahon dé-
posèrent dans leur église tout ce qu'ils avaient
de plus précieux. Ils apportèrent ensuite des
matériaux de toute espèce sous lesquels ils en-
fouirent complètement l'église afin de la pré-
server du pillage et de l'incendie. La com-
mune de Nahon désertée par ses habitants fut
complètement brûlée et détruite par l'ennemi.
L'église seule avec tout ce qu'elle renfermait,
fut soustraite à la dévastation. Après la
guerre, les malhqureux habitants de Nahon
reconstruisirent non loin de là deux villages
qui sont ceux de Chazelot et de Montferney.
La charrue passe aujourd'hui librement là
où étaient jadis les maisons de la ville, et, à
peine retourne-t-elle quelquefois un débris de
tuile ou de pierre calcinée pour rappeler aux
contemporains quel fut autrefois le sort de
la malheureuse ville de Nahon.
82
L'Arbre des Sorciers
(Canton de Rougemont)
ÎJNTRE les villages de Viéthorey et de
Vergranne, il existe un arbre séculaire
qu'on appelle V Arbre des Sorciers.
Une tradition locale rapporte que jamais
cet arbre n'a pu être abattu par la cognée des
bûcherons. Jean Maniguet, fort d'esprit et in-
crédule, voulut un jour braver ce qu'il appe-
lait de la superstition. Il prit une hache toute
neuve qu'il venait d'acheter à la taillanderie
de Clerval, et alla vers l'arbre des sorciers
pour l'abattre. Au premier coup qu'il porta au
tronc de l'arbre, sa hache vola en éclats, le
manche lui échappa des mains et le pauvre
Maniguet revint au village tout honteux de
n'avoir pu entamer l'arbre ensorcelé. On dit
que depuis ce temps-là plusieurs autres bûche-
rons ayant en vain essayé de faire comme
Jean Maniguet, on renonça définitivement à
couper cet arbre qui paraît encore avoir mille
ans de vie sous son écorce.
83
La Fontaine de la Carrosse
(Canton de Rougemont)
L existe sur le territoire de Rougemont^
1 non loin d'une prairie appelée le Petit-
Etang, une fontaine profonde qui porte
le nom de Fontaine de la Carrosse.
Les anciens du pays racontent qu'un sire de
Montby avait un jour enlevé par force ou par
ruse une jeune fille vertueuse de Nahon, vil-
lage dont il ne reste rien que la petite église
sous le vocable de saint Hilaire entre Rouge-
mont et Montferney.
Le ravisseur avait jeté sa victime dans le
fond de son carrosse et il pressait ses cour-
siers à toutes brides, à travers champs. Tout
à coup, on ne sait par quel hasard ou quel prc*
dige l'équipage tout entier disparut sous terre.
Les cris de la jeune fille ayant averti quel-
ques paysans qui travaillaient dans le voisi-
nage, ceux-ci accoururent ; mais ils ne trou-
vèrent à l'endroit où l'équipage avait disparu
qu'un creux sans fond d'où l'eau semblait
jaillir.
Cette fontaine qui n'existait pas auparavant
a été appelée Fontaine de la Carrosse.
84
Le Baron de Montby
(Canton de Rouge m ont)
E sire de Montmartin avait séduit dans
sa jeunesse une pauvre fille de Trou-
vans. Celle-ci mit au monde un joli pe-
tit garçon qui, malgré le malheur de sa
naissance et la faute de sa mère, faisait l'ad-
miration de tous ceux qui le voyaient. Le sire
de Montmartin, pour réparer un peu le mal
dont il était l'auteur, fit venir un jour dans
son château la mère et l'enfant. Charmé des
grâces enfantines du petit qui avait alors près
de dix ans, le sire assura sur bons titres une
pension à la mère et recueillit l'enfant qui
fut élevé parmi les gens attachés au service
du seigneur. En ce temps-là les gentilshom-
mes se livraient beaucoup dans leurs diver-
tissements au noble jeu des armes. Chaque
jour, le petit Jehan, — c'était le nom de l'en-
fant — assistait à quelque exercice à l'épée.
Observateur attentif, il s'amusait à imiter tous
les mouvements que faisaient les nobles cham-
pions dans leurs luttes journalières, à la salle
d'armes du château. Armé d'une épée en bois
— 3^7 —
grossièrement fabriquée par lui, Jehan s'escri-
mait souvent contre un arbre ou contre une
muraille. Le sire de Montmartin, qui le sur-
prit plus d'une fois dans ces jeux, n'avait ja-
mais fait que sourire en voyant ce qu'il appe-
lait de petites singeries. Un jour de grande
fête, il y avait foule au château de Montmar-
tin. Tous les seigneurs des environs y avaient
été conviés dès la veille par le signal convenu
d'un grand feu allumé le soir sur la tour la
plus élevée du château. Après le repas, les
gentilshommes montèrent à la salle d'armes
pour joûter à l'épée. Jehan qui avait voulu se
donner le plaisir d'un spectacle de son goût,
alla se placer sur le palier, et, par la porte
entr'ouverte, rien de ce qui se passait dans la
salle d'armes n'échappait à son coup d'œil.
Après plusieurs passes brillantes entre les
jeunes seigneurs, un d'entre eux, qui parais-
sait plus fier et plus sûr de lui que tous les
autres, s'empare d'une épée et jette son gan-
telet en défiant quiconque d'oser le relever.
Le défi est accepté. La lutte s'engage et bien-
tôt le présomptueux provocateur, qui avait
moins d'habileté que de jactance, fait un faux
mouvement et recule atteint au visage par
l'épée de son adversaire. Jehan pousse sur le
pallier un éclat de rire si bruyant que le sei-
gneur blessé demande avec hauteur quel est
- 368 -
l'insolent qui se permet ainsi de rire de sa
mésaventure. Le sire de Montmartin, qui était
présent, veut excuser l'inconvenance de Jehan.
« Approche, petit drôle ; pourquoi ris-tu ? —
Je ris parce que monseigneur, qui vient d'être
atteint, ne sait pas seulement tenir une épée
aussi bien que moi. » Piqué par cette réponse,
plus encore que par les éclats de rire de Jehan,
le chevalier accepte à l'instant le défi qui lui
est jeté, et il consent à se battre avec un valet
pour racheter son honneur. Jehan, qui n'avait
pas encore dix-huit ans, saisit pour la première
fois une épée d'acier et commence la lutte
avec le gentilhomme. Bientôt ce dernier est
réduit et se voit contraint à demander merci.
Le sire de Montmartin se sent ému. Les féli-
citations que ses hôtes donnent à Jehan dé-
terminent le sire à lui accorder sur le champ
le titre d'écuyer. A quelque temps de là, une
guerre eut lieu, à laquelle le sire de Mont-
martin dut prendre part. Jehan l'accompa-
gnait. Dans une mêlée sanglante, sous Châtil-
lon-le-Duc, la personne du roi se trouva tout
à coup menacée, et il fallait pour sauver le
roi, exécuter au péril de sa vie un vigoureux
coup de main. Le sire de Montmartin fait ap-
pel aux braves qui combattent à ses côtés.
Jehan le premier s'élance au secours du roi et
parvient à le sauver. En récompense de ce
— 369 —
beau dévouement le roi ennoblit Jehan et lui
donna, avec la terre de Montby, le titre d'il-
lustre baron (1).
85
Le Chêne du Diable
(Canton de Rougemont)
N pauvre jeune homme de Chassez-les-
Montbozon était domestique, il y a
environ soixante ans, à la ferme des
Rulets, de l'autre côté de la forêt de
Chassagne située au centre du quadrilatère
que forment les communes de Cubrial, Rouge-
mont, Bonnal et Pont-sur-1'Ognon.
Un jour que ce jeune homme revenait de la
(1) Voici ce que Dunod rapporte dans son nobiliaire :
« Jean, bâtard de Montmartin avait fait investir par sa
compagnie, à la bataille de Pavie, François Ier, qui ne
voulait pas se rendre à lui, parce qu'il ne le connais-
sait pas. L'empereur Charles-Quint lui donna une riche
épée, qui fut enlevée à la prise du château de Montby,
en 1636.
« Jean, bâtard de Montmartin, écuyer, était fils na-
turel de Nicolas, baron de Montmartin. Il fut fait sei-
gneur de Montby par son mariage avec Marguerite,
fille héritière de Jean Guillet de Clerval-sur-le-Doubs,
conseiller au Parlement de Dole. »
— 3/0 —
foire de Rougemont, où, faute d'argent, il
n'avait pu, sans doute, satisfaire toutes ses
convoitises, il se livrait, en traversant la forêt
de Chassagne, à toutes sortes d'imprécations.
« Je voudrais être damné après ma mort,
disait-il, et avoir de l'argent pour jouir des
biens de ce monde. »
Voilà que, tout à coup, au pied d'un grand
chêne où tous les chemins de la forêt viennent
aboutir, un monsieur vêtu de noir lui apparut
et lui dit :
« C'est de l'argent que tu veux, mon ami,
pour faire le garçon ; eh bien ! je vais t'en
donner. Prends cette bourse remplie d'or. Je
te permets d'en user au gré de tes désirs. Je
mets toutefois une condition à mon bienfait.
J'exige que tu me promettes de revenir ici,
sous ce chêne, dans un an à pareil jour, pour
recevoir de moi une autre récompense. » Le
garçon promet et accepte la bourse. Mais il
n'est pas plutôt en possession de cette maudite
bourse qu'il perd le sommeil et F appétit. Il ne
désire plus rien. L'envie ne lui vint même pas
de faire le moindre usage de sa fortune. Il
maigrit à vue d'œil et on désespère de sa
santé.
Il révèle enfin à ses maîtres ce qui lui est
arrivé sous le grand chêne de la forêt de
Chassagne, en revenant de la foire de Rouge-
— 37i —
mont. On en cause ; le bruit de cette aventure
se répand et émeut tout le voisinage. On con-
sulte sur la maladie du jeune homme les
médecins, les empiriques et même les vétéri-
naires des environs. Ils déclarent tous que sur
ce cas extraordinaire leur science est à court.
Les curés de Pont, de Bonnal et de Chassey,
consultés à leur tour par les maîtres et les
parents du pauvre malade, délibérèrent en
conférence et déclarèrent que ce ne pouvait
être que le diable en personne qui lui est
apparu sous le chêne de la forêt de Chassagne,
On commence par jeter dans un gouffre de
la rivière, en amont de Bonnal, la bourse
maudite que Ton se garde bien d'ouvrir : elle
était d'un cuir ardent qui répandait une odeur
insupportable; et, tant pour guérir le garçon
que pour délivrer la contrée de la présence du
diable, on prend la résolution d'aller, au jour
marqué par le pacte infernal, en procession
solennelle, dans la forêt de Chassagne, pour
y exorciser le jeune homme et l'arbre maudit.
Le garçon consent à être conduit par les
prêtres au pied de l'arbre.
Une foule nombreuse assistait à cette
étrange cérémonie et plusieurs vieillards du
pays se souviennent bien d'y avoir été; — car
ceci est bel et bien de l'histoire contemporaine
et non un conte fait à plaisir. — L^s prêtres
— 3/2 -
étaient revêtus de leurs surplis et de leurs
é tôles. En arrivant auprès de l'arbre, le jeune
homme s'écrie : « Le voilà ! Le voilà ! Déli-
vrez-moi du mal qui me tourmente ! » Et il se
débat dans d'affreuses convulsions. Aucun des
assistants ne vit le diable ; mais les prêtres
prononcèrent des paroles sacrées, en jetant
force eau bénite sur le garçon et sur le tronc
de l'arbre. A l'instant, le jeune homme, qui
n'avait pas dormi depuis un an, se trouva
plongé dans un profond sommeil. On fut
obligé de le ramener sur une voiture, et il ne
survécut que peu de temps à cette épreuve.
On montre encore dans la forêt de Chassa-
gne, sur le bord du chemin qui conduit du
pont de l'étang de la Vaivre à la ferme des
Rulets, un gros vieux chêne qui fait peur aux
passants et qui, en souvenir de la circonstance
que l'on vient de rappeler, est encore désigné
par les bûcherons sous ce nom terrible : le
Chêne du Diable.
86
La Cloche d'Argent
(Canton de Rougemont)
UTREFOIS, du temps des seigneurs, on
dit qu'il y avait une cloche ,d[argent
au clocher de l'église seigneuriale dê
Rougemont, et que, pendant une
guerre qui ravagea le pays, cette cloche d'arr
g*ent, avec quantité d'objets précieux, fut jetée
dans un puits large et profond, qui existait
dans la cour du castel. Ce puits est comblé
depuis des siècles, et Ton croyait encore, il ny
a pas longtemps, à Roug-emont, quen vidanft
ce puits taillé dans le roc, on retrouverait la
cloche d'argent.
Une tradition semblable existe à Sermange
(Jura), canton de Gendrëy, et se retrouve dan£
un grand nombre de lieux anciens. ; :/\
24
- 374 —
87
Le Bois du Juif
(Canton de Rouge mont)
N seigneur de Rouge m ont, dont le nom
n'est pas connu, ayant besoin d'une
certaine somme d'argent, un Juif de
Vesoul, établi à Rougement, la lui prête,
en exigeant pour garantie la vente à réméré
d'un immeuble important en nature de forêt.
Malgré le pacte de rachat qui avait été stipulé,
le seigneur eut mille peines de rentrer plus
tard dans la propriété de sa forêt, parce qu'il
avait laissé passer de quelques jours le terme
fixé pour V exercice de la faculté de rachat. Il
fallut accepter les rigoureuses conditions pro-
posées par le Juif pour rentrer dans le fond,
qui depuis ce temps-là s'est appelé le Bois du
Juif
88
Le Moulin de Saint Martin
(Canton de Rougemont)
/^pjj^ANS la seconde moitié du IVe siècle, saint.
Martin, évêque de Tours, se fit en quel-
GoT^ que sorte l'apôtre de toutes les Gaules.
^ Partout où il passait, il savait remplacer
par des monuments chrétiens les édifices
affectés aux idoles du paganisme. Dans le tronc
d'un vieux chêne au pied duquel les Druides
avaient exercé les pratiques de leur culte
sanguinaire, saint Martin plaçait une madone
ou un crucifix, et le peuple de la contrée,
converti pas ses prédictions, venait adorer le
vrai Dieu dans l'endroit même où jadis l'ido-
lâtrie l'avait convoqué à de monstrueux sacri-
fices. Ailleurs, un temple païen était transformé
en église catholique sous le vocable d'un grand
saint ou d'un illustre martyr.
On ne peut douter que saint Martin soit
venu dans la Séquanie ; car il y a laissé en
maint endroit des souvenirs vivants de son
passage dans les traditions populaires qui sont
parvenues jusqu'à nous.
N'exigeons pas pour ces vieux récits la
— 376 —
scrupuleuse exactitude de l'histoire. Conten-
tons-nous de les raconter tels que nos pères
nous les ont transmis.
Saint Martin monté sur son cheval, d'autres
disent son âne, vint un soir frapper à la porte
d'un petit moulin. On l'y reçut cordialement.
Ce moulin, situé sur le ruisseau de Rouge-
mont, en aval du bourg, existe encore aujour-
d'hui et s'appelle le Moulin Saint-Martin.
Non loin de là, il y avait un temple païen
très fameux, appelé Naon, vraisemblablement
du grecque NAOS, qui signifie temple. Saint
Martin comprit que le hasard seul ne l'avait
pas conduit en ce lieu et qu'il y avait quelque
chose d'important à y faire. Comme il avait le
.don des miracles, il en fit plusieurs et conver-
tit bientôt ses hôtes et tous les autres habitants
du pays. Le temple païen de Naon fut par lui
purifié et converti en une église, sous le titre
de Saint-Hilaire de Poitiers, qui venait de
mourir en odeur de sainteté. L'église de Saint-
Hilaire ou de Naon, fondée par saint Martin
au IVe siècle sur le territoire de Rougemont,
subsiste encore présentement. Elle a, dit-on,
dans le pays, plus de mille ans d'existence.
Sur une pierre de l'autel, on retrouva naguère
cette inscription : M artinus . Turoneusis .
ÉPISCOPUS . ME . CONSECRAVIT.
89
Les Marquis de Lasnans
(Canton de Rougemont)
u XIIe siècle , Hugues cTAvilley fit
bâtir un château-fort dans le village
de ce nom, où il possédait de grandes
terres. Lorsque la terre d'Avilley
passa plus tard en la possession du comte
d'Iselin (i) de Lanans, ce château était en rui-
nes. Le nouveau seigneur fit reconstruire sur
le même emplacement une élég*ante et magni-
fique demeure qui fut dévastée par les habi-
tants d'Avilley après la révolution de 1789.
L'édifice fut ensuite vendu comme bien na-
tional avec toutes ses dépendances. Lesacqué-
(1) Une veuve d'Iselin Bauffremont vivait encore à
Besançon à l'époque où Mgr de Rohan y fut nommé
archevêque. A son arrivée, toute la noblesse du pays:
vint rendre visite au noble cardinal. Mmc veuve d'Iselin
Bauffremont vint aussi à l'archevêché. On dit que cette-
dame alla s'asseoir sur le fauteuil du trône, à la place-
même du cardinal non visible encore. Le grand vicaire
qui introduisait M 1110 d'Iselin lui fit observer qu'elle ne
devait point s'asseoir sur ce siège où Mgr seul avait le
droit de trôner. — « Sachez, Monsieur, répondit effron-
tément la dame, sachez qu'à la cour les Bauffremont.
ont le pas sur les de Rohan.
- 378 -
reurs du château le démolirent de fond en com-
ble pour en vendre les matériaux. L'emplace-
ment de cet édifice monumental est aujour-
d'hui en nature de verger. Il reste encore
quelques bâtiments accessoires.
On raconte que lors de l'émigration, M. de
Lan ans avait chargé un particulier du pays,
dans lequel il avait confiance, de transporter
à l'étranger une voiture chargée de caisses
d'or et d'argent. Il est probable que M. de
Lanans récompensa généreusement son ser-
viteur. Mais, comme ce dernier devint promp-
tement riche et acheta dans la suite un grand
nombre de belles et bonnes propriétés, les
envieux prétendirent qu'avant de passer la
frontière, le conducteur avait eu soin de ca-
cher dans une caverne une caisse d'or qu'il dit
lui avoir été soustraite par des voleurs, et
que plus tard il sut bien retrouver. Aujour-
d'hui, par jalousie et par esprit de médisance
et de dénigrement, le peuple désigne les des-
cendants de cet homme par ce nom et à titre
ironique : Les Marquis de Lanans.
— 379 —
90
Le Feu de Servigney
(Canton de Rougemont)
N ce temps-là, un homme méchant, ap-
pelé B..., était maire de la petite com-
mune de Servigney. Il avait pris en
haine, on ne sait pourquoi, le vieux
curé de la paroisse, dont le presbytère n'était
séparé de sa maison que par l'église et le ci-
metière.
Un jour que des soldats ennemis occupaient
ce village, B..., en leur présence, eut une al-
tercation avec le curé. Il eut l'audace de lever
la main sur le prêtre et de le jeter à la renverse
dans l'égout de la rue.
Les soldats voulaient tuer le maire, tant
celui-ci les avait indignés par ce fait qu'ils
qualifiaient de « Crime abominable ». Mais
s'étant relevé tout sanglant et tout couvert de
boue, le bon curé les supplia, en pleurant, de
faire grâce à son ag*resseur. Les soldats fu-
rent touchés par cette prière, ou plutôt par ce
trait de charité sublime, et les jours du maire
furent épargnés.
Toutefois ce dernier dut passer en jugement.
- 38o
Le curé sollicita encore en sa faveur l'indul-
gence des juges et B... en fut quitte pour
une légère amende.
Peu de temps après, le pauvre vieux curé
mourut de chagrin. Il avait demandé, en fai-
sant un legs à la fabrique et un autre aux
pauvres de la paroisse, l'honneur d'être en-
terré dans la nef de son église. Le maire re-
fusa cette grâce au pasteur défunt, qui fut in-
humé tristement à la porte de l'église, non
loin de la maison de son irréconciliable en-
nemi. Celui-ci disait, tandis qu'on creusait la
fosse d u vieux cure ' w J'aurai au moins le
plaisir de cracher sur sa tombe tous les di-
manches, quand j'irai à la messe ! »
A quelque temps de là, un incendie dont la
cause est restée inconnue et inexplicable, dé-
vora la maison de B..., ainsi que le clocher et
une partie de l'église.
Les bonnes femmes du village allaient di-
sant que ce sinistre était un châtiment du ciel
et que ce n'était certainement pas une main
humaine qui avait pu allumer le fléau ven-
geur.
Une vieille voisine affirma même avoir vu
le soir, quelques instants avant le feu, le spec-
tre du vieux curé sortir de sa tombe et errer
sur le cimetière, allant de la porte de l'église
au seuil de la maison du maire et élevant les
- 38i -
bras au ciel, comme on le fait d'ordinaire quand
on implore sa miséricorde.
9I
Le Vin de Champôté et la Vigne de
Charles-Quint
(Canton de Rougemont)
^L y a, à Rougemont, un coteau de vigne
qui a conquis depuis longtemps une
bonne réputation. C'est la côte de Cham-
pôté, sur le flanc oriental de Mont-au-
Civey, où Ton désigne encore sous le nom
de Vigne de Charles-Quint , un quadri-
latère régulier, d'excellent cépage, apparte-
nant aujourd'hui à divers particuliers.
En 1555, Guillaume de Nasseau, héritier de
la puissante maison de Châlon, était seigneur
de Rougemont et de beaucoup d'autres lieux.
Il eut un jour à recevoir dans son château
l'empereur Charles-Quint, dont il était le vas-
sal. Afin de traiter dignement son suzerain, le
sire de Rougemont avait fait venir de tous les
bouts du monde les mets les plus rares et les
vins les plus exquis. Charles-Quint donna la
préférence sur tous ces vins à celui de Cham-
pôté et manifesta le désir d'acheter pour lui-
même la vigne qui le produisait. Or, cette
- 382 -
vigne, qui est peu éloignée de l'endroit où s'é-
levait le château de Rougemont, appartenait
au seigneur Guillaume qui s'empressa de l'of-
frir à Charles-Quint. Jamais Charles-Quint n'en
tira le produit, car peu de temps après il fit
remise de la Franche-Comté à Philippe II, roi
d'Espagne, et il oublia sans doute la vigne qui
lui appartenait à Champôté, car personne ne
l'a jamais réclamée en son nom. C'est toute-
fois depuis cette époque que cette portion du
vignoble de Champôté s'appelle la Vigne de
Charles-Quint . Quand j'habitais le beau et
bon pays de Rougement, le vin de Champôté
s'y célébrait sur tous les tons. Les légiti-
mistes, les républicains, les bonapartistes
égayaient à l'envi leurs festins par des re-
frains où ce vin jouait le principal rôle.
C'est ainsi que les légitimistes, et il y en
avait dans la localité, chantaient sur l'air du
Roi Dagobert :
Ah ! si dans l'avenir
Le drapeau blanc peut revenir,
Nous serons trop heureux ;
Nous et nos arrières-neveux.
Quand le roi viendra,
Alors on fera
Couler tour à tour,
La nuit et le jour,
Pour boire à sa santé
Le joli vin de Champôté.
- 383 -
De leur côté, les républicains, et ils étaient
nombreux, s'écriaient sur le même air :
Que si le jeu du sort
Vient à nous imposer Chambord,
Malgré nos droits conquis
Sur les curés et les marquis,
Maudissant le roi
Qui nous fait la loi,
Dans nos gais repas
Nous ne ferons pas,
Pour boire à sa santé,-
Couler le vin de Champôté.
Et les bonapartistes, qui osaient encore
lever la tête, leur répondaient, sans changer
de ton ni d'air :
Ah ! si l'heureux destin
Ramène en France un beau matin,
Sur son char triomphal,
Un vaillant prince impérial,
Nous le recevrons
Au son des clairons,
Et nous n'aurons pas,
Dans nos grands repas,
Pour boire à sa santé,
Assez de vin de Champôté.
- 384 -
Et tous les partis chantaient quelquefois à
l'unisson :
Après tant de malheurs,
Nous re verrons des jours meilleurs
Le jour où sur le Rhin,
Nous reprendrons notre terrain.
Aux braves soldats,
Marchant aux combats,
Nous verserons tous,
Sans compter les coups,
Pour boire à leur santé
Le meilleur vin de Champôté.
Metz, Colmar et Strasbourg-
Comptent bien sur notre retour.
Une immense clameur
Saluera le Français vainqueur.
Les Prussiens battus
Rendront nos écus.
Ce temps n'est pas loin,
Gardons avec soin,
Pour le boire en gaîté,
Tout notre vin de Champôté.
- 385 -
92
La Statue miraculeuse de Sainte-
Agathe
(Canton de Rougemont)
E 6 février 1877, j'ai dû me transporter
pour une apposition de scellés dans la
maison d'un sieur Parachef, de Rouge-
mont, située au sommet de la colline de
Rougemontôt et faisant face à l'angle nord-
ouest du cimetière.
■ Les personnes de la famille qui nous accom-
pagnaient dans notre opération, ne tardèrent
pas à remarquer que je considérais avec at-
tention une petite statue posée sur une con^-
sole, contre la muraille de la salle à manger.
— Vous regardez notre sainte Agathe, me
dit le père de famille ?
— Oui, répondis-je, elle est en bois. — Elle
•n'est pas très jolie, mais elle doit être fort an-
cienne. Par la place même qu'elle occupe dans
votre demeure, je suis convaincu que vous ho-
norez beaucoup cette sainte.
— Ah ! c'est que, monsieur le Juge, me ré-
pondit un des enfants, notre statue de sainte
Agathe fait des miracles. Elle en a fait beau-
- 386 -
coup que nous pourrions vous raconter. Nous
vous dirons seulement qu'un jour, un- vitrier
vint ici pour remettre une glace à cette croi-
sée. Il eut l'air de se moquer de notre sainte
Agathe. Mais à l'instant où il coupait le der-
nier côté de la vitre avec son diamant, il tomba
sans connaissance sur le plancher. Pendant
plus de deux heures on crut qu'il allait mou-
rir. Mais en demandant pardon à sainte
Agathe qu'il avait offensée, le vitrier recouvra
soudain la force et la santé. En sortant de la
maison, il ne se cachait pas pour dire à tout
le monde que sainte Agathe l'avait puni et
qu'elle l'avait sauvé.
Beaucoup plus ancienne que la maison Pa-
ranchet qui a cent ans (elle est de 1777), la
statue de sainte Agathe provient peut-être de
l'église de la Très-sainte-Trinité qui existait
autrefois sur l'emplacement du cimetière et
qui est tombée en ruines à une époque incon-
nue. (Voir la vie de sainte Agathe.
On s'explique difficilement chez nous la po-
pularité de cette vierge de Païenne, qui mou-
rut en prison après avoir souffert d'horribles
tourments pour n'avoir pas voulu condescen-
dre à l'amour de Quintien, gouverneur de
Sicile, l'an 25 1 de J.-C.
93
La Quittance d'Outretombe
(Canton de Rougemont)
'Était dans le cours d'un hiver rigou-
reux. La misère était grande dans toute
la contrée et les Cordeliers de Rouge-
mont avaient épuisé leurs dernières
ressources pour nourrir les pauvres du quar-
tier. Il fallait encore absolument quelques
centaines d'écus pour subvenir aux besoins
pressants de la population et pour atteindre
la belle saison. Or, il y avait en ce temps-là, à
Rougemont, un homme riche appelé Mathieu
qui était très avare et qui, malgré ses senti-
ments de piété et de bonne foi chrétienne, ne
déliait jamais qu'avec peine les cordons de sa
bourse pour faire la charité. Il ne pouvait
digérer cette créance si certaine de notre reli-
gion que Dieu rend au centuple l'aumône faite
aux nécessiteux. Cependant, sur la bonne foi
dû révérend père Claude qui l'en assurait, il
lui bailla trois cents écus pour ses pauvres, et
prit cédule de lui que J.-C le lui rendrait
selon le texte de FEvangile. Un article de son
testament prescrivait à ses héritiers d'enterrer
- 388 -
avec lui l'obligation du R. P. Claude. Quel-
ques années après, Mathieu ayant été trouvé
mort dans sa vigne de Champôté, il fut enterré
comme il l'avait enjoint. Peu de jours après,
un soupçon de mort violente étant arrivé
jusqu'à la prévôté, on exhuma le corps de
Mathieu, sur lequel on ne reconnut pas le plus
léger signe de meurtre ; mais voilà que tirant
des mains du mort la cédule que ses héritiers
y avaient mise, on en trouva la quittance au
bas. « Je confesse avoir reçu tout ce qui
nia été promis au contenu ci-dessus par
le R. P. Claude, et F en tiens quitte, en foi
dé quoi fai soussigné cet écrit de ma
main. »
(Récit du père Prévotet, qui disait l'avoir lu dans un
vieux grimoire.)
94
La Charrue des Anges
(Canton de Rougemont)
ftES maîtres de Tiennot Humbert étaient
riches ; ils faisaient rouler trois charrues
et ils n'avaient pas moins de quatre
domestiques. Le premier était ivrogne,
le second était débauché, le troisième était
- 389 -
paresseux ; quant au quatrième, Tiennot Hum-
bert, il était pieux, travaillait en silence et ne
parlait à ses camarades qu'en cas de nécessité.
Il ne manquait pas tous les matins d'aller
faire ses prières à l'église et d'assister à là
messe toutes les fois qu'il le pouvait. Les autres
ne tardèrent pas de l'accuser auprès de leur
maître. Ils se plaignirent que, sous prétexte de
dévotion, Tiennot arrivait toujours le dernier
au travail et que par sa faute la tâche de chaque
journée ne se faisait pas si bien, et cela au
grand dommage du maître qui l'en réprimanda
sévèrement. Tiennot Humbert répondit avec
humilité et modestie que jamais il ne consenti-
rait à se relâcher dans ses pratiques pieuses
envers Dieu, la Vierge et les Saints, mais
qu'il laisserait toujours à son maître le soin de
juger si le retard causé par sa dévotion lui
portait un préjudice, auquel cas il se soumet-
trait à le réparer; qu'au contraire, s'il n'en
était rien, il le suppliait de vouloir bien le
laisser continuer. La médisance de ses compa-
gnons continua à le persécuter et aigrit telle-
ment son maître contre lui qu'un matin de
charrue, devant aller labourer seul un grand
champ entre le bois de Rouge-Terre et le bois
4e Chassagne, il était parti tard pour ce tra-
vail. Le maître le suivit en colère et avec
l'intention de lui faire les plus durs reproches.
25
— 39° ™
Arrivé à la lisière du bois, d'où il pouvait
observer sans être vu les faits et gestes de
Tiennot Humbert, le maître aperçut dans son
champ deux anges qui, avec deux paires de
bœufs blancs, labouraient avec lui. Comme il
voulut s'approcher d'eux, ils disparurent. A
quoi il reconnut la vérité que Tiennot Hum-
bert, son serviteur, lui avait dite, qu'il n'y a
point de temps moins perdu ni mieux employé
que celui qu'on donne au service de Dieu.
Voilà donc toute la colère du maître apaisée.
Au lieu de faire des reproches à Tiennot, il le
supplia de lui dire quelles gens c'étaient qu'il
avait vu travailler avec lui, et qui, à son
abord avaient disparu.
Je ne sais de quelles gens vous voulez me
parler, répondit Tiennot, car au labourage que
je fais, je n'ai appelé personne à mon secours
que le bon Dieu que j'invoque souvent et qui
ne manque jamais de m'assister. Depuis ce
temps-là, le maître eut dans Tiennot une con-
fiance sans bornes et il lui donna en mariage
sa fille unique qui fut aussi comme Tiennot un
modèle de vertu.
(On raconte une histoire dans le goût de celle-ci
aux environs de Madrid. Il y est dit aussi que des anges
laboureurs aidaient saint Isidore dans ses travaux des
champs.
95
Arrestation du faux Baudoin II a
Rougemont
(Tradition historique)
Ce fourbe fameux qui se disait
Baudoin, comte de Flandres et
empereur de Constantinople
fut arrêté à Rougemont et ren-
voyé à Lille en Flandre, où il
fut pendu.
PlERRECIOT.
(Descrip. hist. du doyenné de
Rougemont).
AUDOIN II, dernier empereur de Cons-
tantinople, de la maison de Courtenai*
fut élu en 1228. Chassé deux fois de
Constantinople par de puissants enne-
mis, il fut obligé d'errer, souvent incognito,
dans diverses contrées d'Europe, pour y men-
dier des secours que les souverains ne lui ac-
cordaient guère qu'en retenant. Assiégé une
troisième fois dans sa capitale, par Michel
Paléolôgue, il voulut résister, mais Michel
Paléologue entra dans la place le 27 juillet
X261 par un souterrain et se rendit maître de
— 392 —
la garnison. Baudoin vit, de son palais, le feu
dans différents quartiers de la ville, tandis
qu'on passait au fil de l'épée les Français qui
osaient se défendre. Les historiens ne sont
pas d'accord sur ce qu'il advint de Baudoin II
dans cette fâcheuse extrémité. Les uns disent
qu'il mourut à Constantinople, dans une pri-
son où le fit jeter son vainqueur, d'autres rap-
portent que, s'étant déguisé, il entra dans une
barque qui le transporta dans l'île de Nigre-
pont, et que de là, il vint mourir en Italie.
Quoiqu'il en soit, ses partisans de France
le croyaient encore vivant, et errant en Eu-
rope, longtemps après l'époque probable de
son décès.
En ce temps-là, un simple ménétrier, nom-
mé Bertrand, qui avait longtemps couru le
monde, vint un jour, touché par un sincère
sentiment de pénitence, ensevelir sa vie dans
les forêts de Glançon, entre Valenciennes et
Tournay. Là, dans une hutte de branchages,
il vivait entouré de la vénération des simples.
La foule venait de loin le visiter et se recom-
mander à ses prières. Un jour, une grande
dame frappée par la distinction de sa physio-
nomie qui offrait peut-être quelque ressem-
blance avec celle de Baudoin, comte de Flan-
dres, empereur détrôné de Constantinople, se
persuade que ce solitaire n'est autre que Bau-
— 393 —
doin II lui-même. Elle communique sa per-
suation à quelques gens qui viennent curieux
sèment interroger le mystérieux personnage.
On ose lui demander s'il ne serait pas le sire
Baudoin. Il répond d'une manière négative.
Mais la foule augmente chaque jour à la porte
de son ermitage. — Vous êtes le comte de
Flandres et vous voulez nous le cacher, lui
dit-on bientôt. — Fatigué de répondre à de
telles questions, il finit par garder le silence ;
mais son silence est considéré comme une ré-
ponse affirmative. — Vous êtes certainement
Baudoin II, l'empereur de Constantinople ;
c'est en vain que vous voulez résister au désir
de vos partisans qui jurent de vous rendre vos
biens et votre couronne. Daignez seulement
vous lever et marcher à notre tête.
Ces discours le troublent. Il lutte quelque
temps ; et puis, il cède.
Le voilà debout. On le revêt des insignes de'
la dignité impériale ; un cortège brillant et
nombreux l'accompagne, et il vient, à travers
les acclamations populaires, solliciter le se-
cours du roi de France, Louis VIII, qui se
trouvait alors à Péronne, avec sa cour et un
grand nombre de vassaux ou alliés parmi les-
quels était le sire Eudes, seigneur de Rouge-
mont.
. A la vue de cet homme qui se dit Baudoin,
— 394 —
-comte de Flandres et empereur deConstantino-
ple, un doute se répand dans l'esprit du roi de
France. Il veut l'éclaircir avant d'accéder à
aucune des demandes de secours qu'on vient
lui adresser. Le faux Baudoin est reçu sans
cortège dans Péronne. On l'interroge et il ne
peut donner ni le nom de sa femme (Marthe
de Brienne), ni préciser l'époque de son ma-
riage avec elle.
Pour s'excuser, le faux Baudoin répond au
roi que les malheurs qui l'ont accablé ont jeté
sur sa mémoire un voile si épais, qu'il lui faut
souvent l'espace d'une nuit entière pour re-
trouver avec exactitude le fil des événements
les plus importants de son existence. Il prie
donc le roi d'ajourner au lendemain son inter-
rogatoire.
On le conduit alors dans un appartement
bien gardé, remettant au lendemain la décou-
verte d'une imposture déjà presque évidente.
Il lui était impossible de sortir de sa chambre,
soit par les portes, soit par les fenêtres, sans
tomber entre les mains des sentinelles apos-
tées..
Le lendemain, à l'heure fixée pour la nou-
velle audience du roi, on ouvre la porte de
l'appartement où le faux Baudoin avait passé
la nuit ; mais on ne l'y trouve point. Il avait
disparu, et, sans la supposition de quelque
— 395 —
moyen diabolique et surnaturel, nul ne put
expliquer cette disparition...
A quelque temps de là, dit Ophélie Urbain,
c'était la fête au bourg de Rougemont, situé
en plein pays de Bourgogne. L'époque de la
foire y attirait bon nombre d'étrangers venus
des endroits voisins et même des contrées
lointaines. On se pressait, ici, devant l'étalage
des marchands de toute espèce ; là, autour des
ménestrels et des jongleurs qui venaient à
l'envi faire montre de leurs talents. L'un d'en-
tre eux surtout, habile joueur de vielle, provo-
quait les applaudissements des auditeurs char-
més. Sataille élevée, je ne sais quoi d'extraor-
dinaire dans toute sa personne, appelait d'ail-
leurs sur lui l'attention dès le premier abord.
Le sire Eudes, seigneur de Rougemont, se
promenait au milieu de la foule, supputant
peut-être avec plaisir le profit que la foire lui
rapporterait cette année. Il aperçoit le musi-
cien. Il s'arrête pour Fécouter. Un vague sou-
venir flotte dans son esprit : cette haute
stature, cette barbe grise, ces traits réguliers,
*1 les a vus naguère à Péronne où il accompa-
gnait le roi. Ils appartiennent à ce fourbe qui
osait se dire Baudoin II, comte de Flandres et
dernier empereur de Constantinople , lequel
n'a échappé que par sortilège au châtiment
mérité par son imposture.
— 396 —
Le sire Eudes se fait amener le ménestrel,
l'interroge, l'arrête et l'envoie au roi Louis
VIII, qui le fait remettre aux mains de la
comtesse de Flandres.
On vit alors ce même homme, qui naguère
s'avançait drapé dans la pourpre impériale,
au milieu des cris enthousiastes de la multi-
tude, vêtu maintenant de sordides haillons, et,
par ordre de la comtesse de Flandres, traîné
de ville en ville, sur un âne, à travers les
huées d'une lâche populace, toujours prompte
à insulter ses idoles de la veille, dès qu'un coup
du sort les a renversées.
Enfin , il est conduit à Lille, sur la place. Un
gibet est dressé ; le nœud coulant est prêt. Là,
devant la foule avide d'assister au spectacle de
sa mort, le malheureux élève humblement la
voix : « Je suis, dit-il, un pauvre homme qui
ne doit être ni comte, ni roi, ni empereur, et
ce que je faisais, je le faisais par le conseil des
chevaliers, des dames et des bourgeois de ce
pays. »
Que ne Ta-t-on laissé tranquille sous sa
hutte de feuillage, dans les forêts de Glançon !
C'est pour avoir faibli un jour devant les ten-
tations des grandeurs humaines qu'il mourut
de la mort infâme des fourbes et des malfai-
teurs.
— 397 ~
96
Le vin changé en eau et l'eau changée
EN VIN
(Canton de Rougemont)
^^ondon, la patrie du grand inquisiteur
Pierre Symard (i), est un joli village
|^ qui s'étale au penchant d'un coteau,
d'où l'œil découvre un horizon im-
mense du côté de Montbozon et de la Haute-
Saône. C'est un pays auquel se rattache un
grand nombre de facéties populaires. On dit
proverbialement : « Les fous de Mondon »
comme on dit : « les ânes de Champlitte. »
(Haute-Saône). On ferait un volume des sot-
tises et des naïvetés que l'on prête gratuitement
(i) Pierre Symard, le plus fougueux de nos inquisi-
teurs, né à Mondon, canton de Rougemont, Doubs,
vers 1620, mort prieur des Dominicains de Poligny
vers 1680, a publié le Trésor du Rosaire , un vol. in-12,
plusieurs fois réimprimé à Besançon et à Dôle, et un
autre ouvrage intitulé Avis favorables et salutaires
aux Prêtres et Pasteurs, Besançon, 1677, petit in-8. Il
aurait aussi laissé, suivant Lampinet, plusieurs ou-
vrages manuscrits : un Abrège des Conciles, des
Observations sur le Droit canonique et un Traite des
Sorciers.
- 398 ~™
à ces deux pays, où les gens, d'aujourd'hui du
moins, ne sont pas plus sots et pas plus naïfs
qu'ailleurs .
Parmi vingt récits du même genre, nous ne
donnons ici que le suivant :
Dans le bon vieux temps, les gens de
Mondon avaient la pieuse coutume d'offrir
chaque année un tonneau de vin à leur curé,
pour dire la messe. Comme ils sont tous vigne-
rons, chacun venait, pour ce faire, verser une
bouteille de vin nouveau dans le fût du pasteur
et ils le remplissaient ainsi sans s'appauvrir.
Une fois, le diable, qui est toujours en cam-
pagne, dit à l'oreille de l'un : « Que tu es
simple de perdre ainsi une bouteille de bon
vin ! Garde-la pour toi, et afin de ne pas te
rendre infidèle à un vieil usag*e, va-t-en verser
dans le tonneau du curé une bouteille d'eau
claire. Une bouteille d'eau dans un tonneau de
vin, cela n'y paraîtra pas. »
Celui-ci écouta le conseil du diable et le
suivit. Mais comme le diable, avant de quitter
Mondon, avait donné le même avis à tous les
vignerons de l'endroit, et que tous s'y étaient
conformés, convaincus chacun qu'une bouteille
d'eau dans un tonneau de vin n'y paraîtrait
pas, il arriva que quand le pasteur voulut
mettre en perce la futaille, il s'aperçut, avec
plus d'étonnement que de satisfaction, qu'elle
— 399 —
ne contenait absolument que de l'eau. Il
appelle aussitôt Benoîte, sa gouvernante, qui
n'avait pas la vertu de changer l'eau en vin,
mais qui aurait bien pu avoir celle de changer
le vin en eau. Benoîte proteste de son inno-
cence et supplie M. le curé de vouloir bien
consulter le bon Dieu à cet égard.
Alors le pieux pasteur dit à sa gouvernante :
« Je vous accuse, Benoîte, parce que je ne puis
d'abord accuser que vous ; mais je ne vous
condamne pas encore. Je vais faire neuvaine
à saint Vincent, qui, j'en suis sûr, me dévoi-
lera le coupable. »
Neuf jours après, la rumeur publique faisait
savoir à tous la faute commise parles parois-
siens et le châtiment du ciel qui venait de les
frapper : tout leur vin nouveau s'était troublé
pendant une nuit d'orage. Voilà ce que c'est
d'avoir trompé M. le curé.
Le dimanche suivant, à la messe, chacun
devinait bien quel devait être le sujet du prône
pastoral. Mais combien tous les coupables fu-
rent touchés de repentir et animés du ferme
propos, quand ils ouïrent la parole de leur bon
pasteur qui leur dit :
« Mes pauvres enfants, j'ai appris avec une
peine extrême le malheur qui vous est arrivé.
Je ne veux pas en rechercher les causes. La
voix de vos consciences sera plus éloquente
— 400 —
que la parole de ma bouche, et je ne viens
point, par des reproches amers, combler la
mesure de vos maux.
- « Je viens au contraire vous tendre la main
dans votre détresse et vous rendre le bien
pour le mal. Tous ceux qui ont eu leur vin
nouveau troublé, le verront redevenir clair
dans vingt-quatre heures, en introduisant par
la bonde de chaque tonneau une bouteille d'eau
bénite qui leur sera remise aujourd'hui même,
à la cure, en échange d'une bouteille de bon
vin vieux destiné au service de l'autel. »
Grâce à ce moyen, qui réussit à merveille et
qui lui fut suggéré sans doute par l'intercession
de saint Vincent, le curé de Mondon sauva
de la désuétude un excellent usage dont il
existe encore des vestiges dans quelques-uns
de nos vignobles, malgré les plaies du philo-
xéra et du mildiou. Le curé n'y perdit rien
cette année là ; car à la place d'un vin nouveau
médiocre, qu'il aurait eu sans la malice diabo-
lique de ses paroissiens, il se vit doté d'un
gros tonneau d'excellent vin vieux.
C'est aussi depuis ce temps-là, dit-on, que
pour éclaircir le vin troublé on emploie une
bouteille d'eau en guise de colle ou de blancs
çl'œufs.
On met sur le compte des habitants de
Champlitte une historiette quelque peu se m-
— 4<>i- — "
blable à celle-ci ; mais on ajoute que le curé
de Champlitte, qui n'avait pas, comme celui
de Mondon, fait neuvaine à Saint Vincent, ne
put pas, comme lui, récupérer avantageuse-
ment ce que le diable lui avait pris.
97
Notre-Dame d'Aigremont
(Canton de Roulans)
epuis vingt ans que je collectionne les
histoires populaires de notre province
avec une constance digne sans doute
d'un plus utile objet, j'ai pu me con-
vaincre qu'il n'est pas de chapelle, si petite
qu'elle soit en Franche-Comté, qui n'ait
sa légende plus ou moins merveilleuse, sa tra-
dition plus ou moins poétique. Il en est même
une, la chapelle de Notre-Dame d'Aigremont,
à Roulans, sur la fondation de laquelle je n'ai
pas recueilli moins de cinq versions différen-
tes. Je vais les grouper ici, afin que le lecteur
curieux de ces sortes de choses, puisse jeter
sur elles un coup d'œil d'ensemble.
— 402 —
I
Au temps des Croisades, un chevalier de
la maison de Vienne, branche des comtes
de Bourgogne, dont le château-fort était à
Roulans, se trouvant dans un danger extrême
sur le champ de bataille, en Palestine, fit
vœu, s'il revenait sain et sauf en Bourgogne,
aujourd'hui Franche - Comté, de bâtir une
chapelle à la sainte Vierge dans son domai-
ne, au sommet du pic d' Aigremont, et de gra-
vir chaque année sur ses genoux la pente de
la montagne en costume de guerrier et en te-
nant d'une main la croix et de l'autre son
épée. Il échappa au péril, et de retour dans son
château, il se ressouvient de son vœu et l'ac-
complit. Il fit ériger la chapelle qui existe en-
core aujourd'hui au sommet d'Aigremont.
Chaque année, comme il l'avait juré, il faisait
la pénible ascension.
II
Un peu plus tard, alors que la chapelle
était tombée en ruines, un autre chevalier,
fidèle époux d'une femme un peu trop légère,
dut, pour céder aux vœux de sa compagne,
abandonner son château de Roulans et s'en
aller habiter Paris. Bientôt la jeune femme se
— 4°3 —
vit entourée d'un essaim de chevaliers galants
qui lui faisaient mille flatteries et qui tour-
naient en dérision les habitudes pieuses et
graves de son mari. Elle ne tarda pas, la
belle châtelaine, à se précipiter dans l'abîme
de l'infidélité. Un matin, on la trouva morte
empoisonnée. Un horrible soupçon s'élève.
Son mari est accusé. La femme avait des in-
trigues, dit-on ; le mari était jaloux : c'est lui
qui a versé le poison. Malgré son innocence, il
est jugé coupable et condamné à mourir. Il
n'attendait plus de grâce de la justice humaine;
le roi lui-même avait dit : « Puisqu'il a fait
mourir sa femme, il est juste qu'il périsse ! »
Le malheureux condamné invoque tout bas la
Vierge d'Aigremont. « Le ciel, dit-il, "qui sait
mon innocence, peut seul à présent me secou-
rir. O Vierge d'Aigremont, c'est vous que
j'implore à cette heure solennelle. Venez à
mon aide. Je fais le vœu de relever et d'em-
bellir votre antique chapelle, si vous daignez,
par un prodige, faire éclater mon innocence.»
Sur Fheure une suivante demande à faire une
révélation. Elle se livre aux mains de la jus-
tice ; elle dit que son silence a été acheté ; elle
dépose l'or qu'elle a reçu et fait connaître aux
magistrats le monstre qui a conçu, préparé et
consommé le crime. L'empoisonnement de lâr
châtelaine n'a été que 1 avengeance lâche et
— 404 ™
féroce d'un amant rebuté. Le jour se fait, tout
est révélé et le véritable coupable est forcé
d'avouer son crime. On rendit aussitôt la li-
berté au châtelain de Roulans qui, pour ac-
complir son vœu; restaura avec magnificence
la chapelle de Notre-Dame d'Aigremont.
III
Cent ans plus tard, une jeune femme de la
contrée de Roulans se vit abandonnée de son
mari. Elle se consola dans un autre amour et
épousa en secondes noces un mari plus jeune,
plus beau et plus tendre que le premier. Celui-
ci dut bientôt partir pour une guerre lointai-
ne. Apres un an d'absence, il cesse tout à coup
de donner de ses nouvelles. La jeune femme
tout éplorée monte un jour à la chapelle d'Ai-
gremont. Elle prie la madone avec ferveur
pour que son époux lui soit bientôt rendu,
puis elle rentre dans sa maison, le cœur plein
de foi et d'espérance. Le soir du même jour,
quelqu'un vint l'avertir qu'un homme était sur
le seuil de la porte et demandait à lavoir. Son
cœur bat, elle accourt, ô surprise ! c'est son
époux..., mais celui qui partit le premier !
— 405 —
IV
Enguérand, sire d/Aigremont et haut baron
de Champlive était fort licencieux. Raillé uri
jour dans une orgie, de ce qu'il n'avait pu sé-
duire une jeune fille de Laissey, sa colère fut
telle, qu'apercevant du haut de sa tour l'in-
nocente cause de cette raillerie, Loïsa, avec
son frère le pêcheur, sur une nacelle, il la tuâ
d'un coup d'arbalète.
Le frère recueillit dans ses bras la jeune
fille sanglante et inanimée et jura qu'il la
vengerait. Dix ans après, le sire d'Aigremont,
vieilli et pénitent, éleva une chapelle à là
sainte Vierge au faîte de la montagne. Un
sculpteur inconnu lui offrit ses services et
tailla dans le marbre une statue de la mère de
Dieu. Quand l'œuvre achevée fut exposée à
tous les regards, le sire d' Aigrement y vecon1
nut trait pour trait l'image de l'infortunée vie1
time de ses fureurs. Tandis qu'il restait immo-
bile et atterré, le sculpteur, qui n'était autre
x\ue le frère de Loïsa, se jeta sur lui, le tua et
disparut.
V
On raconte encore l'histoire que voici aà
26
- — 4o6 — -
sujet de la fondation de la chapelle d' Aigre-
mont :
Le sire de Roulans était marié depuis quel-
ques mois à peine à la dame An gèle, lorsqu'il
dut partir pour la guerre sainte. Angèle déso-
lée demeura seule au château. Elle reçut de
son mari deux ou trois fois d'assez bonnes
nouvelles, mais voilà qu'un jour, après un long
silence, l'écuyer revint seul et annonça que
dans une grande bataille livrée sous les murs
de Jérusalem, son maître disparut et que tou-
tes les recherches faites pour le retrouver par
ses gens avaient été vaines.
Le désespoir d'Angèle fut extrême, et l'on
craignit pour ses jours. Toutefois, le temps
ayant peu à peu calmé sa douleur, son cœur
se reprit à la vie et elle reparut dans le monde
avec tout l'éclat de sa beauté. De nombreux
prétendants briguèrent sa main. Longtemps
elle résista ; mais à la fin, elle consentit à
épouser le seigneur de Laissey, son voisin,
qui avait su lui inspirer une profonde sympa-
thie. Le mariage fut célébré pompeusement
dans la chapelle de château. Après le repas
somptueux qui suivit la cérémonie nuptiale et
au moment où les nouveaux époux allaient se
retirer dans leurs appartements, un grand
bruit se fit entendre à la porte du château.
C'était un inconnu fort mal en point, parais-
— 40; —
sant recru d'âge, de fatigue et de misère, qui'
voulait entrer dans le manoir malgré la résis-
tance des varlets. Angèle s'approchant d'une
fenêtre, vit cet étranger et envoya son page
vers lui pour s'enquérir du motif qui l'amenait.
Le vieillard, après avoir questionné l'envoyé
de la châtelaine, apprit de lui que la fête que-
Ton célébrait au château était celle du mariage
de la dame de Roulans et du sire de Laissey.
Cette nouvelle parut le plonger dans une stu-
peur profonde. Il demeura muet un instant,
puis il tira de son doigt un anneau qu'il remit
au page, en le priant de le porter à la châte-
laine. Cela fait, il s'éloigna rapidement. Le
page revint auprès de dame Angèle, quir
inquiète et troublée par une sorte de pressen-
timent, attendait son retour avec anxiété. A
la vue de cet anneau que lui remit le page,,
Angèle poussa un grand cri et tomba évanouie :
elle avait reconnu l'anneau du sire de Roulans,,
son premier époux; elle ne pouvait douter qu'il
ne fût encore vivant. Le trouble et la confusion
qui suivirent cette scène ne peuvent se décrire»
Les invités, comme s'ils eussent été eux-mêmes
coupables du crime de la châtelaine, se reti-
rèrent la terreur dans l'âme. Le sire de
Laissey, comme pour se laver d'une faute dont
il se repentait amèrement de s'être rendu com-
plice, partit pour la croisade et périt bientôt
— 408 —
sous le glaive de l'ennemi. Le sire de Roulans
disparut sans retour, et alla finir sa vie dans
un cloître éloigné. Quant à la pauvre Angèle,
elle ne songea plus qu'à obtenir son pardon de
Dieu. Elle fit bâtir sur la pointe du rocher qui
dominait son château la chapelle que l'on y
voit encore aujourd'hui; la tradition ajoute
que lorsque le monument fut achevé et que
l'autel de la madone fut, consacré selon les
rites de l'église, Angèle sortit du château,
s'agenouilla à la porte d'entrée, et, le corps
couvert d'un ciliée, monta sur ses genoux
jusqu'à la chapelle d'Aigremont, laissant aux
ronces les lambeaux de sa chair et teignant de
son sang les pierres du chemin. Quand elle
arriva au sommet de la montagne, épuisée de
fatigue et de douleur, elle tomba morte sur le
seuil de la chapelle.
Ces différents récits, qui se rattachent à l'histoire
des anciens témoignages du culte connu sous le nom
d'hyperdulie ou de dévotion à la Sainte Vierge, ont été
publiés avec plus d'étendue, soit en vers, soit en prose, .
£ différentes époques : (Voir Recueil de V Académie de
Besançon, nos du 24 août 1837 et du 29 janvier 1872. — "
Voir aussi Légendes et Traditions franc-comtoises/
brochure de 70 pages publiée à Besançon en 1873, par
divers auteurs.)
98
Une Grâce de Notre-Dame
(Canton de Roulans)
L y avait à Roulans un homme marié qui
avait le malheur de ne pas aimer sa
femme, et d'être épris de deux autres
créatures avec lesquelles il avait des
relations coupables et tellement suivies que le
public et que sa femme elle-même ne les
ignorait point. Celle-ci, honnête et bien sager
était contrainte de souffrir ces deux rivales,
avec le chagrin que Ton peut penser. Mais elle
avait tant prié N.-D. de Roulans et fait tant
de pèlerinages à son antique chapelle, au
sommet du mont sacré, qu'avec l'amour de
la paix et du bon ménage elle avait reçu du,
ciel cette vertu de patience qui vient souvent à,
bout des caractères les plus intraitables.
Un jour donc que son mari se disposait
pour aller à la foire à Besançon, une des deux:
illégitimes lui commanda de lui rapporter une
pelisse de chaude fourrure et l'autre une étoffe,
précieuse et belle pour une robe. A peine
pensa-t-il à sa femme, préoccupé qu'il était
du fol amour de ces deux indignes créatures.
Toutefois, plus par acquit qu'autrement, il
— 4io —
lui demanda au départ si elle ne voulait pas
qu'il lui apportât quelque chose de la foire.
Achetez, lui dit-elle, pour trois liards d'enten-
dement afin de comprendre mieux vos devoirs.
Il lui promit en se gaussant, que s'il en trou-
vait sur la place Labourey, il ne manquerait
pas d'en acheter pour trois liards.
Après donc qu'il eut fait ses emplettes prin-
cipales, il n'oublia point ce qu'il avait promis
à ses deux sangsues et l'acheta. Puis, entre-
tenant le maître de son hôtellerie, il lui dit en
riant qu'il ne lui restait plus rien à acheter
que pour trois liards d'entendement, que sa
femme l'avait prié de lui rapporter pour le
retirer de l'amour de ces femmes qui le per-
daient. Si vous le voulez, lui dit l'hôte qui
connaissait sa misérable conduite, je vous en
donnerai gratuitement, qui vous vaudra plus
de cent écus étant bien ménagé. Quand vous
aurez passé les Longeaux et que vous appro-
cherez de Roulans, prenez des habits tout
déchirés et mettez-vous en équipage d'un
homme dévalisé, tuez même une volaille, frot-
tez de son sang un des côtés de votre visage,
et enveloppez-vous la tête de quelque linge
comme si vous étiez bien blessé par des vo-
leurs, et, en cet état, présentez-vous successi-
vement à vos trois femmes, et vous saurez
ialors celle qui vous aime réellement.
— 4ii —
Il suivit ce conseil et, dès qu'il se présenta
au logis de la première de ces mauvaises
femmes, il se prit à se lamenter comme un
homme que les voleurs avaient réduit à la
banqueroute et à la mendicité, si elle ne l'as-
sistait en ce désespoir. — « Quoi ! lui dit cette
mégère, vous me demandez mon bien ? Ne
vous suffit-il pas que je me sois déshonorée
pour votre plaisir. » La seconde le traita plus
durement encore, car elle le repoussa avec
injures. Il se présenta enfin à sa femme pour
lui conter son infortune comme aux autres;
mais elle, sans lui donner le temps de parler,
lui saute au cou, l'embrasse et pleure en le
voyant dans un si piteux état; elle le console
et lui donne courage, l'assurant qu'elle ne
l'abandonnera point parce qu'elle est son
épouse et sa meilleure amie dans la mauvaise
fortune comme dans la bonne. Elle ajoute que
le bon Dieu saura bien réparer par ses béné-
dictions les pertes qu'il a pu éprouver. Quant
à lui, versant des larmes d'attendrissement et
de bonheur, il la tire de son erreur, la rassure
et lui raconte ce qu'il a fait. Il proteste qu'à
l'avenir il n'y aura dans son cœur d'affection
que pour elle. Il lui donna tout ce qu'il avait
acheté pour les autres, et dès lors il ne cessa
de vivre en parfaite harmonie d'idées et de
sentiments avec sa femme.
99
L'Homme Mort
(Canton de Vercel)
A route de Morteau à Besançon traverse,
en quittant Avoudrey, une vaste plaine
monotone, dépourvue d'habitations, au
milieu de laquelle paît un bétail aussi
maigre que le sol sur lequel il cherche sa
nourriture. Les arbres vigoureux, les collines
verdoyantes, les sites accidentés ont momen-
tanément disparu ; et ce triste paysage se
continue jusqu'à l'Homme mort, lugubre
dénomination donnée à un petit bouquet d'ar-
bres s'élevant à la bifurcation des routes de
Morteau à Besançon et d'Epeno'y à Vercel, en
un mot situé à la rencontre de quatre che-
mins, embranchement fatidique au moyen-âge
et que le vulgaire superstitieux ne traversait
le soir qu'en tremblant ; car là, à l'ombre de la
nuit, se réunissaient souvent les fées et les
sorciers de la contrée, auteurs de ces scènes
diaboliques, connues sous le nom de Sabbat.
Par une sombre soirée d'automne, un mal-
heureux voyageur, attiré par la musique
étrange et délicieuse qui accompagnait tou-
— 4i3 —
jours ces réunions nocturnes, s'introduisit fur-
tivement au festival magique; mais mal lui
en prit, car on le trouva mort le lendemain.
Comme il était entièrement inconnu au pays,
qu'il n'était porteur d'aucun papier et qu'on ne
trouva sur lui aucun signe ou objet religieux,
on crut qu'il faisait partie de la bande sata-
nique ; aussi les prêtres lui refusèrent-ils les
honneurs de la sépulture. On l'enterra dans
l'endroit même où il avait été trouvé sans vie
et ce lieu a toujours gardé depuis le nom de
F Homme-Mort.
(H. Hémonin.)
IOO
- La Dame verte du château de Nidor
(Canton de Vercel)
ur la montagne des aigles (ayes), à une
demi-lieue au-dessus de Vercel, on voit
le château de Nidor. On ne saurait dire
ni à quelle époque il fut construit, ni
dans quel temps il fut ruiné. Les restes de ce
château consistent dans la plate-forme assez
étroite sur laquelle il fut situé, dans le fossé
qui le séparait du reste de la montagne et
dans un puits aux trois quarts comblé.
La tradition place dans ces ruines, et sur-
~ 4M —
tout dans le puits qui en dépend, la présence
d'une Dame- Verte préposée à la garde des
trésors qui y sont enfouis. Sa bouche estpleine
de feu et elle empêche toute personne d'ap-
procher.
IOI
La Chapelle de Jésus
(Canton de Vercel)
L y avait à Vercel, à l'extrémité de la
rue de Jésus, en allant àGoux, une cha-
pelle gothique, qui a existé jusqu'à la
Révolution de 1789. Elle était située en
face de la fontaine dite de Jésus, non loin
d'un petit ruisseau qu'elle alimente en partie.
Avant son érection, cet endroit et tout le
voisinage du côté des prés, étaient très maré-
cageux, et le terrain, lors des grandes pluies
surtout, y était mouvant et dangereux. La rue
de Jésus n'existait pas encore ; il y avait seu-
lement, de ce côté, trois ou quatre maisons
comprises dans le faubourg situé en dehors des
murs du bourg et du château-fort des comtes
de Neuchâtel, alors seigneurs de Vercel. La
seigneurie de Vercel a en effet appartenu
aux comtes de Neuchâtel depuis 1325 jus-
qu'en 151 6.
— 4*5 -
C'était au commencement du XVe siècle, un
chevalier pesamment armé, passant dans ce
lieu pendant une nuit d'hiver, au moment d'une
crue d'eau vit tout à coup sa monture s'enfon-
cer dans la vase et lui-même en danger de
mort. Eperdu, loin de tout secours humain, il
invoqua avec ferveur le saint nom de Jésus et
promit de fonder en ce lieu une chapelle en son
honneur s'il échappait à ce péril.
A peine avait-il fait cette promesse qu'il fut
comme porté avec sa monture hors du marais
et délivré de tout danger. Sa reconnaissance
suivit de près son salut, car il s'occupa aussi-
tôt de l'accomplissement de son vœu. Par ses
soins on vit s'élever une jolie chapelle sous
l'invocation du nom de Jésus, qu'il dota- géné-
reusement et pourvut d'un desservant.
102
Le Chapelet indulgencié
(Canton de Vercel)
E chapelet, cette couronne de prières que
saint Dominique a inventée pour orner
le front de la reine des cieux, est une
très bonne dévotion. On obtient souvent
par elle les plus grandes grâces, et l'histoire
que voici en est une preuve bien frappante.
— 416 —
Au commencement du XIVe siècle, il y avait
à Besançon un artiste distingué qui savait
reproduire habilement sur la toile les plus
beaux spectacles de la nature et qui se serait
peut-être fait un nom immortel dans les arts,
si son existence n'eût pas été traversée par
des revers et des chagrins de toute sorte. Le
malheur n'avait cependant jamais abattu son
courage ; seulement il affichait une conduite
peu régulière et affectait des sentiments irré-
ligieux.
Un jour d'été qu'il venait visiter en partie
de plaisir la glacière de Chaux-les-Passavent
avec une joyeuse et brillante compagnie, il
fut convenu qu'avant de se rendre à l'entrée
de la grotte, on visiterait en passant le monas-
tère de la Grâce-Dieu. Une parente de l'irré-
ligieux peintre qui se trouvait par hasard
dans le nombre des touristes, lui dit : Oserez-
vous bien, vous, pénétrer dans cette sainte
maison ? On va vous fermer la porte comme
on la fermerait au nez d'un diable. — Non
pas, dit le peintre : passez-moi seulement vo-
tre chapelet autour du cou et l'on va me rece-
voir à bras ouverts, comme un pèlerin venant
de Palestine. La dame, qui avait dans sa main
un magnifique chapelet indulgencié, s'empressa
de le mettre au cou de son parent, non sans
faire des vœux pour qu'il lui portât bonheur.
— 4i7 —
Les hommes sont reçus dans le monastère ;
les femmes attendent au dehors. La visite
dura une demi-heure à peine. A la sortie, le
peintre avait encore au cou le chapelet de sa
parente ; mais un effet merveilleux de la
grâce s'était accompli en lui, tandis qu'il par-
courait ces longs corridors sombres remplis
d'inscriptions sacrées. A quinze jours de là, le
peintre bisontin disait adieu au monde et re-
prenait seul le chemin de la vallée de la Grâce-
Dieu, où il allait s'ensevelir tout vivant. Il ne
portait plus à son cou le chapelet de sa pieuse
parente ; il le tenait à la main et le récitait
dévotement chemin faisant. Il fit pour orner
la chapelle du monastère un beau tableau où il
était représenté en costume mondain à genou
avec un chapelet au col et faisant vœu à N.-D.
d'être son pénitent à la Grâce-Dieu.
Ce tableau, que tous les connaisseurs esti-
maient, survécut peu à son auteur ; il fut dé-
truitpar l'incendie qui, en 1367, dévora le cou-
vent de la Grâce-Dieu.
103
Le Reclus de Leugney
(Canton de Vercel)
VANT la fondation de l'abbaye de la
Grâce-Dieu, c'est-à-dire avant 1 139,
Antoine de Leugney, voulant expier
ses péchés de jeunesse, obtint de Hu-
gues, chapelain du roi de Bourgogne, la per-
mission de construire une cellule dans le mur
de l'église de Leugney, où il s'enferma pour
vaquer plus librement à la contemplation des
choses saintes. Une seule petite ouverture
grillée lui donnait vue sur les saints taberna-
cles et la charité des fidèles pourvoyait à son
chétif entretien.
Sur l'autel le plus rapproché de sa cellule,
il y avait une vierge qu'il regardait en médi-
tant chaque jour sur le mystère de l'Incarna-
tion. Aucun doute ne s'élevait dans son esprit
sur la toute puissance de Dieu ; mais en réci-
tant le Credo quelque chose l'inquiétait quand
il prononçait ces paroles : concept us est de
spiritu sancto. En vain son confesseur avait
essayé plusieurs fois de le rassurer sur cette
vague inquiétude, elle le troublait toujours, et
— 4i9 —
il priait Dieu de l'en délivrer. Un soir, il s'en-
dormit en prianjt et il vit en songe le corps de
la Vierge placé sur l'autel en face de sa cel-
lule s'entrouvrir comme pour lui laisser aper-
cevoir le fruit bénit de ses entrailles. Peu de
temps après il mourut dans son sépulcre anti-
cipé, dont on mura pour jamais la petite ou-
verture. Cent ans plus tard, la nouvelle géné-
ration de la grande paroisse ne parlait plus
d'Antoine, le Reclus de Leugney ; mais on
voyait encore il y a peu de temps dans cette
église une vierge antique dont le ventre ou-
vert laissait voir l'enfant Jésus dans la posi-
tion des enfants qui, entre leur conception et
leur naissance, se nourrissent de la substance
de leur mère.
Cette statuette qui rappelait sans doute le
songe du reclus de Leugney a été, on ne sait
trop pourquoi, enlevée de cette église par
M. l'abbé Jeannin vers 1870.
ARRONDISSEMENT DE MONTBÉLIARD
i
Le Dragon de Dung
(Canton de Montbéliard)
A Franche-Comté a des cavernes redou-
tées du vulgaire, où des trésors sont
gardés par d'horribles dragons qui vo-
missent des flammes.
On raconte qu'un de ces dragons exerçait
'd'épouvantables ravages dans le pays d'Ajoie
(arrondissement de Montbéliard), mais un
hercule du village de Dung, ayant eu l'audace
d'affronter cette hydre, eut la gloire de la
terrasser.
(D. Monnier. Loc. cit. p. 134).
Sur la montagne de Dung, une Vouivre est
• — 422 — '
fière d'avoir survécu à la défaite du dragon
qui désolait les chrétiens du beau pays d'Ajoie*
(Id. Culte des Esprits, p. 7.)
2
Le Mythe de la tante Arie
(Canton de Montbéliard)
E mythe de la Tante A rie n'appartient
pas exclusivement à la Franche-Comté,
comme celui de la Vouivre. On le re-
trouve en Suisse et en Allemagne, de
même que dans plusieurs autres provinces de
France.
Chez nous, c'est dans le pays de Montbé-
liard que la Bonne Tante Arie, cette divinité
des enfants, paraît être plus particulièrement
honorée. (Voir Masson, Nouvelle Astrée, 2
vol. in-i 2.) Ailleurs encore , en Franche-
Comté, la bonne tante Arie est la fée bien-
aimée des chaumières, l'amie de Tordre et du
travail, la protectrice des jeunes mères. Elle
répand ses bienfails d'une manière spéciale sur
les ménages économes et laborieux. Elle en-
courage le pauvre à supporter avec résignation
sa misère. Elle empêche la quenouille des
femmes et la vertu des filles de s'embrouiller.
— 423 ~
Elle vient se pencher doucement la nuit à
l'oreille des enfants pour leur dire de bonnes
paroles, s'ils sont dociles et studieux; pour
les gronder, s'ils sont paresseux et méchants.
Elleapourtous des conseils, des caresses et des
consolations. Elle est le bon g-éniedes familles :
voilà pourquoi chacun parle d'elle avec le plus
profond respect. (Voir Rougebief, Un fleuron
de la France, p. 259. — Monnier. Culte des
Esprits.)
La tante Arie, génie bienfaisant du pays
d'Ajoie, Montbéliard, Baume-les-Nonnes, est
une bonne fée qui ne descend des airs, d'où
elle tire son nom An' a, que pour visiter les
cabanes et donner des prix à la jeunesse labo-
rieuse. Elle apprend à filer aux bergerettes et
même aux princesses, et quand elle est mé-
contente d'une jouvencelle, son courroux se
borne à mêler sa filasse pendant le carnaval.
Junon, comme reine de l'air, était déjà sur-
nommée A n'a ; mais Junon n'était pas si
bonne que la Tante Arie.
(Monnier, Culte des Esprits.)
3
L'Antiphonier de saint Ursane
(Canton de Montbéliard)
Y^^\E Moutier de saint Ursane, dans l'Elis-
gau, canton de Montbéliard, fut fondé
vers l'an 629 par saint Vandrille. Les
moines de ce couvent devaient, chaque
année bissextile, à l'archevêque de Besan-
çon, un surplis assez fin pour qu'il pût passer
dans l'anneau d'une bague et une chaudière
d'airain contenant une tine.
Saint Urcicin, disciple de saint Colomb an,
fut enterré dans ce monastère.
Les moines de ce moutier qui chantaient au
lutrin, étaient tout surpris de voir tourner le
feuillet de V antiphonier par une main invi-
sible. Ils avaient beau se presser, la main
était plus leste qu'eux et tournait le feuillet
avec une précision admirable. Cet exercice
dura douze mois, et les religieux ne savaient
qu'en dire. Mais le jour de Noël, au dernier
Evangile, un frère qui était mort Tannée pré-
cédente à la même heure, leur apparut avec
un visage riant, et leur conta que pour le pu-
nir de ces distractions au chœur, Dieu l'avait
— 425 —
condamné à tourner pendant trois cent soi-
xante-cinq jours le feuillet de Vantiphonier^.
et que c'était là son purgatoire.
(Dusillet Iseult, t. Ier, p. 207).
4
La Sainte-Fontaine
(Canton de Montbéliard)
ON loin de Lougres, canton de Mont-
béliard, on trouve une source nommée *
dans le pays la Sainte-Fontaine. Ses .
eaux passent pour avoir la propriété de -
guérir les affections des voies urinaires. On,
dit qu'il existait autrefois en ce lieu un éta-
blissement de bains.
Quelques débris de murailles que Ton aper-
çoit çà et là témoignent en effet de l'existence
d'anciennes constructions. On prétend dans le
pays que cet établissement fut jadis très ré-
puté. Quoiqu'il en soit de cette tradition popu-
laire, les habitants du pays attribuent encore
aujourd'hui une vertu bienfaisante aux eaux
de la sainte fontaine et on les administre avec
confiance aux malades. Ces eaux ne sont ja~
— 426 —
mais troublées par les variations atmosphéri-
ques.
(Annuaire du Doubs, 1846, p. 198).
5
La Mort de Cuvier
(Canton de Montbéliard)
NE tradition populaire du village de
/jljjP Cuvier, canton de Nozeroy (Jura), rap-
'^^0^ porte qu'un habitant de cette commune,
Qr) ayant embrassé le protestantisme au
XVIe siècle, fut obligé de s'expatrier pour évi-
ter les persécutions ; qu'il se réfugia à Mont-
béliard, et que, pour cacher son nom, il prit
celui de son village.
Cet homme serait devenu, dit-on, la souche
de la famille d'où est sorti l'éminent natura-
liste. Cuvier ( G eor g e s - L é op ol d-C h r é t i e n -Fr é-
déric-Dagobert), né à Montbéliard le 23 août
1769, de parents pauvres.
Nous avons sur la vie, les œuvres et la mort
de Cuvier des notes historiques fort exactes.
On sait que le 8 mai 1 832, il ouvrait son Cours
•d'histoire des sciences naturelles par une
«leçon où il laissait entrevoir son dessein de
— 427 —
pénétrer dans les vues de la création. Jamais
il n'avait parlé d'une manière aussi animée et
aussi persuasive. Ses élèves en le quittant se
félicitaient de l'entendre à la prochaine leçon ;
mais déjà les symptômes de la maladie peu or-
dinaire qui devait trancher ses jours se mani-
festaient ; on ne devait plus revoir dans sa
ehaire l'illustre professeur. Atteint subite-
ment d'une paralysie qui attaqua d'abord le
larynx, Cuvier vit sans effroi la vie s'éteindre
successivement en lui, et, malgré les secours
de l'art, il rendit l'esprit le 13 mai, après cinq
jours de maladie, regrettant seulement de
n'avoir pu terminer plusieurs travaux entre-
pris. Il était à peine âgé de 62 ans.
Un grand homme meurt, comme le plus
petit de ses semblables. Mais le peuple, tou-
jours avide de merveilleux, ne laisse pas vo-
lontiers mourir vulgairement un grand homme,
quand il veut bien admettre qu'il soit réelle-
ment mort. Quelquefois des légendes les font
vivre bien au-delà du plus long* terme connu
de la vie humaine.
Voici, sur la mort de Cuvier, une version
légendaire qui mérite, à ce point de vue, d'ê-
tre recueillie.
En ce temps-là, un fléau terrible, le choléra,
ravageait la population de Paris. Tous les sa-
vants médecins de la capitale recherchaient
— 428 —
activement, mais en vain, les causes de cette
affreuse épidémie. Comment avait-elle pu
venir d'Orient jusque chez nous ? Elle a été
importée ici, disaient les uns, par quelque pè-
lerin auquel on aura omis de faire faire qua-
rantaine. Elle est venue, disaient les autres,
dans les plis des étoffes qui nous arrivent du
levant, ou dans les caisses de denrées que nous,
expédie l'Asie. C'est le vent, disaient ceux-ci,
on ne peut savoir ce que c'est, disaient ceux-là.
Le grand Cuvier était assis dans un fauteuil,
au bord de sa fenêtre. Il était entouré de ses.
amis qui l'entretenaient de ce triste sujet de
conversation. Tout à coup, Cuvier se lève,
saisit entre ses doigts un insecte qui voletait
contre la vitre. « Voyez, leur dit-il, cette
mouche : c'est la mouche asiatique ! C'est elle
qui nous apporte le choléra. » Quelques heu-
res après, Cuvier mourait de cette maladie et
emportait avec lui dans la tombe bien des.
secrets du Créateur.
(Pour une variante, voir Revue littéraire de la
Franche-Comté, 2° année, p. 649).
7
Tradition de la Tante Arie
(Canton de Montbéliard)
UE dirai-je de la tante Arie, ce génie-
bienfaisant du pays d'Ajoie, si cher à
^w toutes les familles ? Aimable fée au
9/ ' cœur aimant, au front serein, à la mâin .
libérale et caressante, elle ne descend des airs,
élément où semble surtout résider sa divinité,
que pour visiter les cabanes hospitalières et
pour décerner des présents à la jeunesse do-
cile et studieuse. Ennemie de la paresse, c'est
tout au plus si elle.dépose toute son indulgence
pour mêler malignement la filasse qui est sus-
pendue à la quenouille d'une jeune fille au
Jour de carnaval. Car il faut savoir que la
tante Arie, filant comme toutes les fées, donne
l'exemple du travail en même temps qu'elle
en dicte le précepte.
C'est un être tout moral qui exerce une
heureuse influence sur la première éducation.
Les enfants la fêtent et ils en sont fêtés à
Noël : une table chargée de joujoux et démets
délicats est préparée dans un appartement. A
mn certain signal (c'est ordinairement le brui t
™ 43° —
de la sonnette de l'âne sur lequel vient d'ar-
river la tante aérienne), les portes s'ouvrent,
les joyeux croyants se précipitent dans la
chambre enchantée, et chacun prend sa part
de la munificence de la Déesse.
(Monnier. Culte des Esprits, p. 46)*
8
Le Monsieur des Murgers; a Etouvans
(Canton d'Audincourt)
L y a sur le territoire de la commune
; d'Etouvans, canton d'Audincourt, un
N fin âge en nature de prés-bois que Ton
appelle les murgers. Une femme de la
localité était venue un jour en cet endroit pour
y recueillir un peu d'herbe. Comme elle se
levait machinalement pour voir et écouter au-
tour d'elle, elle aperçut à quelque distance un
homme à cheval, bien vêtu et immobile. Tout
d'abord, elle se prend à le considérer, mais
sur un signe qu'il lui fit d'approcher, la femme
eut peur et prit la fuite. « Malheureux ! » s'é-
cria le cavalier.
La femme ne manqua pas de raconter au vil-
lage ce qu'elle venait de voir et d'entendre.
Les anciens observèrent que ce n'était pas la
— 43i —
première fois que quelqu'un apercevait le
Monsieur des Mur g ers. D'après la tradition
qui se retrouve en beaucoup d'autres lieux de
notre province, le Monsieur des Murgers
serait un réprouvé condamné à revenir là, en
punition desgouailleries d'autrefois contre les
gens qui allaient à la messe, tandis qu'il pas-
sait le dimanche à chasser avec ses chiens
dans les bois d'alentour.
L'apparition de ce revenant au finage des
Murgers a fait supposer que le Monsieur pou-
vait bien avoir enfoui un trésor en cet endroit.
On finit par le croire sérieusement, et des
tranchées, dont on voit encore aujourd'hui des
traces, furent ouvertes en divers sens, mais
$ans résultat.
9
Tradition historique sur les gens de
Dasle
(Canton d'Audincourt)
oici en quels termes s'exprimaient, sur
) le compte des habitants de Dasle, les
commissaires chargés en i5Ô2 èt 1573
d'une visite ecclésiastique :
« Ceux de Dasles sont fort desbordés, même
les anciens et jurés, chantant des chansons
— 432 —
deshonnêtes et rondeaux. Ils sont assez mau-
vais et des m ai s très pour jurer, qui se rient
quand on les en reprend et qui se querellent
souvent. ».
Voilà pour les hommes.
Maintenant, voici pour les filles :
En 1 704, le ministre J.-J. Pelletier excom-
munia toutes les filles du village de Dasles
pour s'être rendues à Selencourt, les jours de
la fête patronale et y avoir dansé quelques
aj ou lot tes avec les garçons du lieu ; mais
celles-ci recoururent à la clémence du duc
Léopold Ebérard, auquel elles présentèrent
une requête à l'effet d'obtenir la cessation de
toutes poursuites, d'autant plus, est-il dit,
qu'elles ont dansé sous les yeux de S. A. S.
qui a paru y prendre plaisir.
Quelle est donc cette danse de Y Ajoulotte ?
Sans doute une danse particulière au pays
d'Ajoie, comme la Gavotte était une danse
particulière aux habitants de la vallée de Bar-
celonette et autres adjacentes qu'on appelle
Gavots.
Nous appelons aussi Ajoulots les habitants
du val dAjoie, pays protestant, qui a bien pu
donner aussi son nom à cette danse de VA-
joalotte. C'est un point à éclaircir.
(Voir l'annuaire de 1845).
— 433 —
10
L'aventure de Pibrac, a Exincourt
TRADITION HISTORIQUE
(Cariton d'Audincourt)
IBRAC, auteur de quatrains moraux fort
estimés de son temps, vit ses jours me-*
nacés dans une attaque dont il fut l'objet t
de la part d'une troupe de voleurs qui,
connaissant le but de son voyage et la route
qu'il devait suivre, étaient venus l'attendre à
Montbéliard. Il se rendait en Pologne comme
ambassadeur du roi Henri III, et en quittant
cette ville où il avait passé la nuit, il suivait,
dans la matinée du Ier mai 1572, le chemin qui
conduit à Porentuy, à travers un bois, sur les
territoires de Montbéliard et d'Exincourt.
Là, il fut inopinément attaqué, pillé et em-
mené prisonnier; quelques-uns de ses gens
perdirent la vie dans la mêlée. Le bruit de ce
guet-à-pens s'étant aussitôt répandu, on cou-
rut en foule à la poursuite des voleurs, qui se
défendaient avec acharnement.
Toutefois, Pibrac fut enlevé de leurs mains
et vint rejoindre à Montbéliard les personnes
de sa suite qui s'y étaient retirées après le
combat.
— 434 ~
I I
Facéties sur Mandeure
(Canton cTAudincourt)
Èandeure en patois Maindeure ,
h Maindure, id est, main dure. On
^ n'a pas manqué de rire de l'antiquité
de ce village, qui occupe, paraît-il,
remplacement de l'ancienne Epomanduo du-
rit m, cité dont l'existence est antérieure à la
conquête des Gaules par Jules César. (Voir
Rousset, etc.).
C'est César, dit le peuple, qui l'a dénommé
Maindeure. Comment cela? César se trouvant
en ce lieu et pensant corriger sa femme qui ne
voulait pas lui obéir, lui dit, en la fouettant
vigoureusement :
Attends., b. d. p., î m'en vais te fare ai
vor s'i î ai la main deu rel (si j'ai la main
dure).
(Perron, Proverbes, p. 116.)
— 435 —
12
La Principauté de Mandeure
(Canton d'Audincourt)
A commune de Mandeure, canton d'Au-
dincourt, est établie sur une partie de
l'ancienne ville romaine arjpelée Epo-
manduodurum, qui s'étendait sur les
deux rives du Doubs. Les deux parties commu-
niquaient entre elles par trois ponts en pierre
dont on voit encore des vestigës. On dit que
cette ville fut sinon bâtie, du moins, agrandie
par Vespasien. Elle était considérable, lors-
qu'Attila la détruisit de fond en comble. Elle
s'étendait de Mathay à Valentigney. On y a
retrouvé les vestiges d'un théâtre romain pou-
vant contenir dix à douze mille personnes.
Sortie de ses ruines et redevenue d'abord un
château nommé Castrum Maudorum au
VIIIe siècle, et ensuite une ville Civitas Mati-
droda, Mandeure, fut de nouveau détruite au
Xe siècle, lors de l'invasion des Huns.
Mandeure, au moyen-âge, appartenait aux
archevêques de Besançon. C'était une des
quatre forteresses archiépiscopales de la
Franche-Comté.
— 436™
Mgr de Durfort, archevêque à l'époque de
la Révolution française, s'était retiré à Soleure,
en Suisse, d'où il continuait l'exercice de ses
droits et prérogatives, autant que les circon-
stances pouvaient le permettre; la commune
de Mandeure le considérait toujours comme
son souverain. Mais, à sa mort, qui eut lieu à
Soleure le 19 mars 1792, les habitants de
cette commune, voyant que la constitution
civile du clergé français ne reconnaissait pas
d'archevêques, et que les évêques institués,
salariés par l'Etat, n'avaient plus de droits
temporels à exercer, se réunirent le 15 avril
suivant et déclarèrent :
i° Que la principauté de Mandeure était
libre, et constituait désormais un Etat particu-
lier et indépendant, dont la souveraineté
appartenait à l'assemblée générale des habi-
tants ;
20 Qu'à cette assemblée seule appartenait le
droit de régler tout ce qui concernait le do-
maine public et l'administration de la commu-
nauté, ainsi que de nommer les fonctionnaires
chargés de rendre la justice et de faire
exécuter les règlements qui seraient arrêtés.
Ces principes posés pour base fondamentale,
l'assemblée adopta une espèce de constitution
qui fut présentée par un membre, et procéda
de suite à l'élection d'un juge, de deux pru-
™ 437 ™
d'hommes, trois administrateurs et d'un maire
qui était à la fois greffier de la principauté
et tabellion. Le juge était gardien du sceau
qui, d'après la délibération, devait porter sur
fond d'azur, une mouche de sable aux ailes
déployées, avec ces mots pour légende :
Aquila non capit muscas.
Cette petite république ne dura que quel-
ques mois ; la République Française l'incor-
pora au département du Mont-Terrible, malgré
.sa devise.
(C. D. Annuaire du Doubs.)
13
La Fée de la Caverne
(Canton d'Audincourt)
5>ne fée habite les profondes ténèbres
d'une caverne située au voisinage du
^ château de Milandre, entre Délie et
(g"5 Montbéliard. On se sent, paraît-il,
attiré comme par un aimant irrésistible au
fond de cet antre sacré où l'on dit que la fée
garde un trésor. La tradition la représenté
assise sur son attrayant coffre-fort, dont elle
tient entre ses dents transparentes les deux
28
- 438 -
clés toutes rouges de feu. Si l'on pouvait
trouver dans quelque grimoire le moyen de
-saisir ces précieuses clés, sans se brûler les
doigts, on serait bientôt assez riche.
(Annuaire du Jura, p. 47.)
14
Légende de saint Imier
(Canton de Blamont)
AINT Imier naquit au Val d' A joie, qui
faisait autrefois partie du diocèse de
c\^^4KJ Besançon. (Je crois qu'il en fait partie
A9 de nouveau depuis 187 1 .)
Ses parents, qui étaient riches, possédaient
un château à Lugnez, près de Porentruy, et
c'est là, selon la tradition, que saint Imier
reçut le jour, vers le milieu du sixième siècle.
Dans un voyage qu'il fit en Palestine, Isaac,
patriarche de Jérusalem, l'envoya prêcher dans
une île voisine. Saint Imier convertit, par ses
prédications, les habitants de cette île qui
étaient encore sous la domination des idées
païennes. C'est là, sans doute, ce qui a donné
lieu à la légende du griffon que l'on raconte
ainsi :
« En ce temps-là, il arriva qu'une île du
— 439 ~
voisinage, habitée par des païens, fut infectée
par un horrible griffon qui attaquait chaque
jour et dévorait les hommes. Dans cette cruelle
extrémité, le roi de l'île délégua des députés
aux gouverneurs de Jérusalem, promettant
que si on envoyait dans son île quelque saint
homme qui pût les délivrer de ce monstre, lui
et son peuple embrasseraient la foi chrétienne.
Comme personne n'osait entreprendre cette
œuvre difficile, le bienheureux Imier, inspiré
d'en haut, accepta cette entreprise et se rendit
dans File, où il fut reçu avec de grands hon~
neurs. Quelques jours après, comme il était au
milieu du peuple assemblé, le monstre, descen-
dant des rochers où il avait établi son repaire,
voulut se précipiter sur les habitants réunis.
En entendant le bruit horrible de ses ailes,
tous se jetèrent la face contre terre. Imier,
sans rien craindre, se- signa et ordonna au
monstre de quitter cette terre, qu'il désolait,
et de s'enfuir au plus loin, après lui avoir
laissé, toutefois, en partant, un ongle de ses
griffes. Aussitôt le griffon obéit et s'arracha
lui-même, avec son bec, un ongle qu'il laissa
tomber aux pieds du saint homme; puis, il
s'envola et ne reparut jamais dans cette île. Le
roi et le peuple furent convertis, et saint
Imier revint à Jérusalem où il fut reçu en
triomphe, rapportant l'ongle du griffon comme
— 440 —
un témoignage du miracle. Après trois ans de
séjour en Palestine saint Imier revint au val
d'Ajoie. Ayant planté son bâton de pèlerin en
un endroit de la vallée, il s'en échappa soudain
une source abondante qui rendait la santé
aux malades venant y boire. Largiter fons
effluere cœpit, salutem praestans iiiftrmis.
Dans l'église de Damphreux près Porentruy,
on conserva longtemps comme une relique
précieuse une grande corne pareille à celle
d'un bœuf de Hongrie, qu'on disait être celle
du griffon de saint Imier. »
(Voir Vie des Saints de Franche-Comté. Tome 4,
page 83.)
15
Le Sylphe du Vaux de la Roche
(Canton de Blamont)
tient que le vallon de Glay, qui prend
\n)y sa naissance sous le fort de Blamont
(Doubs), et qui traverse une partie de
l'ancien comté de Montbéliard, ou du
pays d'Ajoie, est un séjour aimé des fées et
des Esprits.
C'est sur la riante vallée de Glay que dé-
bouche le vallon plus petit et plus resserré
— 441 ~
qu'on appelle le Vaux- de-Roche (rendu
célèbre par Masson, dans son roman de la
Nouvelle-Astrée, 2 vol. in-12, Metz, i865.)
C'est une âme en peine qui expie, dit-on,
dans ce désert les fautes de sa vie.
On dit qu'en lui jetant un peu de beurre et
de sel, on se le rend favorable, s'il est contra-
riant ou mauvais.
(D. Monnier. Loc. cit., p. 55).
(Voir aussi Annuaire du Doubs, commune de Ro-
ches).
lé
Une Pratique superstitieuse a
pierrefontaine
(Canton de Blamont)
|ES habitants de Pierrefontaine, canton
de Blamont, se livrent exclusivement à
l'agriculture et aux soins de leurs bes-
tiaux. Le désir de les conserver en
bonne santé les avait portés jadis à di-
verses pratiques superstitieuses, dont il est
fendu compte dans une pièce de 1673, portant
« qu'il y a à Pierrefontaine des gens qui se ser-
vent d'herbages avec leçons, pour pendre aa
— 442 —
cou de leurs bestiaux, comme de pervenche,
avec sel et pain. »
(Annuaire du Doubs).
I7
La Chambre des Fées (Source du
Gland)
(Canton de Blamont)
ne des sources du Gland, petit cours
d'eau qui traverse Glay, Meslières, Hé-
rimoncourt et Seloncourt, pour aller
ensuite se déverser dans le Doubs, sort
du fond d'une caverne appelée dans le pays la
Chambre des Fées.
Plusieurs fois, au temps des guerres féoda-
les et autres, des individus compromis, et
même des familles entières se cachèrent au
fond de ce souterrain.
- On raconte que, lors de l'invasion des Sué-
dois au XVIIe siècle, les habitants du pays
fuyaient et se cachaient avec ce qu'ils avaient
de plus précieux dans les grottes et les caver-
nes. La Chambre des Fées avait aussi son
contingent de réfugiés. Un prêtre s'y était re-
tiré avec d'autres personnes. On le savait dans
443 —
le pays, et les cérémonies religieuses s'y célé-
braient dans le plus grand secret, pendant la
nuit ; car les allées et venues, pendant le
jour, étaient beaucoup plus dangereuses.
L'entrée de la caverne avait été masquée
plutôt que barricadée, à l'aide d'énormes blocs
de pierre recouverts de mousse. On entrait et
on sortait par l'ouverture ou passait l'eau.
Une nuit, par un vent violent et une pro-
fonde obscurité, un homme et une femme por-
tant dans ses bras un petit enfant arrivèrent à
la grotte. A peine y étaient-ils entrés qu'un
grand coup de sifflet se fit entendre. Un ins-
tant après on entendit les blocs de pierre rou-
ler les uns sur les autres et des cris sauvages
remplirent le souterrain. On avait été guetté,
et découvert ; on était perdu.
Le prêtre se hâta de remplir d'eau sa main
droite et la versa sur la tête de l'enfant.
Alors, un épouvantable massacre commence (
dans la grotte ; plus de quinze personnes tom-,
bent sous la hache et la massue. Le Gland rou-
lait des flots de sang.
Ceux qui échappèrent, comme par miracle,
à cette horrible boucherie, ne pouvaient plus,
tard en raconter les détails, sans pleurer à
chaudes larmes, en se rappelant les désespé-
rantes supplications des mères se jetant aux.
pieds des bourreaux qui les égorgeaient im- ,
— 444 —
pitoyablement avec leurs petits enfants dans
les bras.
(Communiqué par Ch. Péchoix).
73
Légende de sainte Claudine de
Montjoie
(Canton de Saint-H ippol y te)
/w|)LAUDINE, fille de Jean II, baron de
c4^^1 Montjoie, était très charitable. Elle ai-
mait à porter elle-même à la dérobée,
aux pauvres, tout l'argent qu'elle rece-
vait de ses parents, ou quelle pouvait obtenir
d'eux sous un prétexte quelconque. Elle allait
sans cesse dans les offices et dans les cuisines
du château pour y recueillir quelques restes
destinés aux pauvres affamés. Cette conduite
éveillait contre elle le mécontentement d'un
père peu prodigue. Un jour qu'elle descendait
du château, portant dans les pans de son man-
teau plusieurs pains qu'elle allait distribuer
aux malheureux, elle se trouva tout à coup en
face de son père. Etonné de lavoir ployant sous
le poids de son fardeau : Claudine, lui dit-il vi-
vement, que portez-vous là ? Et sans attendre
sa. réponse, il découvrit ce qu'elle s'efforçait de
— 445 —
cacher ; mais les pains avaient été remplacés
par des touffes de roses blanches et rouges les
plus fraîches et les plus belles.
Frappé du trouble de Claudine, et recon-
naissant une marque de la faveur de Dieu, il
la rassure par ses caresses, et lui dit de conti-
nuer son chemin sans s'inquiéter de lui. Ce
père fortuné remonta au château, méditant
avec recueillement sur ce que Dieu faisait de
sa fille, et emportant avec lui une de ses roses
merveilleuses, qu'il garda toute sa vie.
A l'endroit même où cette rencontre eut
lieu, et pour en consacrer à jamais le souve-
nir, il fit élever la chapelle qui existe encore-
aujourd'hui et qui contient le corps de Clau-
dine, morte en odeur de sainteté vers 1612.
Le château de Montjoie fut brûlé par les
Français le 30 mai 1 635 . Rien n'échappa au
désastre que quelques pans de murailles et la
chapelle de Sainte-Claudine.
(Cette légende a été publiée, il y a une trentaine
données, avec plus d'étendue, par M. Alex. Guenard,
dans un journal de Besançon. Elle se trouve aussi
rapportée dans l'essai sur l'histoire de la Maison et
Baronnie de Montjoie, par l'abbé Richard, curé de
Dambelin, page 51).
— 446 —
19
Le Chevalier de Clémont
(Canton de Saint-Hippolyte)
UR le plateau de Montécheroux, lorsque
la nuit s'est à demi-voilée d'une gaze de
brouillard, et que la lune permet d'en-
A9 trevoir des formes fantastiques qui se
traînent à fleur de terre, on voit quelquefois
passer, bride abattue, un cavalier noir qui a
le visage ensanglanté et le front couvert d'un
bandeau. Il pousse, dit-on, des cris étouffés
ou furieux. Rien n'arrête sa course. Une force
irrésistible l'attire sur les précipices qui ser-
vent de fossés naturels au château ruiné de
Clémont, et il y disparaît avec sa monture
effarée. On dit que c'est l'âme en peine d'un,
intendant de la seigneurie de Clémont qui,
en punition de ses excès commis sur les pau-
vres sujets de son maître, serait condamné à
errer ainsi, la tête cassée sur les rochers té-
moins de ses exactions et de ses crimes.
(D. Monnier. Loc. cit., p. 63).
— 447 —
20
Le Château d'Evelion
(Canton de Saint-Hippolyte)
A lég'ende raconte que saint Ursanne, ce
pieux solitaire, compagnon de saint
Colomban, au commencement du VIIe
siècle, chercha une retraite dans les
montagnes du Doubs, du côté de Saint-Hip-
polyte. A peine l'anachorète fut-il établi dans
le trou du rocher qui lui servait de cellule, que
les habitants du voisinage vinrent le visiter.
La légende ajoute que le riche Evélion l'invita
à sa table pour se moquer de lui en lui faisant
boire du vin, dont Termite ne connaissait pas
l'usage et la douceur perfide. Mais Ursanne
s'étant aperçu de la malice de son hôte, pro-
nonça contre sa maison la malédiction de
David : « Que cette habitation soit déserte et
que nul ne puisse y demeurer ! » Et voilà que,
peu de temps après, la maison maudite fut
envahie par des reptiles qui en chassèrent les
habitants. On ne saurait dire précisément où
ce château était situé.
(Voir Montjoie ou les anciens châteaux du Clos-du-
- 443 -
Doubs, par M. A. Quiquerez, dans les Mémoires
de la Société d'Emulation du Doubs, volume de 1873,
page 179).
21
La Trompe merveilleuse
(Canton de Saint-Hippolyte)
ANS son ouvrage sur Mon tj oie, M. Qui-
querez dit, en parlant du château de
Montvouhay, situé jadis sur le versant
méridional du Lomont et ruiné depuis
le XVIIe siècle, que l'on a trouvé dans les rui-
nes de ce château une trompe en bronze de
forme antique, dont le son avait, croit-on, la
vertu de chasser la tempête et d'empêcher les
femmes de tromper leurs maris. Il paraît,
ajoute-t-il, que, depuis quelques années, la
vertu merveilleuse de cet instrument s'est
évanouie ou a été frappée d'impuissance, car
le précieux talisman a été troqué pour une
misérable pièce d'or.
{là., p. 183).
— 449 —
22
Saint-Christophe de Montjoie
(Canton de Saint-Hippolyte)
^\Yy/ISn des sires de Montjoie devint vice-roi
de Naples. Il était grand maréchal du
3 ^ pape, et son fils porta également des
f q titres pompeux à la cour d'Avignon.
L'un d'eux ramena de Rome une statue
de la Vierge -Marie qui orne encore la
chapelle de Montjoie. Celle-ci est sous le vo-
cable de saint Jacques ; mais ce qu'elle ren*-
ferme de plus estimé, on n'ose dire vénéré,
est un grand saint Christophe en bois
qu'on plaçait autrefois dans les églises pour
en écarter les voleurs. Celui de Berne, malgré
sa taille colossale, ne fut pas vigilant, et,
pour le punir, on le relégua dans une tour
d'enceinte de la ville.
Saint Christophe de Montjoie, moins heu-,
reux encore, se laissa voler pièce par pièce.
Les filles et les veuves qui désirent trouver un
mari dans l'année, n'ont qu'à couper une par-
celle du saint, et l'objet de leurs vœux leur
arrive. Il paraît que le moyen est excellent,
puisque lesdites personnes ont tant et tant
taillé toutes les parties saillantes et sensibles
du saint, à commencer par le nez et les oreil-
les, sans négliger tous les plis de sa robe,
qu'il faut de la bonne volonté pour reconnaî-
tre dans ce bloc informe une statue d'homme.
(Id.. p. 195).
23
Légende de saint Christophe
(Canton de Saint-Hippolyte)
^ ^NE statue de saint Christophe, patron
|]fjj^ des voyageurs, existe encore dans la
chapelle de Mon tj oie. Cette statue de
J sept à huit pieds de hauteur et d'une
grosseur proportionnée est debout, tenant un
gros bâton à la main, avec lequel on dit que
le saint détournait les pierres du chemin des
voyageurs ou sur lequel il s'appuyait pour
traverser le courant de la rivière. Cette statue
est placée du côté de l'épître ; elle a la tète
couronnée d'un bonnet grec et la figure tour-
née du côté de la porte d'entrée ; elle porte
sur ses épaules un enfant auquel elle semble
parler et que la tradition dit être l'enfant
Jésus. Or, comme il n'y avait pas de pont au
— 45i —
pied de la forteresse de Montjoie pour traver-
ser le Doubs, saint Christophe doué d'une
force herculéenne se tenait assis sur le che-
min pour indiquer aux voyageurs la route à
suivre au pied de la montagne ou les aider à
passer le gué de la rivière et recevait pour ce
service une petite aumône. Or, il arriva qu'un
jour un petit enfant assis sur le bord de la ri-
vière le pria de le transporter sur l'autre
rive, saint Christophe, quoique peu certain
d'une rémunération quelconque pour le ser-
vice de la part d'un si petit enfant, n'hésite
pas, dans sa charité, à le charger sur ses robus-
tes épaules et à s'eng-ag-er avec lui dans le
courant.
Mais plus il avançait plus l'enfant devenait
lourd, si bien qu'à un certain moment, il dé-
tourna la tête pour se plaindre à cet enfant
de sa trop grande pesanteur. Celui-ci lui ré-
répondit : « Je peux bien peser beaucoup,
puisque je porte le monde », et il disparut. La
bonté et l'humilité du saint furent ainsi récom-
pensées par une vision de Dieu. De là lui
serait venu aussi le nom de Christophe qui
veut dire Porte-Christ.
Cette légende est, je crois, connue en Al-
lemagne.
(Voir : abbé Richard, Monographie de Montjoie,
A. Rousset, Géographie du Doubs, sur Montjoie, et
— 452 —
encore abbé' Richard, dans son exposé des diverses si-
gnifications du mot Montjoie et des vraies causes de
cette dénomination attribuée à l'ancienne forteresse
située à l'entrée de la vallée de Vaufrey, canton de
Saint-Hippolyte (Doubs).
24
La Monnaie de Montjoie
(Canton de Saint-Hippolyte)
™^ÎES seig,neurs de Montjoie avaient le
/Olfei droit de battre monnaie ; mais le 15
^pfjrp juillet 1 554, l'empereur Charles-Quint
^9? défendit de recevoir dans le comté de
Bourgogne la monnaie de Montjoie, comme
n'étant pas de poids ni d'aloi ; ce qui a donné
lieu à ce proverbe, encore répété de nos
jours :
« Les mauvais payeurs payent en monnaie
de Montjoie. »
(Perron. Prov., p. 117).
— 453 ~
25
Le Champ du Mauvais Conseil
(Canton de Saint-Hippolyte)
e saint Suaire de Turin a été, durant
trente-quatre ans, de 1418 à 1452, à la
garde des seigneurs de Saint-Hippo-
lyte. Il était exposé chaque année sur
les bords du Doubs dans un grand pré appelé
le Pré du Seigneur. On le conservait dans
june chapelle de l'église paroissiale dite la
^Chapelle des Buessards, qui existe encore.
Les chanoines de Lirey, en Champagne,
^auxquels appartenait cette précieuse relique,
en avaient confié le dépôt à Humbert, comte
de la Roche. Plusieurs fois, ils sollicitèrent
Marguerite de Charny, sa veuve, de restituer
ce dépôt ; cette dame ne répondit point à leurs
réclamations ; enfin, elle assembla son con-
seil hors de la ville, à l'effet de délibérer sur
le parti que Ton prendrait à l'égard des de-
mandes instantes des chanoines, et ensuite de
la délibération de ce conseil, elle fit donation
;au duc de Savoie du suaire qu'elle déroba aux
recherches du chapitre de Lirey, jaloux de
reconquérir son glorieux trésor.
— 454 — -
Le lieu où se tint l'assemblée dont il vient
d'être parlé fut nommé le Champ du Mau-
vais Conseil.
(Annuaire du Doubs, 1846, page 148).
26
La Dame- Verte de Clémont
(Canton de Saint-Hippolyte)
|\ OUS montez au château de Clémont, pli*;
Tj célèbre dans le roman de la Nouvelle
Astrée que dans les annales de la pro-
vince, par la Combe à la Dame, ravin
profond, du haut duquel tombe en cascatellele
ruisseau de l'Œil-de-Bœuf. C'est à la source
fraîche de ce ruisseau qu'une fée chasseresse,
après avoir fatigué sa meute sous les hêtres
touffus de la montagne bleue, amenait quel-
quefois le comte de Montbéliard, et conviait à
un repas frugal ce nouvel Endymion. La
montagnarde en chapeau de paille bordé et
ceint de rubans bleu-céleste, vous contera que
de jeunes garçons de sa connaissance qui re-
venaient de la foire de Sainte-Hippolyte (sans
doute après avoir trop fêté Bacchus), se sont
vus tout à coup investis, au milieu des pa^
— 455 —
quiers déserts et des bois ténébreux, par une
troupe de jeunes dames ; que ces dames, aussi
espiègles que jolies, en avaient fait leurs
jouets, qu'elles s'étaient plu à les lutiner, à
égarer leurs pas ; qu'elles avaient ensuite
poussé de grands éclats de rire, répétés par
les échos menteurs ; que la Dame-Verte de
Clêmont était avec elles, les dépassant de
toute la tête, et paraissant présider à leurs,
jeux.
La tradition ajoute que ces déïtés folâtres
ont leur retraite nocturne dans les grottes
mêmes de la Combe à la Dame.
(Voir Monnier. — Culte des Esprits dans la Séqua-
nie, p. 37).
27
Le Revenant du Château
(Canton de Maîche)
^/(pN esprit revient tous les cent ans au
^lllt château de Maîche. A moins d'un quart
¥S?Kp ^e ^eue à l'ouest de cette ancienne pe-
(c) tite ville d'Urbs Metenuis s'élève une
verte colline où des taillis de hêtres et de
chênes voilent avec quelques sapins solitaires
— 456 —
les ruines d'un manoir féodal. C'est là qu'un
•cochon noir couve un trésor. Si Ton en croit la
tradition locale, ce cochon noir serait un sei-
gneur de cette terre, bien ancien, qui, pour
avoir été trop attaché aux biens de ce bas mon-
de, aurait été condamné après sa mort, à reve-
nir dans son exil terrestre, une fois tous les
cent ans. Il sort de la forêt des H âges, vient
rôder autour de la bourgade, une clef toute
rouge à la gueule, et chercher un homme
assez hardi pour la lui prendre. Quel bonheur
s'il en rencontrait un ! Son âme serait déli-
vrée de tous ses maux; et pour sa récompense,
son libérateur entrerait à l'instant même en
possession de richesses incalculables. Peu s'en
fallut qu'un certain maître d'école n'opérât ce
miracle.
Un soir d'hiver, qu'il venait de sonner la
retraite à huit heures, comme c'était alors
l'usage dans cette petite ville, il rencontre
l'âme du prétendu seigneur, qui, sous la forme
qu'il lui est permis de reprendre, sans doute
pour ne pas effrayer les gens, le prie de se
transporter à minuit précis dans un souterrain
du château. Le maître d'école en fait la pro-
messe héroïque, et comme s'il n'y avait plus
rien de mortel en lui, il se rend à point nommé
au lieu fatal.
Le sanglier noir lui apparaît, la gueule en-
— 457 -
flammée et tenant la fameuse clef entre ses
dents. A cette vue, toute la pusillanimité du
pauvre maître d'école se montre et f héroïsme
s'évanouit. Les yeux égarés, le front pâle, les
cheveux hérissés, le malheureux s'enfuit à
toutes jambes ; et, de son côté, l'âme désolée,,
disparaît en poussant des cris lamentables.
(D. Monnier, p. 48 et 499).
28
La Grotte de Mamabey
(Canton de Maîche)
lusieurs grottes curieuses se trouvent
sur le territoire du Mont de Vougney,
canton de Maîche, dans l'une d'elles qui
porte le nom de Mamabey, les bergers
se réunissent tous les ans à la Pentecôte pour
un banquet frugal.
On ignore l'origine de cette coutume et
l'on pense que cette grotte a été autrefois,
habitée.
~ 453 ~
29
La Sirène du Doubs
(Canton de Pont-de-Roïdes)
E sire de Mathay, riche et puissant sei-
gneur, aimait éperdu ment une belle
inconnue avec laquelle il se promenait
souvent jusqu'à minuit sur les rives du
Doubs. Une fois entre autres qu'il la sup-
pliait, après mille serments de fidélité, de se
faire connaître et de lui accorder sa main,
elle lui échappe et disparaît. Bientôt l'amant
délaissé voit sortir de la rivière une autre
jeune fille plus belle que Vénus et vêtue
comme elle. La nymphe s'approche du baron
et met en œuvres toutes ses grâces pour lui
plaire. Elle le prie d'une voix douce et char-
mante de descendre avec elle parmi les ro-
seaux du rivage. — « Non, répondit énergi-
quement le chevalier. J'ai juré fidélité à celle
que j'aime. » Sorti victorieux de cette épreu-
ve, le sire de Mathay épousa enfin sa bien-
aimée qui mit au don de sa main une condi-
tion unique. — « Permets-moi, seulement,
avait-elle dit, de ne point passer tout entière
avec toi, la nuit du vendredi. Ne demande
— 459 -
pas pourquoi, ne cherche pas à t'informer où
j'irai en te quittant. De ce secret dépend tout
notre bonheur et ma vie. » La clause accep-
tée, l'hymen accompli, rien durant quelque
temps ne troubla la paix de cet heureux cou-
ple ; mais la jalousie qui s'est emparée du cœur
de Mathay le rend inquiet chaque fois que
son épouse vient à quitter le lit nuptial. Où
va-t-elle, et pourquoi ces équipées nocturnes?
Il veut enfin éclaircir ce mystère. Il épie une
belle nuit la fugitive et parvient sur ses pas
jusqu'au bord du Doubs où elle se plonge et
commence à se jouer parmi les ondes. Mais,
ô surprise ! qu'a-t-il vu sous Feau transparente
du fleuve ? Le corps de la baigneuse qui s'al-
longe et se termine comme celui des sirènes.
L'épouse chérie du sire de Mathay n'était rien
moins que la Sirène du Doubs. La décou-
verte du mystère fit évanouir Fenchantement.
L'épouse du sire de Mathay ne reparut
jamais au château et l'infortuné baron expia
par de cruels revers tout ce qu'il avait goûté
de bonheur dans une alliance éphémère.
(Voir Recueil de TAcad. de Besançon, séance du 23
août 1862, p. 68).
(Voir aussi Album Franc-Comtois, p. 68).
30
Le Temple de Diane, a Laval
(Canton du Russey)
(S|^\OICI la première tradition qu'il m'a été
(Wm Poss^^e ^e recuei^ir dans le canton du
Russey : elle n'offre guère qu'un médio-
cre intérêt.
L'église de ce village, qui doit, dit-on, son
commencement à un monastère dépendant de
Montbenoît, paraît fort ancienne. Quelques
habitants croient que cette construction re-
monte au VIIIe siècle. D'autres vont plus loin
et affirment que c'était un temple consacré à
Diane.
(Voir annuaire du Doubs, 1846, p. 182).
ARRONDISSEMENT de PONTARLIER
Légende de sainte Colombe
[Bords du lac de saint Point)
(Canton de Pontarlier)
jU commencement du IIIe siècle, à l'é-
mwjjmU poque où saint Ferréol et saint Fer-
o^~P jeux furent martyrisés à Besançon,
vivait avec son père, au hameau de
de Bregille, une douce et chaste jeune fille du
nom de Colombe. Elle avait seize ans, et était
d'une remarquable beauté. Valérius, le chef
romain, en fut épris. Un matin, il se présenta
devant elle, et lui dit : Tu es belle, jeune fille ;
quitte ton père et sa cabane, et viens dans
mon palais ; je te donnerai de riches parures-
et je te comblerai de mille faveurs. Colombe,
— 4^2 —
qui était sage, demeura insensible à la prière
du Romain. Valérius, dédaigné par la jeune
chrétienne, jura de se venger. Le lendemain,
la pauvre jeune fille fut arrachée à son père
et conduite par de grossiers soldats devant le
juge romain. Toute défense étant pour elle
inutile, elle pleurait en silence et priait avec
ferveur. Nous l'avons destinée au culte de
l'amour, dit le juge romain ; qu'on la mène au
temple de Vénus, et que là, aux yeux de tous,
elle soit dépouillée de ses vêtements. Au mo-
ment où on lui arrachait son dernier voile,
ses cheveux se déroulent, grandissent tout à
coup, et, pour sauver sa pudeur, l'enveloppent
jusqu'aux pieds. Valérius devient alors plus
téméraire. Il s'élance vers Colombe et veut
porter la main sur ce voile céleste. A l'instant,
il est frappé de mort. La foule épouvantée s'en-
fuit et la vierge chrétienne, après avoir dit
adieu à son père, prend le chemin des monta-
gnes pour y chercher un abri sûr et y vivre
dans la solitude, la prière et l'extase. Non loin
de Pontarlier, dans la plaine stérile que bai-
gne le Drugeon, Colombe se choisit un réduit
dans le creux d'un rocher. Elle y vécut long-
temps. Une main invisible lui apportait cha-
que nuit le peu de nourriture qui lui était né-
cessaire. La mort la respectait. Un soir, son
ange gardien l'emporta dans le ciel, au milieu
463 —
d'un cortège de vierges et d'esprits purs. La
cellule de Colombe a été depuis convertie en
oratoire. On y vint de si loin pour la prier,
qu'un village se forma en cet endroit. Il porte
encore aujourd'hui le nom de sainte Colombe.
2
Légende de Damvauthier ou du Val
sainte Marie
{Bords dit lac de saint Point)
(Canton de Pontarlier)
NTRE Pontarlier et Mouthe, au pied des
montagnes du Mont-d'Or et de Noir-
Mont, dans la vallée que le Doubs ar-
rose en traversant les lacs de Sainte-
Marie et de Saint-Point ; il existait autrefois
une ville populeuse et florissante, nommée
Damvauthier. Un jour d'hiver que la neige
tombait à gros flocons, une pauvre femme,
portant son enfant dans ses bras, avait par-,
couru la ville entière en demandant l'aumône
à toutes les portes. Personne n'avait eu pitié
d'elle ni de son enfant. Elle s'éloigna en pleu-
rant de cette ville inhospitalière. Elle se traîna
chancelante et engourdie jusqu'aux pieds d'une
madone, où elle s'agenouilla pour prier la
— 464 ™
Vierge Mère. « Bénissez-nous, Marie, lui dit-
elle ; je succombe et mon pauvre enfant va
mourir de faim et de froid dans mes bras. »
Elle achevait à peine sa prière qu'un vieillard
se présenta devant elle. Il lui dit d'une voix
douce : Vous souffrez, pauvre femme ; venez :
je suis pauvre, mais charitable ; vous partage-
rez avec moi le peu que Dieu me donne. Sa
rustique demeure était à quelques pas de là,
au pied de la colline. La jeune femme y entra,
précédée du vieillard. Il la fit asseoir auprès
d'un feu pétillant et lui offrit à manger. Un
beau chien vint caresser les mains endolories
de l'enfant, qui commença bientôt à sourire
d'aise. Le vieillard leur prépara un lit de
bruyère où la mère et l'enfant ne tardèrent
point à s'endormir. Le lendemain matin, la
mère, réveillée avant le jour, appela et cher-
cha en vain le vieillard. Il avait disparu (i).
Au lieu même où la veille s'élevait la ville in-
hospitalière de Damvauthier, on ne voyait
plus qu'un lac immense. La mère vécut encore
longtemps. L'enfant devint un puissant guer-
rier. C'est lui qui, pour consacrer le souvenir
(i) Ce solitaire était saint Ponce ou saint Point,
qui a été canonisé par la voix du peuple, et en commé-
moration duquel les habitants qui s'établirent sur les
rivages du lac de Damvauthier changèrent ce nom en
celui de Saint-Point.
— 465 —
de cette nuit mémorable, convertit la mysté-
rieuse cellule en un prieuré, où les misérables
étaient toujours secourus.
Plus d'un pêcheur de ces parages a vu sous
les eaux transparentes du lac, et sortant de la
vase qui en fait le fond, les clochers de la cité
maudite. Plus d'un a entendu leurs sombres
lamentations à la veillée du jour des morts.
3
La Dame verte
(Canton de Pontarîier)
^^ï? N certain jeudi, les écoliers du collège
•mIjJl de Pontarîier en vacance, avaient déva-
v^j^' lisé les fruits d'un jardin, et, loin des
Yq yeux des maîtres, au bord d'une sablière
creusée en abîme profond, ils savouraient en
paix le butin de leur maraude. L'Achille de la
troupe faisait surtout le brave, et raillait ceux
qui semblaient avoir peur. Tout à coup un
fantôme apparaît : c'était la Dame verte.
Chacun fuyait en criant. Arrivés aux portes de
la ville, les enfants se rassemblent et se comp-
tent : un seul manquait : c'était le héros de la
bande. Pour le punir de son audace, la Dame
verte l'avait précipité dans la sablière. Mais,
— 466 — .
arrivant au fond avant lui, elle le reçut dans
un pli de sa robe et le déposa doucement sur
le gazon. Il en fut quitte pour la peur; mais
dès ce jour, il devint un modèle de sagesse, car
la leçon lui avait profité. Aujourd'hui encore
les enfants de Pontarlier ne passent qu'avec
effroi devant la sablière.
4
Le Pas de la Vierge
(Canton de Pontarlier)
J^p^N ce temps-là, un violent incendie éclata
au quartier Morieux, à Pontarlier. La
flamme, que le vent excitait, menaçait
Qp de dévorer toute la ville. Aucun secours
humain ne pouvait arrêter le fléau. Le Maïeur
de la cité, vénérable et pieux vieillard, invo-
que tout haut le secours de la sainte Vierge,
et fait vœu d'envoyer en pèlerinage à Notre-
Dame des Ermites deux principaux habitants
de la ville si, par miracle, le feu s'éteint. Les
prêtres et les religieux, accourus en pro-
cession sur le théâtre du sinistre, tombent à
genoux et entonnent le Salve Regina. Sou-
dain on voit apparaître au sommet des Pa-
re uses la Sainte Vierge dont la main s'éten™
— 4&7. — -
dait pour bénir. Aussitôt le vent tourne et
l'incendie s'éteint sous un torrent de pluie.
Dès lors sur la colline où apparut la Vierge,
on admire, parmi les sapins et les herbes,
l'empreinte merveilleuse de son pied. Un
tableau votif, offert par la ville de Pontarlier,
se voit à Einsiedeln et perpétue le souvenir
de ce miraculeux événement.
5
Berthe de Joux
(Canton de Pontarlier)
dix-sept ans, Berthe fut donnée en
mariage à Amaury. Bientôt celui-ci
dut partir pour une guerre lointaine
et se séparer d'une épouse tendrement
aimée. Après quatre ans d'absence, un cheva-
lier blessé se présente à la porte du château
de Berthe et demande l'hospitalité./ Berthe le
reconnaît du haut de son balcon, c'est un ami
de sa jeunesse, c'est Amé de Montfaucon.
<( Entrez, ami, lui dit-elle, et donnez-moi des
nouvelles d'Amaury, mon fidèle époux. »
L'imprudente accueillait dans Amé de Mont-
faucon un perfide séducteur. Bientôt, femme
coupable, elle oublie ses devoirs et n'a plus la
— 468 —
force de lui interdire le seuil de la chambre
nuptiale. Amaury revient quelque temps
après. Il entre sans escorte dans l'enceinte de
son manoir et surprend les deux coupables.
La colère lui inspire une cruelle vengeance.
Berthe fut enfermée dans une cellule étroite
et Amé de Montfaucon fut pendu à un arbre
de la forêt voisine. Berthe mourut dans son
cachot dont la fenêtre était tournée du côté
de la forêt. Elle vit jusqu'à sa dernière heure
le cadavre de son séducteur suspendu au gibet.
Cette forêt, qui regarde le fort de Joux, a
conservé le nom du pendu, et s'appelle encore
aujourd'hui le bois de la Fauconnière (i).
(i) On peut lire dans la Revue franc-comtoise , année
1889, n° de novembre, une intéressante pièce de poésie
sur Berthe de Joux, due au Dr Léon Chapoy, avec des
illustrations de Ch. Abram.
— 469 —
6
LOÏSE DE JOUX ET ThIÉBAUD DE
Neuchatel
(Canton de Pontarlier)
oïse avait vingt ans. Elle était belle ;
mais son front portait déjà la trace de
la douleur. Chaque jour elle se dérobait
JSP comme une ombre et allait s'asseoir
pâle et rêveuse au sommet de la montagne.
Autrefois, elle faisait l'orgueil de sa famille
Maintenant, son vieux père, désespérant de
la voir guérir d'un mal triste et lent dont son
cœur était atteint, pleurait d'avance une mort
prématurée. Un soir que la jeune fille errait
sur les rochers de la Fauconnière, un cheva-
lier bardé de fer se présente à elle. « Loïse, lui
dit-il, pourquoi pleurez-vous toujours ? Je
viens vous offrir mon amour. » — L'amour !
dit-elle ; ah ! c'est lui qui me tue; depuis trois
.ans je suis sans nouvelle de Thiébaud. Sans
doute il a péri sous le glaive de l'infidèle. —
« Erreur, dit le chevalier : j'ai vu Thiébaud de
Neufchâtel. Il est en Palestine ; heureux
•comme un sultan, il vit entouré de belles maî-
tresses et ne songe point à revenir. » — « Il
vit ! Oh ! ce mot m'arrache à la mort ! Puisse-
30
— 47° —
t-il être heureux, dit Loïse. Il vit! c'est assez
pour mon cœur. » — « Oubliez le parjure re-
prend le chevalier, et acceptez cet anneau et
cette chaîne d'or en gage de ma foi. » —
« Merci, dit-elle, je préfère mon martyre à
l'espoir d'un autre bonheur. » — A ces mots
le chevalier lève sa visière, tombe aux genoux
de Loïse qui reconnaît Thiébaud. Un cri de
bonheur s'échappe en même temps des lèvres
et du cœur des deux amants fidèles ; mais le
ressort de la vie de Loïse s'était brisé. Le len-
demain on l'enterra et l'on écrivit sur sa tom-
be : Loïse morte de bonheur.
7
La Jument du sire de Joux
(Canton de Pontarlier)
MAURY, après maintes campagnes,
s'ennuyait seul et oisif dans son châ-
teau. Pour se distraire, il allait souvent
se promener à cheval. Un jour, mon-
tant sa plus fière cavale, il traversait, pour
sortir, la porte du manoir. Comme il passait,
la herse vint à tomber et coupa en deux le
corps de son cheval. Amaury ne s'en aperçut
pas, et le cheval, sur deux pieds seulement
— 4/i —
continua son galop à travers la campagne. Il
arriva dans une gorge sauvage appelée la
Co mbe, où jaillit une fontaine. L'animal que
la soif dévore, s'approche de la source et se
met à boire, à boire indéfiniment. Amaury
fait de vains efforts pour obliger son cheval à
relever la tête. Il saute à terre et veut le frap-
per ; mais à l'instant il s'aperçoit que son che-
val n'a plus que deux pieds et que l'eau à me-
sure qu'il la boit ruisselle sur le sol par sa
large blessure. Amaury s'enfuit épouvanté
dans son castel. Il conte l'aventure à ses gens.
Chacun veut voir ; mais on ne retrouve plus le
cheval à la Fontaine ronde. Une fée avait
rendu Tanimal invisible. Depuis ce temps, la
Eontaine ronde coule toujours, mais avec in-
termittence. Elle retient et donne son eau
alternativement de six en six minutes. Les
habitants de la contrée ont cru longtemps que
c'était la jument invisible du sire de Joux qui,
venant cent fois le jour étancher à cette fon-
taine la soif qui la dévore, en tarissait les
flots, et que l'onde ne renaissait que quand
l'animal désaltéré cessait de boire.
8
Les Dames d'Entreporte
(Canton de Pontarlier)
lP^E s*re ^e Joux ava^ trois filles belles à
rendre un ermite amoureux. Le jeune
<?Wp seigneur Amaury aimait Loïse ; Berthe
.rsi" était adorée de Gaston, brave comme
saint Georges ; le troubadour Arthur brûlait
pour Hermance. Mais les châtelaines orgueil-
leuses se moquèrent de leurs prétendants.
Gaston résolut d'en tirer vengeance. Il réunit
dans son casteltous les seigneurs des environs,
qui avaient comme lui servi de jouets aux
dames de Joux. Liguons-nous, leur dit-il, et
défendons à tous les chevaliers comtois la
porte des trois cruelles. L'alliance est conclue.
Les chevaliers bardés de fer font le guet jour
et nuit sur toutes les avenues du castel qui de-
vient silencieux comme un tombeau. L'herbe
et la mousse, croissent aux dalles du porche et
aux pavés des cours. Privées d'adorateurs,
les châtelaines se désolent. Autant vaudrait
être cloîtrées, disaient-elles, que de vivre
ainsi, sans avoir à ses pieds un amoureux.
O nourrice, bonne mère, disaient-elles encore,
— 473 —
monte sur la plus haute tour. Vois-tu venir
dans la plaine quelque noble servant d'amour ?
— Je ne vois, répondait Hélène, ni panache
ni cimier de beau chevalier servant d'amour ;
je ne vois que le faucon qui rapporte sa proie
du fond de la vallée. Le sire de Joux dit alors
à ses filles : Il y va de Fhonneur de mon bla-
son. Je ne puis souffrir cette injure faite à ma
vieillesse. Allez, mes pages, et conviez pour
une fête les châteaux lointains. Un grand pas
d'armes doit se tenir au castel de Joux. La lice
sera ouverte à tout venant et la main de ses
trois filles appartiendra aux trois chevaliers
qui se seront le plus distingués dans les nobles
luttes du tournoi. Oublieux de leur promesse,
les seigneurs arrivent tout resplendissants
d'or et d'acier sur leurs fougueux palefrois.
Le sire de Joux siégeait au milieu de ses filles-
dont la beauté excitait l'ardeur des chevaliers.'
Le champ-clos est ouvert. Au son des trom-
pettes le combat s'engage. Après une lutte
terrible, trois héros seuls restent debout. A
eux, le prix de la victoire ! C'étaient Bras de-
Fer, Raymond le Bossu et Hugues au pied
fourchu, les trois plus vilains de la troupe.
Honteuses et désespérées, les filles du sire
de Joux, jadis si fières, cherchent un artifice
pour tromper les vainqueurs. Sires, leur di-
sent-elles, accordez-nous une faveur. Permet-
— 474 —
tez qu'un long voile nous dérobe aux yeux des
indiscrets. Nous avons fait vœu à Notre-Dame
de ne nous présenter à l'autel que sous un
vêtement qui nous cache entièrement aux
yeux des assistants. Les preux applaudissent
à un si pieux dessein. L'heure solennelle est
venue. Les cloches sonnent. « Allez, allez, bel-
les voilées, recevoir l'anneau nuptial. » Bien-
tôt le prêtre leur dit d'une voix solennelle :
a Damoiselles et nobles chevaliers, je vous
unis. Soyez heureux ! » Alors les épousées
enlèvent leurs voiles trompeurs. Ce sont trois
ignobles vassales qui, substituées aux filles
du sire de Joux, ont reçu les serments des no-
bles vainqueurs. Ceux-ci ne peuvent contenir
leur courroux. Ils tirent tous trois leurs épées
•et s'élancent à la poursuite de leurs fiancées
perfides. Elles fuyaient vers le noir défilé
d'Entreporte. Là, sur le point d'être atteintes
par le glaive vengeur des chevaliers, elles
sont changées soudain en trois gigantesques
rocs blancs et nus, qui s'appellent encore au-
jourd'hui les Dames cV Entreporte.
9
Le Pleurant des Bois
(Canton de Pontarlier)
N appelle de ce nom dans les montagnes
de l'arrondissement de Pontarlier des
accents plaintifs qui viennent à l'oreille
çj du voyageur, et que Ton prend tantôt
pour les tristes plaintes d'une créature hu-
maine qui se meurt dans quelque précipice,
tantôt pour celles d'un esprit infortuné qui
promène sa mélancolie dans les plus profon^
des solitudes.
10
Le Tilleul du Sabbat
(Canton de Pontarlier)
mI^)e sa^^at était le grand Sanhédrin des
A)L?n esprits de l'autre monde et des sorciers
de celui-ci. Il n'y a guère plus de cin-
rsrf quante ans qu'il se tenait encore à Pon-
tarlier sur un tilleul gigantesque planté entre
un couvent de religieuses et les ruines d'un
— 4;6 —
vieux château. Un ouragan renversa cet arbre
remarquable. On ne sait si les lutins ou le
diable en avait mangé le cœur; mais il n'avait
pour ainsi dire plus que l'écorce. Quand minuit
sonnait, on entendait d'abord dans le gros
tilleul un air mélancolique puis des soupirs avec
des cliquetis de chaînes, et bientôt après des
miaulements, de grands éclats de rire, des
chants discordants, accompagnés d'un bruit
d'instruments de cuivre. Les sons aigus d'une
flûte dominaient le concert infernal. C'était
Satan lui-même qui jouait de la flûte au sabbat.
Au premier chant du coq, tout rentrait dans le
silence. Plus d'un vivant, qui confessa avoir
assisté à ces réunions diaboliques sur lesquelles
on a fait tant de récits, a expié ses fautes sur
les bûchers de l'Inquisition.
II
Charles~le-Téméraire
et le Fantôme du Guerrier de Morat
(Canton de Pontarlier)
PRÈS les sanglantes journées de G r an-
son et de Morat, C h ar 1 e s-1 e-T ém ér ai r e
se replia sur la Franche-Comté et vint
camper à la Rivière, bourg fortifié au
- 477 —
pied du Laveron. Retranché dans le camp dont
il avait entouré cette petite place, Charles y
rassemblait les débris de son armée et de
nouveaux soldats pour recommencer la guerre.
Mélancolique et solitaire, il restait des jours
entiers sans parler. Un soir qu'il combinait
dans sa pensée des plans d'attaque et de
défense, le fantôme noir d'un de ses soldats
tués à Morat lui apparut et lui dit : ^ Charles ?'
ton étoile pâlit; renonce à la guerre et songe
à ton éternité ! » Le duc saisit son épée pour
punir celui qui ose lui parler de la sorte. Il lui
porte trois coups vig'oureux; mais le fer ne
frappe que le vide. Le fantôme lui crie alors
d'une voix terrible : « Ta colère est impuis-
sante; j'ai laissé mes os sur le champ de
bataille de Morat. Mon ombre va t'attendre
sous les murs de Nancy. » A quelques mois de
là, Charles-le-Téméraire, qui avait porté la
guerre en Lorraine, reçu la mort devant
Nancy.
- 47« -
12
L'Oratoire de Sainte Hélène
(Canton de Pontarlier)
ntre les villages de Villesaint et Dam-
martin, sur le penchant de la côte qui
domine au couchant la plaine de la
Chaux d'Arlier, s'élève une modeste
chapelle contre le mur à demi écroulé d'une
enceinte que la faux respecte, parce que là
furent autrefois enterrées les victimes d'une
peste qui ravageait le pays. Hélène, jeune fille
de l'un de ces villages, quand tous fuyaient
l'hôpital de Saint-Lazare, où s'entassaient les
pestiférés, se dévoua charitablement et paya
de sa vie le bonheur qu'elle trouvait à soulager
l'infortune de ses frères. Dieu voulut prouver
à nos pères que la charité est la voie la plus
sûre pour arriver à lui, et sur la tombe d'Hé-
lène, il permit que des miracles s'accom-
plissent. Nos hagiographes Francs-Comtois,
dans leur ouvrage moderne en quatre volumes,
n'ont point écrit la vie de cette sainte fille.
Cependant, en 1 841, Aug. Demesmay, visi-
tant l'oratoire de sainte Hélène, trouva, dor-
mant à l'ombre de ses murs, une pauvre
— 479 "
enfant qui laissait ainsi le bon Dieu garder son
troupeau dans les pâturages d'alentour. Le
bruit de ses pas réveilla la bergère. Il lui
demanda si réellement sainte Hélène avait été
inhumée en cet endroit. « Assurément, dit
celle-ci, car j'ai bien souvent entendu remuer
et chanter dans sa tombe. »
13
Le Mouton noir
(Canton de Pontarlier)
utrefois Jeannot, jeune berger du
village de Doubs, se donna au diable
sur la montagne de la Pareuse. Satan
lui promit vingt ans de vie et tous les
biens de la terre, à la seule condition qu'au
bout de vingt ans Jeannot reviendrait sous la
forme d'un mouton noir et serait condamné
à errer jour et nuit à travers les forêts qui
couvrent et environnent la Pareuse. Ce pacte
étant conclu et signé, le diable mit à la disposi-
tion de Jeannot un magnifique cheval tout sellé,
un costume couvert d'or et de pierreries,
une bourse pleine d'or et il disparut. En un clin
d'œil, le berger est transformé en gentilhomme.
Il laisse là ses pauvres vêtements, monte à
— 480 —
cheval et parvient en un instant à l'endroit où
jouaient les bergers ses camarades. Holà î
leur dit-il en passant, allez sur la Pareuse,
vous y verrez du nouveau et vous pourrez dire
que Jeannot n'est plus berger. Les pauvres
garçons, qui ne l'avaient point reconnu, se
rendirent aussitôt sur la Pare use, où ils trou-
vèrent sur riierbe les vêtements du berger.
Au moment où l'un d'eux se baissait pour les
ramasser, un nuage de fumée s'éleva en cet
endroit, et Ton entendit dans le lointain une
voix qui disait : Jeannot s'est donné au diable !
il est maudit !...
Les bergers prirent la fuite et racontèrent au
village cette étrange aventure. On en parla
beaucoup d'abord; ensuite on en parla moins;
enfin on n'en parla plus. Les anciens compa-
gnons de Jeannot étaient devenus des hommes,
et les enfants d'une autre génération allaient
à leur place garder les troupeaux sur la Pa-
reuse. Un soir quelques paysans, qui s'étaient
attardés à la foire de Pontarlier, avaient pris
les sentiers de traverses pour abréger le chemin .
Ils chantaient joyeusement et ne pensaient ni
à Dieu ni au diable. Tout à coup, au détour d'un
bouquet d'arbres, ils aperçoivent un mouton
no ir énorme, le front armé d'une double paire
de cornes, qui darde sur eux des regards flam-
boyants et qui s'apprête à leur disputer le
— 48 1 —
passage. A cette vue, les paysans effrayés
rebroussent chemin et s'enfuient, poursuivis
par l'affreux mouton noir. L'un d'eux, qui
était peut-être -un peu ivre et qui tomba dans
sa fuite, fut tué par l'animal qui le cribla de
coups de cornes. Le lendemain on retrouva
son cadavre horriblement mutilé. On se sou-
vint alors de ce qu'avaient dit autrefois les
petits bergers de la disparition de Jeannot; et,
comme on vit souvent le même mouton noir
errer au bord de la forêt, personne n'osa
depuis s'y aventurer aux heures tardives, à
part quelques étrangers qui, ignorant le péril,
furent victimes de la rage du mouton noir. Ce
mouton noir, c'est Jeannot qui, après avoir,
joui pendant vingt ans de tous les biens de ce
monde, subit sa peine de réprouvé. On dit
qu'aujourd'hui le mouton noir de la Pareuse
n'a plus le pouvoir de nuire aux vivants. Mal-
gré cette assurance, on le redoute encore dans
le pays et le passant attardé aime mieux faire
un long détour que de traverser cet endroit
maudit, où. l'on craint toujours de rencontrer
le mouton .noir.
Les Chats sur l'Arbre
(Canton de Pontarlier)
@)/ pN cavalier passant sous le château de
njo' Joux, aperçut plusieurs chats sur un
ǧj?te arbre. Il s'avance et détache une esco-
{C)J pette qu'il portait, fait tomber de l'ar-
bre un demi-ceint auquel pendaient plusieurs
clés, et les emporte au village. Etant descendu
au logis, il demanda à dîner. La maîtresse ne
se trouve point non plus que les clés de la
cave. Il montre le demi-ceint et les clés qu'il
portait, l'hôte reconnaît que c'est le demi-
ceint et les clés de sa femme, laquelle arrive
sur ces entrefaites, étant blessée à la hanche
droite. Le mari la prend par rigueur. Elle
confesse qu'elle venait du sabbat et qu'elle y
avait perdu son demi-ceint et ses clés, après
eivoir reçu un coup d'escopette en Tune des
hanches. Boguet rapporte cette histoire dans
son discours des sorciers.
i5
Le Dragon de la Reuse
(Canton de Pontarlier)
N racontait encore au commencement
du XIXe siècle à la Cluse et aux Verriè-
res qu'une espèce d'hydre ou de dragon
épouvantable, aux sept têtes et sept
gueules monstrueuses, ravageait tout autre-
fois dans le val de Travers conduisant de
Pontarlier à Neufchâtel. Le conducteur de la
diligence qui faisait le service entre ces deux
villes n'avait plus peur du monstre en 1826. Il
affirmait alors aux voyageurs que la contrée
avait été depuis longtemps délivrée de ce
dragon par un hercule nommé Raimond, de
Siaint-Sulpice ; mais il ajoutait sans rire,
avec un accent de conviction, que le dragon
aurait avalé ses deux chevaux en travers
sans les mâcher.
- 484 -
16
Le Pont de l'Abbaye
(Canton de Montbenoit)
'abbaye de Montbenoit fut fondée par
planta dans ce pays, alors inculte, des
.^f vassaux du royaume d'Arles, et les
donna aux moines en toutes justice et directs
droits et dépendance.
Le dialecte du Sauget et environs de Mont-
benoit, le prouve encore assez clairement ;
c'est presque le doux et fin parler de la Pro-
vence. En 1 2 1 8, Henri de Joux l'enrichit encore
de nouveaux biens, et dans les siècles suivants
plusieurs autres seigneurs de cette noble
maison ajoutèrent encore aux libéralités de
leurs ancêtres; car dans ces temps où le pau-
vre pays de Bourg-ogne n'avait encore ni cour
permanente, ni capitale somptueuse, le luxe
des riches barons consistait surtout à doter à
l'envi couvents de nonnes et de moines. L'ab-
baye de Montbenoit devint ainsi une des
communautés les plus riches de notre province.
Un des privilèges des moines de l'abbaye
était de faire payer le passage aux voyageurs
485 -
qui traversaient le pont jeté sur le Doubs, non
loin de leur cloître. Une fois, c'était en avril
ii 25, un soir, une jeune fille dont la mère
était au lit de mort arrivait montée sur son
âne, au pont de VabbsLje de Montbenoit. Un
moine Farrête et lui demande de l'argent.
Las-moi ! dit-elle, je n'en ai point. Je vais
voir ma mère à Montbenoit. Laissez-moi pas-
ser pour l'amour de Dieu. Le moine cupide
lui refusa le passage. Soudain elle dirige son
âne du côté de la rivière et s'élance avec lui
au milieu du Doubs, où elle périt noyée. Sa
vieille mère aussi mourut bientôt après. On
-dit que depuis ce temps, chaque année au 15
avril, Fombre de la jeune fille pénétrait dans
le couvent, entrait dans la cellule du moine,
•le prenait aux cheveux, lui faisait courber le
le dos, lui mettait un mors à la bouche et,
-montée sur lui, comme autrefois sur son âne,
elle le faisait marcher jusqu'au pont de l'ab-
baye sur ses mains et ses genoux, en le meur-
trissant de coups et en lui disant : Ma mère en
mourant est allée au ciel. Tu me l'as ravie
pour toujours, car tu m'as fait mourir en état de
: péché. Pendant quarante années le moine en-
dura ce martyre, et n'en fit la révélation qu'à
l'heure de sa mort. Une sculpture placée au
-chœur du cloître conserve la mémoire de qe
fait. Elle représente une jeune fille qui chevau-
31
— 486 ~~
che sur les épaules d'un homme qu'elle frappe
(Tune houssine et qui porte un mors à la bou-
che.
<ORGON étant mort martyr en Orient,
où il fut canonisé. Vers y65, la peste
^ désolait le diocèse de Metz. Pour con-
jurer le fléau, l'évêque de cette ville, saint
Chrodegand, envoya des ambasseurs au Saint-
Père, avec mission de lui demander une reli-
que. Le pape remit à ces pieux envoyés une
châsse d'argent renfermant le corps du bien-
heureux saint Gorgon. La sainte caravane se
met en route et des miracles éclatent à chaque
pas depuis Rome jusqu'au monastère d'A-
gaune, où l'on se repose un peu de temps ;
puis les pèlerins continuent leur route. Mais
chose étrange, aucun nouveau miracle ne vient
à se manifester. On continue à suivre la voie
romaine d'Italie en Gaule par Orbe et Pon-
tarlier. Tout à coup, non loin de la source de
la Loue et de la roche de Haute-Pierre, le
17
Légende de Saint Gorgon
(Canton de Montbenoit)
transportés à Rome.
- 48; -
char triompal roule dans un fossé. La châsse
s'entr'ouve : elle est vide !... Le corps de
saint Gorgon avait été soustrait par les moi-
nes du monastère d'Agaune. L'évêque de-
Metz porte plainte au roi Pépin, qui envoie
aussitôt une armée pour redemander aux
moines d'Agaune la relique qu'ils sont accu-
sés d'avoir soustraite. Ils font peu de résis-
tance et s'excusent comme ils peuvent de leur
pieux larcin. La sainte caravane, à qui la pré-
cieuse relique a été restituée, continue son
chemin, et des miracles s'opèrent de nouveau
jusqu'au terme du voyage.
Sur le lieu même où la sainte litière s'était
entr'ouverte, on construisit un oratoire où un
orteil du saint fut conservé longtemps dans
un coffret d'ivoire et de vermeil. Toutes sor-
tes de miracles s'y opéraient. De nombreux
pèlerins y accouraient de toutes parts. Bien-
tôt un village s'éleva en cet endroit fréquenté
par tant de visiteurs. Ce village existe encore
aujourd'hui non loin de la source de la Loue
et de la roche de Haute-Pierre. C'est Saint-
Gorgon.
488
i8
La Louve et la Chèvre sorcière
(Renédale, canton de Montbenoit)
UTREFOIS les bergers de Renédale,
chèvres et de moutons sur le sommet
de la montagne, d'où l'œil plonge dans les
gorges de Mouthier. Tout-à-coup une louve
affamée sortit d'une forêt du voisinage et vint
fondre sur le troupeau. Les brebis et les
agneaux furent assez heureux pour échapper
à la dent de leur vorace ennemie. Mais la
louve poursuivait une chèvre qui avait pris la
fuite du côté du précipice. Déjà elle n'était
qu'à deux pas de l'abîme, quand la louve
n'ayant plus qu'un bond à faire s'élança de
toute sa force sur cette riche proie. Par un
brusque détour la chèvre esquiva l'atteinte de
la louve. Celle-ci, emportée par son élan, se
précipita du haut de la roche à pic dans un
« Je prends plaisir à relire ces contes,
« Si je n'y crois comme à la vérité. »
Ch. Viancin.
du canton de Montbe-
nt leurs troupeaux de
- 489 -
ravin d'une profondeur épouvantable. Les
bergers de Renédale accoururent, la chèvre
n'avait aucun mal et broutait tranquillement
une branche d'épine, tandis que, des profon-
deurs du val, d'horribles hurlements montaient
jusqu'à eux. La bête vorace, en tombant la
tête la première dans le bassin d'une source
abondandante, poussa des cris si fort et si
affreux que les eaux qui s'en échappent les
répètent encore aujourd'hui dans les échos de
la vallée. Les bergers de Renédale et ceux
d'alentour allaient redisant que ces cris n'é-
taient autres que les hurlements de la Louve,
C'est pourquoi la rivière qui prend sa source
en cet endroit sous une immense roche caver-
neuse a été depuis appelée la Louve par cor-
ruption la Loue.
Mais la tradition ajoute que la pauvre bi-
que, pour avoir su échapper si merveilleuse-
ment au trépas, fut accusée d'être sorcière, cè
qui anciennement arrivait aux chèvres aussi
bien qu'aux femmes. Elle fut mise à la tor-
ture, jugée en due forme, condamnée et brû-
lée toute vive.
— 490 —
19
Les Grottes de la ville du Pont
(Canton de Montbenoit)
LA ville du Pont, village situé dans le
val du Sauget, canton de Montbenoit,
on aperçoit près des bords du Doubs
des bancs de rochers plats, au milieu
desquels se trouvent des cavités de formes cir-
culaires, que Ton désigne dans le pays sous le
nom de Chaudières. Non loin de là, on remar-
que dans un rocher l'ouverture cintrée d'une
caverne dans laquelle, suivant la tradition, les
.Fées bienfaisantes du canton faisaient cuire
-des gâteaux.
A deux kilomètres et demi de la même
commune, en un point où les bancs de rochers
se relèvent perpendiculairement, on trouve
une autre ouverture ovale, d'un accès difficile.
Parvenu à l'entrée qui est à quinze mètres au-
dessus du sol, on découvre sur le côté méridio-
nal trois salles de grottes dont la voûte est
percée d'une crevasse qui donne passage à
l'air. Quand les bergers font du feu dans ces
cavernes, la fumée s'échappe par les crevasses
supérieures, ce qui a fait donner à ces grottes
le nom de Grottes delà Cheminée.
— 49i —
On croit qu'elles ont servi de refuge aux
habitants du canton pendant l'invasion de
Weimar, en 1636.
On y a retrouvé des débris d'armes et d'us-
tensiles de ménage.
20
Légende de Remonot
(Canton de Morteau)
Remonot, non loin de la Grotte du
Trésor, appelée aussi la Baume du
Diable, au pied d'une montagne es-
carpée comme un rempart, qui reflète
dans le Doubs sa cime blanchâtre, il est une
chapelle creusée dans la pierre et une madone
vénérée dans tout le pays.
On parvient dans cette grotte en descendant
une espèce de tour adossée au rocher. La cha-
pelle est éclairée par une fenêtre que l'on a
percée dans un petit bâtiment construit sur
le devant du souterrain. Cette grotte rap-
pelle les catacombes où les premiers chrétiens
se réunissaient pour célébrer leur culte. Elle
est appelée l'église de Notre-Dame de Remo-
not, et l'on s'y rend en pèlerinage. Derrière
l'autel on voit une petite source d'une eau
— 492 —
limpide qui coule avec un bruit argentin. On
dit que c'est la bonne Notre-Dame qui a
creusé de sa main, dans sa jolie grotte, cette
source miraculeuse et que cette eau guérissait
jadis toutes les maladies. Pourquoi n'a-t-elle
plus aujourd'hui les mêmes vertus? C'est appa-
remment que la foi se perd ici comme ailleurs.
L'histoire merveilleuse de la vierge de Remo-
not remonte à l'époque des croisades.
En ce temps-là, un ermite s'était retiré dans
les rochers de Remonot, et y avait vécu de
longues années. Ce saint homme n'appartenait
pas à la catégorie des moines vulgaires : c'était
un grand seigneur du pays. Longtemps il
avait fait la guerre en Palestine, et, après
s'être couvert de gloire sur les champs de
bataille, il était revenu dans sa patrie. Mais au
lieu de rentrer dans son château, il s'enferma
dans ce rocher pour accomplir un vœu qu'il
avait fait. Il avait apporté avec lui une statue
de la Vierge qu'il avait placée dans un coin de
la grotte, en lui faisant un dais avec sa ban-
nière des batailles, et un trône avec son bou-
clier. Ceux qui venaient visiter le saint ermite
ne se retiraient pas sans adresser une prière à
la Vierge, et ils s'en retournaient ou plus
heureux ou plus sages. L'eau qui baignait les
pieds de la statue rendait la vue aux aveugles,
l'ouïe aux sourds, la force aux paralytiques et
— 493 —
guérissait les malades de la lèpre. L'influence
de ces eaux bienfaisantes s'étendait jusqu'aux
campagnes des alentours et faisait prospérer
miraculeusement fruits et moissons.
Après la mort du saint ermite, on voulut
dépouiller la grotte de Remonot du trésor
qu'elle renfermait. Dès longtemps, la posses-
sion de cette statue de la Vierge excitait l'envie
des chanoines de Montbenoit. Ils disaient que
c'était pitié de voir la mère de Dieu logée
dans un noir rocher; que l'autel delà cathé-
drale de Montbenoit lui conviendrait mieux,
et qu'il n'y avait pas d'autre place digne d'elle.
Les chanoines vinrent donc solennellement
l'enlever de son asile et la transportèrent dans
leur église de Montbenoit où ils l'ornèrent avec
le luxe de l'époque, et, pour obtenir d'elle des
miracles, comme elle en faisait à Remonot, ils
lui prodiguèrent l'encens et les prières. Ce fut
en vain : la Vierge restait muette. Toutes ces
prières et ces somptueuses dévotions dont elle
était l'objet, ne valaient sans doute pas les
invocations que les pauvres pèlerins venaient
lui adresser au fond de sa grotte bien-aimée,
et, comme depuis le jour où les chanoines
l'avaient enlevée de son modeste asile, bien
des yeux s'étaient remplis de larmes, la Vierge
retourna d'elle-même à son rocher, où de nou-
veaux et nombreux miracles s'accomplirent
— 494 ~
encore pendant les siècles suivants. On dit
que les habitants de la contrée n'ont jamais
invoqué en vain Notre-Dame de Remonot.
21
La Vierge de Monpetot
(Canton de Morteau)
A tradition raconte qu'un habitant de
Monpetot, nommé Dumont, rapporta de
la terre sainte une petite statue en bois,
r^T^ sculptée avec art, et dont l'origine re-
montait à une époque lointaine. Le bâtiment sur
lequel Dumont s'était embarqué pour rentrer
en France fut assailli par une violente tem-
pête et jeté sur la côte barbaresque. Les Maures
s'emparèrent de Dumont, le dépouillèrent de
tout ce qu'il possédait; mais il parvint à con-
server sa précieuse statue. Condamné à servir
comme esclave un maître farouche, il vécut
longtemps d'une vie de souffrances et d'humi-
liations. Après cette première épreuve, il
réussit, par la douceur de son caractère, à
inspirer confiance à son gardien. On l'employa
aux travaux de l'agriculture, en le surveillant
de moins près. Un jour, au temps de la récoite
des foins, il se trouvait en pleine campagne,
— 495 ~
éloigné de ses compagnons et de tout surveil-
lant, il eut tout à coup l'idée de s'enfuir; il
monte sur une mule qui se trouvait auprès de
lui et s'élance au galop, atteint un fleuve qu'il
traverse avec peine et parvient sur l'autre
rive, retombe dans l'eau; puis, par un dernier
effort, se i élève avec sa monture et continue
enfin heureusement sa route. De retour dans
son pays natal, il fit construire un oratoire et
y déposa la sainte statue, à laquelle il attri-
buait le bonheur qu'il avait eu de se soustraire
à l'esclavage. Devant la chapelle s'élève un
orme gigantesque. L^s habitants du pays
racontent qu'en 1793, quand on emporta la
madone en Suisse, pour la soustraire aux pro-
fanations de ce. temps de trouble, l'orme, qui
chaque année ressemblait à un immense ré-
seau de verdure, ne poussa pas une feuille.
22
Le trou de l'Enfer
(Canton de Morteau)
^V0 noir et profond, dont les bords sont
— 496 —
ombragés de vieux sapins moussus et crevassés.
Ce lieu a un aspect sinistre qui saisit le cœur
et le glace d'effroi. Du fond de cet abîme
s'exhale, comme une plainte étouffée, le bruit
d'une source invisible. Cette source, on l'ap-
pelle la Fontaine du Diable et le ravin où
elle coule le Trou de V Enfer.
On raconte que le diable, il y a de cela
plusieurs siècles, venait de faire une tournée
dans notre pays. Fatig*ué d'une longue mar-
che et pliant sous le poids du sac où il renfer-
mait les âmes qui s'étaient laissées prendre à
ses embûches, il vint s'asseoir tout essoufflé à
l'endroit que je viens de décrire. Mais alors, à
la place du ravin, il y avait une jolie clairière
tapissée de mousse et de fleurs, au milieu de
laquelle s'élevait un rocher d'où s'échappait
l'eau limpide d'une source. Le diable, mourant
de soif, jeta sur l'herbe son lourd fardeau et
approcha de la source ses lèvres brûlantes.
Pendant ce temps, l'ange Gabriel, qui s'était
embusqué derrière un buisson, s'avance en
rampant jusqu'au sac, le charge sur ses épaules
et disparaît. Satan désaltéré tourna la tête
vers l'endroit où il croyait retrouver son trésor,
et, ne le voyant plus, il poussa un cri terrible,
qui secoua les arbres de la forêt et fit tres-
saillir les montagnes d'alentour. Il se livra
longtemps à des recherches inutiles, avec de
— 497 ™
grincements de dents et des rugissements de
bête fauve. Enfin, il frappa la terre de son
pied fourchu, avec tant de force, que le sol ,
s'entrouvrit, entraînant le diable et la source
dans ses profondeurs.
Depuis, ce lieu est maudit, et quand on est
obligé de le traverser, il est prudent de réciter
un Ave et de se signer trois fois.
La Grotte du Roi de Prusse
(Canton de JVEorteau)
UTREFOIS, dans le temps de nos ancê-
tres les Gaulois, les fées habitaient
cette fraîche grotte que l'on rencontre
sur la rive droite des bassins du saut
du Doubs. Elles vivaient alors en parfaite
intelligence avec les paysans de la contrée. On
assure même que souvent elles comblaient les
filets du pêcheur, et que plus d'une fois leur
invisible main, guidant son aviron pendant
l'orage, le conduisit au port. Mais elles s'en-
fuirent à la vue de Frédéric Guillaume III,
lorsqu'en 18 14 il entra en conquérant dans
leur asile et détruisit à tout jamais le mystère
et le prestige, qui l'environnaient, en faisant
- 498 -
graver son nom sur l'arcade de la grotte,
comme pour apprendre à tous qu'elle n'appar-
tenait plus aux fées, mais au roi de Prusse.
24
La Ronde des Esprits
sur les Bassins du Saut du Doubs
(Canton de Morteau)
ADIS les êtres surnaturels qui peuplaient
les rives. du Doubs, depuis la coquille de
rocher qui lui sert de berceau, jusqu'à
ses magnifiques palais de Chaillexon,
venaient tenir cour plénière sur les bassins
du saut du Doubs, pendant les belles nuits
d'été. On y voyait quand on osait regar-
der, les Djiuns des Noirs-Monts, sorciers
dont les artifices faisaient manquer ou réussir
l'œuvre de nos fromagers, et qui gardaient ou
égaraient les troupeaux pendant le sommeil
des pâtres ; les pâles ombres errantes dans les
brumes du lac de Damvauthier, aujourd'hui
Saint-Poinct ; la mélancolique ondine de la
source bleue ; la dame verte de Pontarlier ;
enfin tous les follets du val du Sauget et dè
Remonot, lutins qui font rêver d'amour les
— 499 ~
jeunes filles, mais dont la main se plaît aussi
à embrouiller leurs fuseaux, et à mêler la
crinière des chevaux. Alors, dit-on, une mu-;
sique enchantée errait à l'entour des monta-
gnes ; sur les eaux limpides, on entendait des
frôlements semblables à celui des ailes de
l'orfraie, et les Esprits, sous la forme d'étoiles
filantes, traversaient les airs pour se rendre à
la ronde magique. De tout ce peuple de l'autre
monde, Echo seule est restée dans les bassins
du Doubs; elle répète encore sept fois le nom
qu'on lui jette, et redit les refrains des ar-
mai lit s des Brencts et des pêcheurs de Vil-
lers. Son murmure accompagne le mugisse-
ment du fleuve, lorsqu'il se précipite du haut
des rochers dans un abîme insondable.
25
Le Saut du Doubs
(Canton de Morteau)
ÉTAIT un beau jour de printemps. Une
troupe joyeuse sort d'une chaumière
voisine du Villers et vient se promener
en nacelle sur les bassins du Doubs.
— 500, —
Une des jeunes filles porte à son corsage le
bouquet d'épousée. Assis auprès d'elle son
mari se met à chanter. La barque passe près
d'une croix où ces mots sont écrits : Passant,
prie% pour moi ! Personne ne songe à
prier ; personne même ne se signe. Le jeune
époux continue sa chanson. Bientôt les ra-
meurs fatigués laissent aller la nacelle au gré
de Tonde et de la brise. Tout à coup un cri
d'effroi se fait entendre. Le courant irrésisti-
ble entraîne l'embarcation sur les écueils. Un
vieux saule étendait en cet endroit ses ra-
meaux sur l'abîme. Une main le saisit et s'y
cramponne avec rage. L'arbre se rompt.
Tout effort est inutile et Fembarcatiori est
précipitée dans le gouffre avec tout ce qu'elle
portait de jeunesse et d'espérance.
Seulement, à quelque temps de là, un pê-
cheur du V Hier s trouva dans sa nasse un
bouquet de fleurs d'oranger.
26
La Grotte du Trésor ou la Baume
du Diable
(Canton de Morteau)
on loin de Remonot se trouve la Grotte
du Trésor, appelée aussi Baume du
Diable.
Suivant une tradition qui remonte au
XVIIe siècle, cette grotte renferme un trésor
gardé par un dragon ailé. Cette croyance po-
pulaire vient sans doute de la découverte d'un
certain nombre de pièces de monnaie enfouies
dans cette grotte pendant les invasions qui ra-
vagèrent le pays, et notamment lorsque les
habitants de la vallée du Sauget y cherchè-
rent, pendant la guerre de dix ans, un refuge
contre la rapacité des suédois, commandés par
Weimar.
32
— 502 —
27
Aventure de Fauche
(Canton de Morteau)
eux bourgeois de Neuchâtel nouvelle-
ment gagnés au protestantisme, l'un
nommé Fauche et l'autre Sauge, al-
laient un jour à la vigne. Passant devant
une chapelle dédiée à saint Jean, ils regar-
daient une statue de bois représentant l'apô-
tre. Fauche dit à son compagnon : « Voilà
une image que je mettrai demain au feu ! »
En revenant le soir, il prit la statue et la
porta dans sa maison. Le lendemain matin,
l'ayant jetée dans son poêle, une explosion
eut lieu. Le poêle fut brisé, ses débris lancés
dans toutes les directions mirent le feu à la
maison qui fut réduite en cendres. Fauche,
qui échappa, par miracle, à la mort, crut
voir, dans cet événement la main de Dieu qui
le châtiait. Il ne fut pas sourd à cet avertisse-
ment et, pour revenir à la religion de ses pè-
res, qu'il avait follement abandonnée, il se
retira et s'établit à Morteau, où sa postérité
tint longtemps un rang honorable.
™ 503 ~
28
Le Champ du Sang
TRADITION HISTORIQUE
(Cantons de Villers et Morteau)
es protestants de la Suisse avaient ré*
solu de pénétrer de force en Franche-
Comté. Différentes familles, bannies de
Besançon, à la prière de l'archevêque,
par ordre de Maximilien II, s'étaient réfugiées
à Neuchâtel, Montbéliard et Genève, auprès
de leurs coréligionnaires ; elles furent l'âme
d'un vaste complot, qui tendait à diriger en
même temps plusieurs attaques sur Besançon,,
pendant la nuit du 21 juin 1575, et à livrer
cette ville aux réformés, qui de là devaient se
répandre dans toute la province. Tandis que
ceux de la principauté de Montbéliard se por-
teraient sur le quartier Battant, un corps de
volontaires partis de Neuchâtel, avait pour
mission d'escalader la porte de Varesco, ac-
tuellement porte Notre-Dame. Dans Tinté-
rieur de la ville, un certain nombre d'afïiçlés
devaient aussitôt se réunir à eux. Mais aupa-
ravant, ceux de Neuchâtel comptaient s'em-
parer de Morteau, s'y établir fortement et de
— 504 —
là correspondre avec la Suisse. Ce fut entre le
Villers et Morteau, au gué de Sobey, que des-
cendit une troupe bien armée, sous la conduite
du baron d'Aubonne. Les habitants de Villers
et de Morteau se hâtèrent d'accourir au cri
d'alarme et de leur disputer le passage l'épée
à la main. Une foule de laboureurs, s'élançant
des fermes de Noël-Cerneux et des Fins,
grossirent le bataillon, qui livra un combat
acharné et sanglant. Surpris, accablés et per-
dant courage, à la vue de leurs compagnons
étendus morts sur la place, les agresseurs
s'enfuirent en désordre et se hâtèrent de
repasser le Doubs. Un endroit, non loin de
Villers, qui fut le théâtre de ce glorieux
combat, a été appelé depuis cette époque
Le Champ du sang. Ce fut à cette occasion
que le parlement, votant de solennelles actions
de grâces aux habitants de Morteau, les déclara
Citoyens de Besançon.
— 505 —
29
La Dame de Volson
(Canton de Morteau)
£on loin du village de Fontenottes, se
^ trouve une petite éminence qui porte
de Volson. Il y a bien long-
temps qu'un sire de Volson, ayant son
château sur cette hauteur, partit pour la croisa-
de avec le saint roi Louis le neuvième, en lais-
sant sa femme sous la garde de la Vierge. La
châtelaine était sage et chaque jour elle priait
la divine mère à laquelle son honneur et sa
dignité d'épouse étaient confiés. Un jour un.
jeune cavalier se présenta, disant qu'il venait
de la part du sire de Volson apporter un mes-
sage à la châtelaine. Il fut introduit et montra
comme preuve de sa mission, un anneau qui
ressemblait tellement à celui du sire de Vol-
son, que son épouse s'y méprit. Elle accueillit
favorablement l'étranger, qui prit d'abord les
manières d'un protecteur, puis celles d'un
maître, et enfin celles d'un séducteur auda-
cieux. Un soir, se trouvant seul avec la dame
de Volson, dans un appartement élevé, il
s'approche de la châtelaine et ose Tétreindre
— 5o6 —
avec ardeur ; mais à ce contact, une vive
flamme embrase aussitôt les vêtements de la
dame, qui avait invoqué, dans ce péril, sa
céleste protectrice. Le feu se communiqua,
avec la rapidité de l'éclair, à tout l'édifice qui
fut consumé en quelques minutes, avec ce
qu'il renfermait. La violence de l'incendie fut
telle que les murs très épais du château furent
calcinés jusque dans leurs fondations, au point
qu'aujourd'hui on ne peut en retrouver la
moindre trace. La tradition ajoute cependant
qu'on a vu durant des siècles, à l'heure de
minuit, des flammes sortir de terre à l'endroit
où s'élevait le manoir de Volson. On dit même
encore dans la contrée que ce phénomène se
renouvelle une fois chaque année, à la même
heure et à la même date.
30
Fondation de l'Eglise de Fontenotte
(Canton de Morteau)
§ANS une des vallées sauvages de Mont-
lebon, sur la rive droite du Doubs, un
vieillard, Jean-Claude Billod, gardait
^ seul sa maison isolée. Ses trois fils
étaient absents. Une bande de Suédois s'a-
— 507 —
battit sur la ferme, et après l'avoir pillée, les
cavaliers, attachant le vieux père à la queue
d'un cheval, l'emmenèrent dans la direction
de Morteau. Les trois fils, de retour, devinent
ce qui s'est passé et courent aussitôt, armés
jusqu'aux dents, pour leur couper le chemin.
Cachés derrière un bloc de pierre devenu fa-
meux sous le nom de Pierre du Serment, ils
jurent d'ériger un oratoire à la Vierge Marie,
s'ils parviennent à sauver leur père. Quand
les six cavaliers ennemis parurent, trois tom-
bèrent frappés parles balles des fils de Billod,
qui ensuite s'élancèrent sur les trois autres,
les désarçonnèrent, et les tuèrent après une
courte lutte où ils furent vainqueurs.
L'oratoire s'éleva dans ce lieu et devint
V Eglise de Fontenotte.
La Tête de Jean Calvin
Bassins du saut du Doubs
(Canton de Morteau)
près avoir éprouvé un chagrin de cœur,
Amaury se fit ermite et alla s'enterrer
tout vivant dans une grotte qu'il avait
trouvée parmi les rochers dans l'en-
— 5o8 -
ceinte dèsquels le Doubs est encaissé en amont
de sa chute. fAprès bien des années passées
dans la contemplation et la prière, le pieux
ermite mourut. On l'enterra près de sa retraite
et une grande croix fut posée sur sa tombe par
les bénédictins de Morteau. Elle y resta jusqu'à
un soir de l'été 1530, époque à laquelle des
pêcheurs, revenant du saut du Doubs, arrê-
tèrent leur barque au pied du rocher pour
réciter un De prof midis. Quel fut leur éton-
nement, en levant les yeux, quand à la place
de la croix de l'ermite, ils virent un feu qui la
dévorait, et autour, une bande de démons qui
attisaient la flamme, en se démenant d'une
façon hideuse. Lorsque la croix fut consumée,
Satan lui-même détacha un gros quartier de
pierre et en écrasa la tombe de l'ermite. C'est
ce bloc de rocher que l'on voit s'allonger me-
naçant sur le bord de la montagne, et comme
cette masse s'arrondissait en tête colossale,
qu'elle riait et grimaçait horriblement, les
démons se mirent à hurler :
« Ceci est la tête de Jean Calvin. »
— 509 ~
32
La Fille du Fondeur
(Canton de Morteau)
Jjjjjj^N fondait alors une cloche pour l'église
ijl^ de Morteau nouvellement construite :
chacun, suivant l'usage de ce temps-là,
y venait jeter dans le fourneau une pièce
d'argent, afin que la cloche en fusion eût un
son argentin. Une femme riche, mais détestée,
que l'on avait surnommée la Bribranbran, fut
repoussée durement par le fondeur, au moment
où elle s'approchait du fourneau pour y jeter
un écu. — « Retire-toi, femme maudite, lu*i
dit le fondeur ; aux yeux de Dieu, l'obole du
pauvre a plus de prix que Fécu du mauvais
riche, et le tien pourrait porter malheur à mon
fourneau. » La Bribranbran se retira en disant
qu'elle saurait bien faire sonner la cloche pour
la fille du fondeur.
Guillaume, le fondeur de cloches, était
allemand d'origine. Son père et sa mère étaient
venus en Suisse, où ils exercèrent honorable-
ment la profession qu'ils apprirent à leur fils.
Guillaume naquit à Berne, le jour même où
son père coulait dans le moule le gros bourdon
— 5io -
de la cathédrale qui pesait, dit-on, plus de 200
quintaux et qui demandait les efforts réunis de
huit hommes pour être mis en mouvement. On
dit que les parrains et marraines du bourdon
furent aussi ceux de l'enfant. Quand il fut en
âge, Guillaume se maria avec une française de
Morteau, et il transporta son industrie dans le
pays de sa femme, qu'il perdit lorsqu'elle
donna le jour à une jolie petite fille. Tout le
monde aimait la petite Marie, Tunique conso-
lation de son père.
Elle avait sept ans lorsque son père fondait
la cloche de la paroisse de Morteau.
Tout était prêt. Le père avait mis tout son
art et ses soins à confectionner le moule sou-
terrain. Il ne restait plus qu'à y faire arriver le
métal en fusion. La petite était curieuse et
voulait voir l'opération. Guillaume lui défend
de toucher à certain appareil du fourneau, et
s'éloigne un instant pour appeler différentes
personnes désireuses d'assister à l'exécution
de son chef-d'œuvre.
Mais pendant ce temps, Marie, désobéissant
à son père, approcha un bâton de l'appareil,
l'ouvrit et le métal en fusion coula dans le
moule. Elle poussa un cri d'effroi. Guillaume
accourt et, voyant le bronze couler, porte dans
sa colère un coup si violent à sa fille qu'elle
tombe morte. Le malheur était consommé. Il
— 5" —
n'est pas possible de décrire le désespoir du
malheureux père.
Disons cependant qu'après que le métal fut
refroidi, quand on voulut le dégager du moule
de terre, au lieu d'un objet informe que Guil-
laume pensait rencontrer, il trouva une cloche
admirablement faite, sans le moindre défaut.
Et la première fois que cette cloche dut sonner,
ce fut, hélas ! pour annoncer l'enterrement de
la fille du fondeur.
On se rappela les paroles de la Bribranbran,
et la mauvaise réputation de cette femme s'en
augmenta. Un jeune homme, cependant, fut
tenté par sa fortune et n'eut pas honte de
l'épouser, quoi qu'elle fût extrêmement vieille.
Comme elle mourut fort peu de temps après
ce ridicule mariage, un chansonnier du pays
composa sur la Bribranbran des couplets qui
sont venus jusqu'à nous et que l'on chante
encore aujourd'hui dans la région de Morteau.
Voici la chanson de la Bribranbran ou de la
Vieille de Morteau
A Morteau i a-t-une vieille,
Qu'a passé quatre-vingts ans
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Qu'a passé quatre-vingts ans
La Bribranbran !
- 5*2 —
Jean Droguet qui la courtise,
Crut qu'elle n'avait pas vingt ans
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Crut qu'elle n'avait pas vingt ans
La Bribranbran !
Jean Droguet, si tu m'épouses,
Tu seras riche marchand
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Tu seras riche marchand
La Bribranbran!
Tu auras quatre-vingts vaches,
Et autant d'argent vaillant
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Et autant d'argent vaillant
La Bribranbran !
Il lui regarda dans la bouche :
Il n'y trouva que deux dents
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Il n'y trouva que deux dents
La Bribranbran!
L'une faisait crique, craque,
L'autre en faisait tout autant
La Bribranbran, Branbran la vieille,
L'autre en faisait tout autant
La Bribranbran !
Il lui regarda dans l'oreille :
La mousse poussait dedans
La Bribranbran, Branbran la vieille,
La mousse poussait dedans
La Bribranbran!
- 513 -
Le mardi se fit la noce,
Le mercredi l'enterrement
La Bribranbran, Branbran la vieille,
Le mercredi l'enterrement
La Bribranbran!
33
Chez Bonaparte
(Canton de Morteau)
OM que porte bien singulièrement une
masure française, mélancoliquement
assise au bord de la rivière. Les expli-
cations ne manquent pas. Les uns
prétendent qu'après 1815, les patriotes de la
Chaux -de -Fonds, alors très bonapartistes,
s'obstinaient à appeler la terre de France
Empire de Bonaparte, et que l'appellation
demeura en dépit du temps et de son cours
changeant. D'autres disent que, par antithèse,
on donna sous Napoléon Ier ce titre qui fait
rêver des Tuileries et de Saint-Cloud, à la
plus humble des bicoques. La cabane reste
debout dans le val riant et ignoré; sa façade
de bois roussi se reflète dans le courant lim-
pide, tandis que la foudre et les flammes ont
dévoré les palais.
34
La Roche du Moine
(Canton de Morteau)
u milieu des bois qui, de plusieurs côtés,
environnent la ville de Morteau, on
aperçoit, debout sur un banc de pierre,
un monolithe qui représente l'exacte
image d'un moine, le capuchon sur le front,
les mains jointes sous le manteau. On raconte
qu'au temps où le peuple de ce canton commen-
çait à se relâcher de sa première ferveur,
et à s'écarter des pieux enseignements du
prieuré (i), un moine, qui s'était retiré dans ce
bois solitaire, pleurant et gémissant sur ces
indices d'irréligion, pria le ciel de donner à
ceux auxquels il avait dévoué sa vie, et qui
déjà étaient ingrats, un signe durable pour leur
rappeler à qui ils devaient leur première ins-
truction et les éléments de leur prospérité. A
la place même où le moine avait fait cette
prière, on vit apparaître cette statue de pierre,
qu'une main invisible semblait élever comme
(i) Morteau doit son origine à un prieuré de Tordre
de Cluny, qui y fut fondé au XIe siècle par les sires de
Montfaucon.
- 5i5 ™
un monument impérissable à la mémoire des
pieux architectes du cloître, des missionnaires
de la foi et de la civilisation dans cette âpre
contrée.
35
Notre-Dame de Bonnevaux
(Canton de Mouthe)
uprès du village de Bonnevaux, un
jour, un colossal quartier de rocher
détaché de sa base, roula du haut de
la montagne et se précipita comme
uneavalanche vers la vallée. Un laboureur
était en ce moment assoupi avec un jeune
enfant au bord de la route. Ni l'un ni l'autre
n'entendit le bruit effroyable que produisit là
chute de cette masse de pierre, et le roc, lancé
comme la foudre, s'arrêta miraculeusement
auprès d'eux. Pour conserver le souvenir de
cet événement, on a placé dans ce rocher une
statue de la Vierge. Les gens du pays la mon-
trent avec respect aux étrangers en leur racon-
tant cette légende.
36
La Fée aux pieds d'Oie
(Canton de Mouthé)
N jeune forgeron nommé Donat, garçon
de bonne mine, osa se présenter un jour
dans la Ba u m e-aux-Fées de Vallorbe.
Une des fées ne prit pas trop mal sa
témérité ; car, éprise pour lui d'une vive pas-
sion, elle lui promit de l'accepter pour époux,
et de lui faire partager ses trésors. Elle ne
mettait qu'une condition, c'est qu'il ne la
verrait que lorsqu'elle jugerait convenable de
se montrer, et qu'il ne la suivrait jamais dans
aucune partie de la caverne que dans celle où
ils se trouvaient au moment de cet entretien.
L'heureux garçon souscrivit sans peine aux
engagements qu'exigeait de lui cette char-
mante protectrice.
Tout alla bien pendant une quinzaine. La
fée avait donné à son amant deux bourses :
chaque soir elle mettait dans la première une
perle et dans la seconde une pièce d'or.
Cette union ne pouvait durer. Donat, mal-
gré le serment qu'il avait fait, brûlait de pé-
nétrer le mystère dont s'environnait sa mai-
- 5*7 —
tresse. Le seizième jour, après avoir pris en-
semble, comme à l'ordinaire, à midi, un ex-
cellent repas, la fée entre dans un cabinet voi-
sin pour y faire sa sieste. Sitôt que l'impatient
Donat la croit endormie, il entr'ouve douce-
ment la porte., La belle sommeillait sur un lit
de repos. Sa longue robe était un peu relevée,.
''L'indiscret ! Que voit-il ? A sa grande sur-
prise, il voit que la fée a les pieds faits -comme
:ceux d'une oie !... En ce moment de déconve-
nue une petite chienne, cachée sous le lit, se
:met à japper. La dame se réveille. Elle aper-
çoit le curieux, qui cherche en vain à se déro-
ber à sa vue ; lui adresse les plus vifs repro-
ches ; le chasse de la grotte, et le menace des
•plus terribles châtiments, si jamais il révèle ce
:qu'il a vu. s
^ De retour à la forge, Donat,. malgré là
'leçon qu'il vient de recevoir, raconte son
aventure à ses camarades. 5
Ceux-ci le traitent d'imposteur. Pour prouL
~ver qu'il dit vrai, il ouvre ses deux bourses-.
Quel est son ébahissement ! Dans celle qui
devait renfermer des pièces d'or? Donat nè
trouve que des feuilles de saule ; dans cellè
où la fée avait mis des perles, il ne trouvé
-plus que des baies de génévrier ! Donat confus
abandonna le pays le jour même. On dît
c|ue les: fées disparurent vers le même temps-
33
- 5*8 -
37 t
Le Luton de Chanvans
(Canton de Mouthe)
^ L y a encore des follets ou lutons dans
^y$J les fermes de Chanvans, près de Mou-
the et sur le sommet du Rizou. Ce sont
eux qui ont enseigné l'art de fabriquer
ces bons fromages de crème, que nulle part
on ne fait aussi savoureux ; leurs soins affec-
tueux font toujours prospérer la ferme où ils
se sont établis : ils en sont les bons génies.
Ces petits êtres habitent les endroits retirés,
des antres, des trous de rochers, des fermes
isolées. Ils paraissent à l'Ascension. Dès que
la neige est tombée, ils s'échappent et se ca-
chent dans leurs retraites, avec des provisions
choisies, qu'ils ont su dérober. Ils aiment le
fromage, la crème, le lait. La bonne ména-
gère leur donne toujours la première part,
car ils sont fort serviables. Ils battent en
grange toutes les nuits, ramassent des fagots
de bois, fauchent les prés quand tout le monde
dort, aident à tous les travaux de la campa-
gne. On les voit le soir danser au clair de la
lune ; mais il faut les respecter, car ils sont
— 519 -
très espiègles. Surtout il faut bien se garder
de leur faire des malices, comme ce paysan
qui chauffa le roc où un de ces nains aimait
à s'asseoir, et comme cet autre villageois qui
scia la branche d'arbre où venait percher un
luton. A partir de ce moment, les vaches de
ces deux hommes ne donnèrent plus de lait ;
leurs champs ne donnèrent plus de moissons*
38
Légende de Mouthe
(Canton de Mouthe)
'était une croyance universelle au
moyen-âge que la fin du monde devait
arriver vers l'an iooo. Les hommes at-
tendaient avec effroi le jugement der-
nier que semblaient annoncer les effroyables
calamités qui précédèrent et suivirent cette
date fatale. Sur les soixante-treize années qui
s'écoulèrent de 987 à 1059, ^ y en eut qua-
rante-huit de famines et de pestes. Ce fut vers
l'an 1077 que saint Simon de Crépy descen-
dant de Charlemagne, quitta la cotte d'armes
pour prendre le cilice et se retira pour apaiser
la colère céleste par les plus grandes austéri-
tés dans les solitudes du Jura. Il établit sa
— 520 —
retraite non loin de la source du Doubs. Là y
la hache à la main, il se fit au milieu d'une»
épaisse forêt de sapins, qui s'étendait depuis
les Rousses jusqu'aux rochers du Mont d'or,
vme place au soleil et un rustique abri, où il
vécut de fruits sauvages et de légumes. Suivi
bientôt de quelques disciples, il défricha cette
contrée et y fonda un prieuré sous le nom de
Muttua ou Motta, qui veut dire Maison dans
les bois. Telle est l'origine de Mouthe, vil-
lage important au XVIe siècle, suivant ce pas-
sage de Gilbert Cousin : « Mota est instar
Oppidi p'âgiis, Dubii fluminis quem le-
niter prœteriens interfluit. » Le village de
Mouthe ressemble à une ville ; il est très re-
marquable en raison de la source du Doubs,
rivière qui le baigne à son passage.
39
La bonne Dame blanche
TRADITION II I STORIQUE
. (Canton de Mouthe)
UGUES de Châlpn avait épousé Blanche
s de Genève. Cette charitable; princesse
appelée -dans nos montagnes la bonne
Dame blancJre^ touchée de; compas-
— 521 —
sion de voir les femmes de sa terre réduites
au pain d'orge et d'avoine pendant leurs cou-
ches, fit à l'abbaye de sainte Marie une fonda-
tion en vertu de laquelle les révérends de-
vaient livrer à chaque femme gisante du vil-
lage de f Abergement et de Remorey, pour
les aider pendant leur g'ésine, le nombre de
michottes de froment du poids d'une livre*
40
L'Epileptique de Boujailles
(Canton de Levier)
^^harles-le-Chauve ayant envoyé à
Ifls* Rome en 864, des messagers chargés
Ih^/j de rapporter les reliques de saint
Urbain et de saint Tiburce, ils passè-
rent en revenant par Pontarlier et Boujailles.
Un habitant de ce village, sujet dès son en-
fance à de fréquentes attaques d'épilepsie,
.recouvra entièrement la santé, en touchant le
cercueil renfermant ces reliques.
4i
L'Aveugle de Frasnes
(Canton de Levier)
|n raconte à Frasnes qu'un particulier de
cette commune ayant osé, pendant la
révolution, crever avec la pointe de son
y sabre les yeux d'une image de la Vierge,
vénérée dans ce pays, ne tarda pas à perdre
lui-même l'usage de ses yeux et à se voir con-
damné à une longue cécité.
42
La Marâtre de Chalamon
(Canton de Levier)
Y^l|]p)ux con^ns sud-ouest de Tarrondisse-
i^ilh ment de Pontarlier, au-dessus de l'art-
' - ^ cienne voie romaine qui, de cette ville,
conduisait à Salins, on voit les restes
de la tour de Chalamon.
Aloïse d'Usie épousa Roger de Chalamon;
ils eurent sept enfants et Aloïse mourut.
Roger de Chalamon se remaria. La nouvelle
- 5^3 ™
châtelaine fut une marâtre sans pitié pour les
pauvres enfants d' Aloïse. Du fond de sa tombe,
celle-ci entendit les gémissements de ces in-
fortunés. Elle pria Dieu de permettre qu'elle
les revit. Dieu, touché de sa prière, lui accorda
cette grâce. Aloïse sortit de son tombeau et
revint au château de Chalamon. On y tenait
fête; mais les pauvres enfants d'Aloïse y gé^-
missaient dans la solitude et l'abandon. Après
les avoir reconnus, consolés et bercés tendre-
ment sur ses genoux, elle manda Roger de
Chalamon qui parut, suivi de la femme étran-
gère : « Je t'ai laissé, lui dit-elle, les fruits de
nos amours et devant toi leur marâtre les mal-
traite. Je te les ai laissés dans de moëlleuses
couchettes et je les retrouve étendus sur la
paille, mourants de froid et de faim. Tremble,
Roger, que Dieu ne te punisse. Souviens-toi
de la visite que je te fais. S'il faut encore que
je revienne, je reviendrai ; mais alors, malheur
à toi! » Cette apparition changea les senti-
ments de Roger et de sa nouvelle épouse, et
les enfants d'Aloïse n'eurent plus à souffrir
des cruautés de leur marâtre.
43
Le Château de Sombacour
(Canton de Levier)
Sombacour, on aperçoit encore sur une
montagne élevée les débris d'un an-
tique château, qui a appartenu à l'il-
lustre maison de Joux. On présume
qu'il fut construit dans le XIe siècle pour pro-
téger les habitants qui viendraient s'établir
a Fentour. Les débris épars sur le terrain té-
moignent que son étendue était considérable,
et qu'il était susceptible d'une longue défense.;
Il aura sans doute été détruit en même temps
que celui de Goux, durant les guerres du
comté de Bourgogne sous Louis XL
. Une vieille tradition populaire qui se re-
trouve dans plusieurs autres localités de notre
province, rapporte qu'un trésor immense est
caché dans les souterrains de ce château et
qu'un esprit infernal en est le gardien.
44
La Légende de Sept Fontaines
(Canton de Levier)
utrefois, le village de Sept Fontainest
bâti en amphithéâtre sur la pente du
mont Maillot, a été ainsi nommé à cause
des sept sources qui s'étageaient les
unes au-dessous des autres le long de Tunique
rue du village et faisaient l'orgueil des habi-
tants par l'abondance et la pureté de leurs
eaux.
Une légende rapporte qu'un saint, les uns
disent saint Nicolas, patron de la paroisse, les
autres disent saint Claude passant par là, sous
le costume d'un pauvre pèlerin, ayant été sept
fois éconduit de sept maisons différentes,
comme il demandait humblement qu'on lui fit
l'aumône d'un verre d'eau, les sept fontaines
tarirent dans la même journée, les unes après
les autres, et, bien que ce village soit aujour-
d'hui privé d'eau, il a conservé, comme par
dérision, ou en punition de l'inhospitalité de
ses habitants, le nom de Sept Fontaines.
TABLE
Pages
Traditions populaires de la Franche-Comté, aperçu
général I
Arrondissement de Besançon 5
1 L'Esprit de Crimont (canton d'Amancey) 5
2 La Fontaine de Gai. id. 7
3 La Lutin ière et le Tambourin. . id. 8
4 Le Moine de Cléron id. 10
5 Le Château de Cléron et le Clai-
ron de Charlemagne id. 11
6 Légende du Château de Dame-
Jeanne id% 15
7 Le Manteau de St Christophe.. id. 16
8 Légende du sire de Cademène. id. 18
9 Le Pont du Diable id. 18
10 La Grotte des Vaux et l'Esprit
de la Côte d'Oye , id. 20
11 Légende des Trois-Rois (canton d'Audeux) 21 1
12 Les Haricots du St-Sacrement. id. 24
13 La Flûte accusatrice id. 2£i
14 Légende de Ruffey id. 27
35 Légende des saints Ferréol et
Ferjeux (canton de Besançon) 29
36 La Mauve miraculeuse id. 31
17 Légende de Sainte Colombe id. 32
18 Légende de Saint Antide id. 34
19 Légende de N.-D. des Buis. .. . id. 38
20 La Comète du siie d'Argué!.. . . id.. 40
- 528 -
Pages
21 Légende du Trou au Loup (Besançon) 44
22 Ugald de Montfaucon id. 46
23 Thierry l'excommunié 1 id. 48
24 Légende de Saint Lin ■ id. 50
25 Le Bras de Saint Etienne id. 51
26 Légende de Saint Gallemant. . . id. 52
27 N.-D. des Jacobins id. 56
28 La Chapelle de Saint-Fort id. 57
29 Légende de Jacquémard id. 58
30 Légende de Barbisier id. 60
31 Légende de la Place Labourey. id. 62'
32 La Combe de THomme-Mort. . . id. 63
33 Le Père Césaire et la Légende
du Saint Patron id. 68
34 Légende de Rosemont id. 72
35 Le Bout du Monde id. 76
36 Attila devant Besançon id. 78
37 La Fiancée d'Arguel id. 80
38 La Fille du Prince id. 87
39 Les bonnes Fées de la Roche de
Palente ., id. 89
40 Légende du Lycée de Besançon id. 91
41 Jean de Watteville id. 96
42 Légende de l'Evêque Félix id. 98
43 Le Magnétiseur de l'Hôpital
Saint-Jacques id. 100
44 Origine, merveilleuse des Porce-
lets id. 102
45 La Grâce du Condamné id. 103
46 Le Beni Saint-Suaire id. 104
47 Les Balles de cire id. 106
48 Le Père Joignerey id. ^ 107
49 Le Devin de Bois-Murie id. 40&
50 L'Herbe, a la recule. . . id. 109
51 Le Bon-Dieu de Bpis id. 110
— 529 —
; ■ ■ Pages
52, La .Messe . du Revenant (Besançon) 113
53. La Maie-Combe id. . 115
54 Tradition delà Ville d'or (canton de Boussière) 116
55 La Combe aux Morts id. 117
56 La Ville d'Ambre. ... . id. 118
57 La Dame- Verte deThise (canton de Marchaux) 11,9
58 Le Géant de Châtillon-le-Duc. . id. 122
59 Le Châtelard id. 123
60 La Messe- des Anges. .. . (canton d'Ornans) 123
61 Légende du Puits de la Brème . id. 126
62 Le Chasseur nocturne de Scey-
en-Varais id. 128
63 Raald de Scey, ou le Verrat du
Varais id. 129
64 Légende de la tête de rnort. ... id. 129
65 La Fenêtre du, Mpine, à Mou-
thier f , id. 131
66 Le Collier de Perles. . id. 134
67 Tradition de Mpn,tgesoie id. 137
68 Légende de Mouthier . .. id. 138
69 L'Ecuyer d'Enfer id. 139
70 Le Puits de Cl)âteau-Vieux id. . 148
71 La Fête, populaire de Château-
Vieux,. id. 150;
72 Le Moine de Mouthier id. 151;
73 . La Vouiyre de Mouthier-Haute- ;
Pierre.* id. 152;
74;. Légende. :de Saint GengpuL , . . . id. 153;
75 Le Puits de la Belle-Louise (canton de Quingey) 155;
76 La glorieuse postérité de Guil-
Iaume4e-Grand,-3Q comte de ■
Franche-Comté . . . .> . . . . id. 1 57-
77- Le Prieuré de Saint-Renobert: . id. 160
^8 ; Le Tombeau de Barbe de Semur id. 162.
7^- Histoire -dè l'Amant* noyé . . id. - 163;,
— 53° —
Pages
Arrondissement de Baume-les-Dames 167
1 Légende de Saint Germain (canton de Baume) 167
2 Légende de Gontran, roi de
Bourgogne et du comte Gar-
nier, son favori id. 16,9
3 Légende de Sainte Odille id. 170
4 Légende de Sainte Acombe... . id. 172
5 Les Nonnes et le Basilic id. 174
6 Légende de Saint Emenfroi id. 178
7 Légende de Saint Vandelin id. 179
8 Le Grand Crucifix id. 180
9 N.-D. de Cusance id. 182
io Histoire de Jean Dolet id. 183
ïi La Fontaine de l'Ermite id. 186
12 N.-D. de Ranguevelle id. 189
13 La Fête de Buin id. 190
14 Le Trou de la Bouvière. id. 194
15 Les Champs de la Croix. id. 199
16 La Fontaine des Malades id. 200
17 Le Chêne-Marié id. 201
18 Le Fauteuil de Gargantua id. 203
19 Le Saut de Gamache id. 2Q41
20 Les Corneilles du Quin id. 206';
21 La Grotte de la Fâchée id. 207
22 Les Brûlés de Villers-le-Sec. . . id. 209'
23 Le Bois Rodolphe id. 211
24 Le Château de Silley id. 214
25 Vénéla id. 217
26 Jean de Cusance et la Dame de
Belvoir.. id. 219
27 Le Manoir de Côte-Brune id. 22b*
28 Les Craquelins id. 229
29 L'Ermite de Châtard id. 232
30 Les Gueux de Bretigney id. 23$
31 Le Porteur de bannière id. 236
Pages
Jfc Le Bai dans l'Eglise (Baume) 237
33 Le Chasseur de Lomont id. 24$
34 Le Nid d'hirondelles id. 24të
35 La Prophétie d'un Bœuf. id. M7
Légende de la Vigne. id. 24$
jgj Le Bréviaire du Diable id. 25i
3$ Le Revers au Diable, à Lomont. id. 253
39 Le Grand Crucifix, àHyèvre... id. 255
<f© La Boudeuse id. 25T
4î La Demoiselle d'Or id. 25$
42 Le Vieux Crucifix de Vaudrivil-
lers id. 270
43 Légende de Gaston de la Roche. id. 272
44 Notre-Dame des Fleurs id. 274
44 bis N.-D. de la Grange-Ravey. . . id. 27$
45 Le Songe de Sainte Brigitte id. 282
4§ Légende du château de Mont-
fort (canton de Clerval) 28$
47 Le Serpent de la femme de St-
George id. 280
4$ L'Homme au Crapaud id. 287
La Grotte des Fées. . id. 290
«g© Légende de la Croix. id. 291
51 L'Ours de Crosey id. 291
Le Serpeet de Jean Ducrou. . . id. 296
53 Le Puits de Pougery id. 29?
«54 Simon de Poue-Fenau id. 300
$g Le F eloutot. id. 301)
La Chapelle de Sainte Anne à(
G. Crosey id. 307
Légende de TAbbaye des Trois-
Rois.*. (canton de risle-sur-le-D..) 30$
jgjB Les Carottiers de Soye. . -, id. 3t#
|g§ Légende de N,-D. de Consola- ,
tion i(canton de Pierrefontaine) 31$
— 532 —
Pages
60 Le Sire de Varambon. . . . (Pierrefontaine) 31 ë>
61 Relation du Frère Claude id. 317
62 Le Géant du Dessoubre id. 3 lit)
63 Le Sacrilège et le Châtiment. . . id. 320
64 La Roche Barschey- id. 325
65 Le Peu de Laviron. id. 323
66 La Roche du Prêtre et, la Cha-
pelle du Sire id. 323
67 La Fontaine de Saint Martin...- id. 320
:68 Le Château des Sarrasins id. 330
69 Les Grottes du Lançot et de
Maurepos id. 331
.70 La grotte de F Ermite, à Plaim-
bois id. 333
71 N.-D. des Neiges, àCubrial. (Rougemont) 340
.72 La Vouivre de Cubry id. 343
73 Le Mont du Ciel id. 345
"74 Le Père Eternel id. 347
75 Le Pont de la Vogeotte id. 34B
"76 Les Chênes bénits id. 350
77 Une gageure de Maçons id. 35-2
•78 Le Château delaRoche, àNans. id. 355
79 Les Dames des Prés id. 357
80 La Ruelle du Sabbat id. 35D
81 L'Eglise de Naon id. 362
82 L'Arbre des Sorciers. id. 364
•"83 La Fontaine de la -Carrosse. .. . id. 361)
84- Le Baron de Montby.. id. 366
85 Le Chêne du Diable id. 369
86 La Cloche d'argent ■ id. 373
87 Le Bois du Juif , id. 374
88 Le Moulin Saint-Martin - id. 375
89 Les Marquis de Lasnans ' id. ' - 37^
90 Le Feu de Servigney... id. 379
•91 Le Vin de Champôté et la Vigne -
Pages
381
92
La Statue miraculeuse de Ste
id.
385
93
La Quittance d'Outre-Tombe. .
id.
387
94
id.
388
95
Arrestation du faux Baudoin II
id.
391
96
Le vin changé en eau et l'eau
id.
397
97
N.-D. d'Aigremont. . (canton de Roulans)
401;
98
Une grâce de Notre-Dame. . . ,
id.
409
99
m
100
La Dame-Verte du château de
id.
413
101
id.
414
102
id.
415
103
id.
418
Arrondissement de Montbéliard „ .
421
î
421
2
id.
422
3
L'Antiphonier de St Ursane. . . .
id.
424
4
id.
425
S
id.
426
7
id.
429
8
Le Monsieur des Murgers, à
430
9
Tradition historique sur les gens
id.
431
10
L'Aventure de Pibbrac, à Exin-
id.
433
11
id.
434
12
La Principauté de Mandeure . . .
id.
435
13
id.
437
14
(Blamont)
438
*5
Le Sylve du Vaux de Roche. . .
id.
440
i 6
Une pratique superstitieuse à
Pierrefon- -
Pages
(Blamont)
441
17
La Chambre des Fées, source
id.
442
18
Légende de Ste- Claudine. . (St-Hippolyte)
444
19
id.
Mti
20
Le Château d'Evelion
id.
" M7
21
id.
MS
22
id.
449
23
Légende - de St-Christophe
id.
mo
24
La Monnaie de Montjoie
id.
im
25
Le Champ du Mauvais Conseil.
id.
453
26
La Dame-Verte de Clémont. . . .
id.
m
27
(Maîche)
4sr
28'
La Grotte de Mamabey
id.
457
29.
La Sirène du Doubs . . . . (Pont-de-Roïde)
458;;
30
Le Temple de Diane, à Laval. .
(Russey)
460;
461
1
Légende de Ste Colombe. . . . (Pontarlier)
461 "
2
Légende de Damvauthier et du
Val Sainte-Marie .
id.
46&
3:
id.
46$
4
id.
466
5
id.
467
6.
Loïse de . Joux et , Thiébaud de
id.
4691
7--
La Jument du Sire de Joux.. . . .
id.
470
8
id.
472'
9
. id.
47$
10
id.
475-
11
Charles le Téméraire et le Fan-
tôme du guerrier de Morat. . .
id.
476:
12
id.
478:
id..
479;
14
id.
482;
15
id.
483::
-, 535 —
i6
489
i7
Légende de Saint Gorgon
id.
486
18
La Louve et la Chèvre sorcière.
1A
lu.
488
19
Les Grottes de la ville du Pont.
\A
la.
490
20
(îviorteau;
491
21
ÎA
ia.
494
22
ÎA
la.
495
23
Lu<x v_ji ullc un iui u.c xiiisse. . . •
lu.
497
24
La Ronde des Esprits sur les
bassins du Saut du Doubs. . .
1A
lu.
498
25
ÎA
la.
499
26
LaX3rotte du Trésor ou la Bau-
iA
îa.
SOI
27
îA
lu.
502
28
ÎA
ia.
503
29
ia.
505
30
jr onuctLion uc 1 cgiisc ue j? onic-
ia.
506
3i
I *i 1 A 4- ^ A t\ loin C ri Ittiîi
1U.
507
32
1A
lu.
509
33
1U.
513
34
1U.
514
35
Notre-Dame de Bonnevaux. . . .
(^îvioutne/
515
36
iA
la-
516
37
id
1U.
518
38
id.
519
39
id.
520
40
L'Epileptique de Boujailles
(Levier)
521
4i
id.
522
42
id.
522
43
id.
524
44
La Légende de Sept Fontaines.
id.
525
527
Bernay, imp, Miaulle-Duval